La révolution numérique

dans l’alimentation et l’agriculture

 
Télécharger en format pdf: Numerique.pdf




La révolution numérique dans l’alimentation et l’agriculture


Belles promesses, résultats mitigés et pari risqué



Il y a un peu plus de deux ans, lafaimexpliquee.org se demandait si le « Big Data » était en train de révolutionner notre système alimentaire à coup de concentration économique ou si, à grand renfort de réglementation et au prix d’une gouvernance mondiale rigoureuse, la numérisation de notre alimentation allait pouvoir nous entraîner vers un système alimentaire plus durable et plus juste. Le ton était alors plutôt pessimiste, le seul optimisme étant celui généré par l’espoir d’une mobilisation citoyenne [lire].


De belles promesses


Il est difficile, aujourd’hui, de mesurer l’importance réelle d’un phénomène qui pourtant promettait monts et merveilles, puisqu’à partir d’investissements gigantesques dans des infrastructures de stockage et d’analyse des données, le Big Data devait traiter une masse étourdissante d’informations dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture (conditions du sol, informations météorologiques, situation sanitaire des plantes et des animaux, technologies agricoles existantes, intrants agricoles disponibles, situation des marchés, besoins et préférences des consommateurs, etc.), en temps réel, en vue d’optimiser le fonctionnement des systèmes alimentaires à travers le monde de manière à produire de plus en plus de valeur économique tout en préservant notre environnement.




Ainsi, les prophètes du « Big Data » nous expliquaient que les différentes formes d’intelligence artificielle (y compris l’intelligence artificielle conversationnelle), l’apprentissage machine, l’analyse augmentée, l’agriculture de précision et les données synthétiques allaient permettre de prendre des décisions optimales dans l’instant et générer des dizaines de milliards de profits. Au cours des années, la communication s’est intensifiée sur ce sujet, afin d’accélérer l’adoption de ces nouvelles technologies. La numérisation était présentée comme une avancée capable de transformer profondément le secteur et d’en changer les règles de fonctionnement.


Le Forum économique mondial de Davos (FEM) - bien connu des lecteurs de lafaimexpliquee.org [lire], proche du milieu des affaires et convié à co-organiser avec les Nations Unies le Sommet sur les systèmes alimentaires cette année [lire] - et McKinsey (le grand cabinet international qui conseille plusieurs pays riches à l’occasion de la pandémie de COVID-19, dont la France [lire]), ont produit un rapport mettant en avant tous les avantages des dernières innovations technologiques (numérique, véhicules autonomes, robots, nanotechnologies, biotechnologie et génomique) constituant ce qu’ils appellent la IVe Révolution industrielle dans l’agriculture et l’alimentation. Ils prévoient que celle-ci permettra l’émergence de systèmes alimentaires inclusifs, durables, efficaces, « nourrissants » et sains… Cette révolution, selon eux, est déjà bien en marche, puisque 14 milliards de dollars avaient été investis avant 2018 dans 1000 start-up intéressées aux systèmes alimentaires..


Dans leur rapport (en anglais) qui date de 2018, le Forum économique mondial et McKinsey claironnent les avantages que l’on peut attendre d’une application du « Big Data » aux systèmes alimentaires d’ici 2030. Pour cela, ils considèrent plusieurs domaines d’utilisation possibles :


  1. La prestation de services numériques mobiles pour 275 à 350 millions d’unités de production agricoles (sur un total d’environ 570 millions d’unités au monde) ;

  2. Des systèmes d’assurance fondés sur le numérique proposés par les compagnies de technologie financière (fintech) s’affirmant capables d’offrir des solutions adaptées à des centaines de millions de producteurs ;

  3. L’utilisation de l’Internet des objets, faisant un recours généralisé aux senseurs, tels que les spectromètres proche infrarouge, pour la gestion des chaînes d’approvisionnement ;

  4. La traçabilité et la certification des biens par la technique de chaîne de bloc (« blockchain ») ; et,

  5. L’agriculture de précision [lire].


Le tableau ci-dessous présente les avantages prédits en termes d’augmentation des revenus et de la production agricole, de diminution des pertes de produits agricoles, de réduction des gaz à effet de serre (GES) émis par l’alimentation et l’agriculture et de l’utilisation agricole de l’eau.


