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25 avril 2022
Biologie synthétique : solution ou mirage dangereux ?
Produits animaux, ressources naturelles et climat
Les habitués de lafaimexpliquee.org ont eu l’occasion de constater combien la production d’aliments d’origine animale (notamment celle industrielle et intensive) était gourmande en ressources naturelles et avait un impact délétère sur le climat [voir notamment ici, ici ou ici] et le bien-être animal [lire]. De même, les technologies utilisées et la consommation, surtout excessive, de produits alimentaires peuvent avoir des conséquences néfastes sur la santé [lire ici et ici].
Les solutions à ces problèmes invoquées le plus souvent consistent à réduire la consommation de produits animaux et à la limiter à des produits issus d’un élevage compatible avec la préservation du climat et de l’environnement. Elles sont souvent mises en avant par les associations de la société civile.
Depuis peu, cependant, l’industrie s’est intéressée à cette question et elle propose désormais une nouvelle « solution ».
La biologie synthétique et ses promesses mirobolantes
Le développement de la biologie synthétique a abouti à la fermentation de précision par laquelle on programme des microorganismes pour la production de molécules organiques complexes, y compris de facteurs de croissance nécessaires à l’agriculture cellulaire permettant la production de produits animaux à partir de cellules plutôt que d’animaux. C’est ce que certains appellent « l’Alimentation-comme-Logiciel » (Food-as-Software).
En moins de 20 ans, le coût de production d’une molécule par fermentation de précision est tombé d’un million de dollars par kilogramme en 2000, à environ 100 dollars par kilogramme en 2019, et les partisans de cette forme de production affirment que la fermentation de précision est à peu près 10 fois plus efficace qu’une vache pour convertir des produits végétaux en produits animaux (10 fois moins d’eau, 5 fois moins d’énergie et 100 fois moins de terre) [lire en anglais].
Selon le centre de réflexion Rethinkx, basé à San Francisco, le monde serait à la veille d’une révolution qui secouera sérieusement le secteur de l’élevage et aura des implications considérables sur la société dans son ensemble. Rethinkx prévoit une réduction de 80 % du coût de production des protéines d’ici 2030 et de 90 % d’ici 2035, et affirme que « les produits alimentaires du futur seront de meilleure qualité et moitié moins chers à produire que les produits animaux qu’ils remplaceront ». Il envisage que, dans l’avenir, les nouvelles molécules créées par les scientifiques seraient stockées dans des bases de données que des « ingénieurs alimentaires » pourraient télécharger et utiliser pour inventer de nouveaux produits, à la manière d’un programmateur développant une application [lire en anglais].
Les conséquences d’une telle révolution comprendraient entre autres, selon les spécialistes de Rethinkx, une chute vertigineuse des prix des produits animaux, un budget alimentaire réduit pour les ménages, une alimentation de meilleure qualité, une diminution du prix de la terre, une augmentation de la reforestation, des économies d’énergie, une baisse des émissions de GES, et la création d’emplois industriels. Bref, tout ce qu’il faut pour créer un monde meilleur !
En France, Agriculture Cellulaire France - une association soutenue notamment par FoodTech, un réseau regroupant startups, entreprises et acteurs publics - assure la promotion de cette nouvelle agriculture dans l’objectif déclaré de contribuer « à la résolution des problèmes associés à l’élevage industriel » et d’aider au développement de « produits d’origine animale avec un impact moindre sur l’environnement, notre santé et les animaux ».
Le revers de la médaille (ou du médaillon)
Le dernier rapport de l’IPES-Food (La politique des protéines) jette une douche froide sur les espoirs suscités par les tenants de la biologie synthétique appliquée à l’alimentation, en commençant par noter que ce sont précisément ceux qui sont les principaux responsables de la non-durabilité de nos systèmes alimentaires (grands groupes industriels et marchands), qui sont les premiers promoteurs de cette nouvelle activité.
Le rapport précise également que la solution avancée par les partisans de l’agriculture cellulaire est une réponse à de fausses questions et il décrypte le discours de ses lobbyistes en soulignant les faux problèmes qu’il soulève et les biais qui le marquent. Il affirme en particulier que les arguments que font valoir les apôtres de ces nouvelles technologies négligent souvent des enjeux majeurs et la complexité de la question alimentaire.