Les avantages potentiels du « Big Data »

dans le domaine agricole et alimentaire à l’horizon 2030


Source: Forum économique mondial et McKinsey, 2018 (tableau compilé par l’auteur).

télécharger le tableau : Tableau_avantages.jpg


Les chiffres ci-dessus - dont la méthode d’estimation n’est pas précisée - restent, somme toute, relativement modestes si on les compare :


  1. À l’augmentation d’environ 50 % de la production de nourriture nécessaire d’ici 2050 pour faire face à la demande alimentaire mondiale, si les modes de consommations continuent d’évoluer comme dans le passé récent [lire en anglais] ;

  2. À la pénurie en eau qui guette une grande partie de l’humanité [lire] ;

  3. Et à l’obligation de réduire drastiquement (de l’ordre de 30 % sur la période 2020-2030) nos émissions de GES pour contenir le réchauffement climatique mondial à moins de 2 degrés [lire (en anglais)] ; et, plus généralement,

  4. Aux changements requis pour rendre nos systèmes plus durables.  


En Afrique, le Panel Malabo Montpellier, un groupe proche du Forum économique mondial et de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (International Food Policy Research Institute - IFPRI) s’est fait, lui aussi, le promoteur de la numérisation de l’agriculture en reprenant les arguments du FEM et de McKinsey.


Des résultats modestes et peu documentés


Face à ces gains relativement modestes attendus de la numérisation de l’agriculture et de l’alimentation, il n’y a que peu d’études pour juger de l’efficacité réelle de ces nouvelles technologies. Quelques publications anciennes signalent des résultats assez disparates :


  1. Un groupe de chercheurs travaillant essentiellement sur des cultures céréalières au Royaume-Uni a estimé, en 2009, des gains de l’agriculture de précision allant d’environ 10 dollars par hectare pour une ferme de 300 hectares à 27 dollars par hectare pour une ferme de 750 hectares [lire en anglais] ;

  2. En 2012, un chercheur a trouvé que l’agriculture de précision avait permis d’économiser sur une unité de production 2,4 % de semences, 2,2 % d’engrais et 10,4 de carburant et d’épargner 36 dollars par hectare de blé, en Allemagne [lire en anglais] ;

  3. En 2013, un groupe de chercheurs a dressé un état des lieux dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC) et de leur impact sur l’agriculture dans les pays pauvres. Ses conclusions étaient qu’en général ces technologies amélioreraient la performance des marchés agricoles, mais qu’elles n’avaient que peu d’effets sur les prix et les revenus, et que les résultats obtenus étaient très hétérogènes [lire en anglais].


En 2019, un rapport sur le numérique dans les pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique), préparé par Dalberg Advisors pour le compte du Centre technique pour la coopération agricole et rurale ACP-UE (CTA), remarquait que « malgré la croissance observée, le progrès vers [la numérisation pour l’agriculture] a quelque peu tardé à être utile aux petits producteurs responsables de 80 % de la production agricole en Afrique ». Il estimait cependant que plus de 33 millions de producteurs (environ 13 % du total), principalement des personnes jeunes travaillant dans des filières à forte valeur ajoutée, étaient concernés et que leur nombre était en croissance rapide1. Mais le rapport ne proposait pas de données crédibles sur les avantages que ces producteurs retiraient de la numérisation [lire].


On ne peut que s’étonner du peu d’information sur la performance de l’agriculture « numérisée », et l’absence presque totale des gains potentiels en dehors de la production primaire malgré, notamment, la multiplication des plateformes numériques de commercialisation développées en grande partie par des start-up.


Face à ces performances mitigées - et les promesses finalement modestes détaillées dans la première partie de cet article - on peut se demander pourquoi tant d’intérêt pour la numérisation de l’alimentation et de l’agriculture ? Sur quelle rationalité se fonde-t-elle ?


À y réfléchir de plus près, on peut imaginer deux fondements possibles :


  1. Le premier serait la volonté pour certaines entreprises de se positionner, grâce au numérique, dans un secteur stratégique qui a vu son importance grandir depuis la crise alimentaire de 2007-2008. À cet égard, un rapport de l’OCDE de 2019 souligne que les premiers entrant dans le numérique bénéficieront d’un avantage sur leurs concurrents et devraient consolider leur position sur le marché [lire]. Cette importance renouvelée s’est traduite d’une part par l’augmentation du prix des produits agricoles et de la terre, et de l’autre, par une financiarisation du secteur qui s’est manifestée sous la forme d’investissements spéculatifs dans les compagnies de l’agroalimentaire, dans les start-up ainsi que dans la terre, elle-même. Ce positionnement stratégique s’est renforcé au fur et à mesure de la prise de conscience des menaces potentielles pesant sur l’avenir de notre alimentation [lire].

  2. Le second, plus prosaïque, part du constat que, pour l’heure, l’essentiel du développement du numérique appliqué à l’agriculture semble s’effectuer sous l’impulsion d’entreprises de l’amont, notamment les géants des intrants agricoles tels que Bayer/Monsanto, DuPont, Dow, Bayer, BASF, Syngenta et ChemChina, mais aussi les fabricants d’équipements agricoles divers (John Deere, Yara, Naio Technologies) et les plateformes numériques de partage d’équipement, qui sont tous en train d’investir dans le numérique comme si cela leur permettait de fidéliser leurs clients et, si possible d’accroître leur clientèle en faisant miroiter des services basés sur le numérique plus efficients (conseil agricole, partage ou entretien du matériel), un peu comme les marques d’automobiles vantent désormais leurs outils numériques connectés ou leur service après-vente, plus que la performance des engins qu’elles fabriquent.


Ceci dit, il est important de considérer les risques que pourrait présenter le « Big Data ».


Les risques du « Big Data »


Généralement, quand on évoque les risques associés au « Big Data », les thèmes les plus fréquemment abordés sont ceux de l’exactitude des données brassées par les innovations numériques, la sécurité des données et le respect de la vie privée, la propriété des données, la diminution de l’emploi agricole à cause de l’augmentation du recours aux robots, l’hyperconcentration des entreprises et du pouvoir économique, et la nécessité de mettre en place un système de gouvernance approprié [lire en anglais].


Ainsi, on s’émeut du fait que le « Big Data » puisse souffrir du syndrome « mauvaises données, mauvaises décisions2 » et que par exemple des prévisions météorologiques changeantes [lire en anglais], ou des enregistrements par senseurs perturbés par les agissements d’animaux puissent entraîner des décisions erronées, avec des conséquences délétères sur la production et les revenus [lire en anglais].


Nombreux sont aussi les exemples où les entreprises et les États utilisent les données produites par les agents économiques (agriculteurs, commerçants, industriels) à leur profit, alors que, dans beaucoup de pays, la loi ne précise pas suffisamment qui est propriétaire et qui est autorisé à exploiter les données collectées et dans quel but, ce qui peut se solder par des abus, les plateformes numériques s’en servant pour faire de l’argent en les vendant ou en les analysant, sans en informer ou demander leur autorisation aux propriétaires légitimes et, bien sûr, sans partager ces profits avec eux.


Enfin, les grands mouvements de concentration observés dans le secteur agroalimentaire aboutissent à des formes de quasi-monopole qui permettent à certains opérateurs de ponctionner des rentes aux dépens des autres, notamment des agriculteurs et des consommateurs [lire]. Sur ce point, il est intéressant de voir que les apologistes du « Big Data » parlent constamment de ses avantages sans jamais entrer dans la discussion du partage des bénéfices éventuels de cette IVe Révolution industrielle ! On peut assurément préjuger qu’avec les mouvements de concentration, il est plus que très probable que les géants du numérique se trouvant en situation de quasi-monopole, ou du moins de cartels, s’arrangeront pour s’arroger la majeure partie des gains en en laissant, dans le meilleur des cas, que des miettes aux autres, contribuant par la même à davantage d’inégalités.


Parmi les risques rarement évoqués, il y a celui d’exclusion de certains producteurs des chaînes d’approvisionnement dominantes. Ils résultent de l’utilisation des données collectées par les entreprises sur la date de récolte d’un produit, la localisation et le propriétaire de la parcelle. Quand cette information est combinée avec celle portant sur la qualité du produit, il est possible de cibler des agriculteurs individuels, si leur produit est considéré de qualité inférieure, et de les exclure du marché. Cargill, une des quatre grandes multinationales de commercialisation de la nourriture, utilise ce type d’information. Ces mêmes données servent à la communication des entreprises pour expliquer, par exemple dans leur publicité, que leurs produits sont d’excellente qualité et qu’ils ne proviennent pas de terrains récemment gagnés sur la forêt. Des risques d’exclusion et des tendances disciplinaires se manifestent également dans le domaine des assurances numérisées [lire en anglais].


Une véritable révolution… et ses dangers


Tous ces risques déclarés sont bien réels. Mais il y a d’autres aspects qui ne sont que rarement mentionnés, mais qui s’apprêtent à transformer profondément l’alimentation et l’agriculture, et à en changer les règles de fonctionnement. En effet, avec la révolution numérique, le marché est en train de s’emparer de ce qui, jusqu’à présent, était généralement considéré comme un bien public et qui, de ce fait, lui échappait très largement, c’est-à-dire la connaissance. Cette révolution n’a que peu à voir avec la durabilité des systèmes alimentaires.