Citons ici quelques-uns des points mentionnés par le rapport :
1.Une importance excessive accordée aux protéines, alors que l’on sait que les protéines ne sont qu’un parmi les nutriments dont les personnes sous-alimentées manquent, et que l’on peut trouver toutes les protéines nécessaires à une alimentation saine dans les produits végétaux.
2.Une vision de la durabilité réduite aux GES et au climat, alors qu’elle devrait englober l’ensemble des ressources naturelles, la biodiversité, la pollution de l’eau et la dégradation des sols, notamment.
3.Un manque de considération de la diversité : celle des modes de production de l’alimentation, de leurs fonctions sociales et économiques, et celle des situations dans différentes régions du monde.
4.Une absence de vision globale des systèmes alimentaires (l’histoire et les inerties qu’elle crée par rapport au changement, la dynamique de pouvoir et autres complexités).
La publication d’IPES-Food voit très clairement qui se trouve derrière la volonté de développer les « protéines alternatives ». Il s’agit des industriels, de certaines organisations végétariennes ou végétaliennes, de groupes de protection des animaux, d’investisseurs (notamment des transformateurs de viande), d’influenceurs et de certains médias spécialisés.
L’argument principal qu’ils utilisent est celui de l’impact négatif des aliments d’origine animale sur l’environnement, la santé et le bien-être des animaux. La solution proposée est le remplacement partiel ou complet des aliments d’origine animale par des substituts d’origine végétale et de la viande de synthèse par fermentation industrielle.
Ceci faisant, le discours néglige complètement le fait que l’élevage est le travail et le moyen de subsistance d’un grand nombre de producteurs et que la substitution des produits de l’élevage modifierait fondamentalement les relations de pouvoirs et aurait un impact considérable sur l’ensemble du système alimentaire mondial, dont la nature et les conséquences n’ont pas été évaluées quantitativement et qualitativement. En outre, il néglige les solutions systémiques dont certaines ont déjà été évoquées sur lafaimexpliquee.org [lire notamment ici et ici].
En effet, les protéines alternatives font partie d’une panoplie de solutions (comme par exemple la révolution numérique [lire]) qui sont fondées sur l’idée erronée que les problèmes de l’alimentation mondiale pourraient être réglés facilement par la science et la technique.
Cette approche technico-économique, promue par des entreprises privées qui y voient une source potentielle de profits énormes, fait l’impasse totale sur la dimension humaine et systémique de l’alimentation mondiale, qui leur paraît, sans doute, une complexité inutile et dérangeante freinant le changement dont elles rêvent.
Les auteurs du rapport de l’IPES-Food estiment que si ces solutions étaient appliquées sur une grande échelle, elles aggraveraient très certainement les problèmes du système alimentaire industriel (dépendance de l’énergie fossile, monoculture, pollution, mauvaises conditions de travail, régimes alimentaires malsains et contrôle exercés par les grandes entreprises de l’agroalimentaire).
À la veille du Sommet sur les systèmes alimentaires, on pouvait craindre un instant que l’approche techniciste ne l’emporte à l’avenir. L’échec de la tentative de prise de contrôle du système alimentaire et de sa gouvernance par les grandes entreprises privées, en 2021 [lire], préserve l’espoir de voir des solutions holistiques mises en œuvre qui tiennent en compte de la consommation autant que de la production, des producteurs autant que des consommateurs, et de toutes les dimensions de la durabilité, avant qu’il ne soit trop tard [lire ici, ici et ici].
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Pour en savoir davantage :
•IPES-Food, La politique des protéines - Décrypter les discours sur la viande, le poisson, les « protéines alternatives » et la durabilité - Résumé, 2022.
•Tubb, C. et Seba, T., 2030: The second domestication of plants and animals, the disruption of the cow, and the collapse of industrial livestock farming. Industrial BiotechnologyVol. 17, No. 2, 2021 (en anglais).
Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :
•Le climat change,... l’alimentation et l’agriculture aussi, 2021.
•Opinions : Repenser l’alimentation et l’agriculture – Nouvelles pistes une revue par Andrew MacMillan, 2021.
•Pour gérer durablement nos ressources en eau, nous devons modifier notre consommation alimentaire, 2019.
•Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018.
•Le bien-être animal : une cause qui progresse grâce à l’engagement de la société civile, 2018.
•Opinions : La menace catastrophique des antibiotiques dans notre alimentation par Jomo Kwame Sundaram et Tan Zhai Gen, 2017.
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Dernière actualisation : avril 2022