En effet, il est essentiel de comprendre que la relation entre le client et l’entreprise de « Big Data » est un échange marchand entre, d’un côté, des données et le montant de l’abonnement payé par le producteur à la société, et de l’autre, les informations et les conseils prodigués par la société au producteur. C’est donc bien des connaissances qui sont vendues par l’entreprise à son client, en échange d’informations et d’argent. En ce sens, certains ont pu affirmer que les données sont devenues l’un des biens les plus précieux générés par l’activité agricole au même titre, peut-être, que la nourriture [lire en anglais].


Quelles sont les implications de la nature de cette relation ?


Au cours de l’histoire, les humains ont continuellement cherché à étendre leur cerveau, d’abord en gravant des tablettes avec des cunéiformes, puis en couvrant de signes des parchemins dans le but de venir au secours de leur capacité de mémorisation. De nos jours, le professeur utilise le tableau et l’écran tandis que l’élève - mais aussi le travailleur - utilise encore des cahiers pour noter ce qui est important à ses yeux, lit des livres où sont consignés les connaissances accumulées par les autres et, de plus en plus, se réfère à Internet.


Un aspect fondamental lié au changement en cours est qu’alors que le livre s’achetait une bonne fois pour toutes, aujourd’hui l’accès à la connaissance - et aux services des entreprises du numérique - se loue, et il se tisse désormais une relation de dépendance entre le client et l’entreprise qui la fournit. Pour ceux qui trouveraient le mot fort, il suffit qu’ils se souviennent de leur réaction quand brusquement, un jour, leur téléphone ou leur accès Internet ne fonctionnait plus. C’est bien de dépendance qu’il s’agit. Ne sommes-nous pas presque tous devenus « accro » à la toile et aux réseaux sociaux ?




Les agriculteurs ont toujours été considérés - et se sont toujours considérés avec fierté - comme des travailleurs indépendants. Pourtant, avec le temps, ils se sont empêtrés dans plusieurs formes de subordination. Parfois, il s’agit d’une accoutumance économique aux subventions dont certains États les font bénéficier pour pouvoir maintenir bas le prix des produits alimentaires [lire], ou alors cela peut être un assujettissement financier et technique subi dans le cas de certains types d’agriculture intégrée ou contractuelle où les producteurs ne sont plus maîtres de la technologie qu’ils utilisent et où ils se retrouvent dans une situation assez semblable à celle d’un salarié, bien qu’ils aient eu à avancer le capital nécessaire à leur activité (par exemple dans le cas de la production industrielle de volailles ou de porcs) [lire notamment p. 138]. 


Avec le développement du numérique, les producteurs agricoles deviennent non seulement dépendants de la société pourvoyeuse de données et d’aide à la décision pour lesquels ils payent un abonnement (comme le font les consommateurs pour avoir accès à Internet ou à une plateforme en ligne de musique ou de cinéma, mais eux aussi fournissent des données sur leurs préférences qui peuvent être exploitées par les pourvoyeurs de services), mais ils renoncent également à une part de leur pouvoir de décision en faveur de l’entreprise de « Big Data » qui leur dit quand et comment ils devront effectuer telle ou telle opération agricole (semis, sarclage, traitements, récolte, etc.) et quand et à qui vendre leur produit pour en obtenir le meilleur prix.


Ainsi, peu à peu, les producteurs agricoles payent pour être dépossédés de leur autonomie de décision et, avec le temps, pour la déqualification que cela entraîne, une perte de compétences qui, au fil des ans, les rendra de plus en plus assujettis à l’entreprise qui pourra, le moment venu, augmenter le prix de l’abonnement et changer en sa faveur sa portion de la valeur ajoutée générée par l’unité de production.


Les neurosciences ont pu démontrer que la coexistence des ordinateurs et des humains a transformé quelque peu le mode de fonctionnement du cerveau de ces derniers [lire en anglais] qui ne trouvent plus nécessaire de garder en mémoire certains savoir-faire. (Qui aujourd’hui pose encore ses divisions sur une feuille de papier ? Qui se souvient même comment procéder ?). Eh bien, il est de même probable qu’avec le temps, les agriculteurs du futur, dépendants comme ils seront de l’entreprise numérique à laquelle ils sont abonnés, ne sauront plus comment choisir la date de semis et le meilleur moment pour pratiquer telle ou telle opération agricole. Ce qui est vrai individuellement le sera aussi collectivement, les savoirs locaux fondés sur des siècles d’expérience se perdant progressivement dans les brumes du passé et le nuage numérique du futur. Ne subsisteront plus alors que les compétences utiles pour faire un usage optimal des outils proposés par l’entreprise numérique.


Est-il seulement nécessaire de préciser les dangers d’une telle évolution et la vulnérabilité qu’elle entraînera ? La perte de maîtrise de leurs choix par les agriculteurs qui se verront dicter leurs actions par leur téléphone portable ou leur ordinateur, finira par leur faire ressentir la même aliénation que l’employé d’Amazon ou que Charlot dans « Les Temps modernes ». Pire encore, pleinement dépendants de l’entreprise numérique, ils seront condamnés à accepter de payer toujours plus cher des services qui leur seront plus indispensables, jusqu’au jour où, ne tenant plus, ils seront dans l’obligation d’abandonner leur terre au premier acquéreur pour partir tenter l’aventure ailleurs.


Et, mais ce n’est pas simplement là une conséquence individuelle, car elle est aussi collective, le moment pourrait survenir où pour une raison ou une autre, le service est soudain interrompu à cause d’une panne d’électricité, d’un rançongiciel ou d’une cyberattaque massive, voire d’un cyberconflit majeur, déréglant totalement la production de l’alimentation d’un pays ou d’une région entière. Cette vision pourra paraître excessivement dramatique à certains. Pourtant, la plupart des pays qui comptent se préparent à de tels événements [lire], car les fragilités du numérique ne sont plus un secret pour personne.


Voilà des risques que l’on ne discute pas suffisamment.


Conclusion provisoire


Si l’on place sur les deux plateaux d’une balance, d’un côté les potentiels gains du « Big Data » qui reposent sur peu de preuves incontestables, et de l’autre, tous les risques et dangers qui viennent d’être énumérés, que peut-on dire ?


À lafaimexpliquee.org, nous estimons qu’il serait irresponsable de dire : « Allez-y, lancez-vous dans le “Big Data”, sans autres formes de précaution ! ». Les risques sont si importants, comparés aux bénéfices espérés, que la prudence commande de prendre toutes les mesures nécessaires pour se prémunir du danger, quitte à renoncer à adopter une technologie comportant des risques dont on ne pourrait se protéger, surtout si des solutions appropriées ne peuvent être trouvées, ou si elles le sont, ne peuvent être imposées du fait de rapports de force défavorables.


Ces mesures devraient éliminer autant que possible tous les risques et dangers déjà énumérés et assurer un partage équitable des profits de la numérisation de l’agriculture et de l’alimentation. Bel objectif, belle affirmation ! Encore faudra-t-il être en mesure de préciser quelles sont ces solutions, comment et par qui elles seront appliquées et qui contrôlera et évaluera leur mise en œuvre.


De façon évidente, étant donné la nature délocalisée et globale du numérique, le niveau national n’est pas suffisant, d’autant plus qu’un pays seul qui prendrait des mesures jugées trop défavorables à leur égard par les géants du numérique pourrait se trouver boudé par eux et souffrir d’un possible désavantage économique qui, d’ailleurs, irait bien au-delà du secteur de l’alimentation et de l’agriculture.


Avec cette exigence en tête et compte tenu de la faiblesse actuelle de la gouvernance mondiale (en partie due au fait de la renaissance des nationalismes et souverainismes de tout poil, mais aussi à la compétition et au désaccord existant entre les pays les plus puissants) on peut, une fois encore, être assez pessimistes quant à la possibilité de préserver l’intérêt général face à la montée en puissance des intérêts particuliers.




Materne Maetz

(mars 2021)


---------------------

Notes :


1. Il est important de se souvenir, cependant, que les technologies de l’information et de la communication sont encore inabordables à une partie de la population mondiale [lire en anglais].

2. En anglais: garbage in, garbage out (GIGO).


—————————————
Pour en savoir davantage :


  1. L. Prause et al., Digitalization and the third food regime, Agriculture and Human Values, Springer, 2020.

  2. Dalberg Advisors et Centre technique pour la coopération agricole et rurale ACP-UE, The Digitalisation of African Agriculture Report, 2018-2019 (en anglais).

  3. J. Cheminat, FIC 2019 : Se préparer aux futurs cyber-conflits, Le Monde Informatique, 2019.

  4. Forum économique mondial et McKinsey, Innovation with a Purpose: The role of technology innovation in accelerating food systems transformation, 2018 (en anglais).

  5. CIAT et IFPRI, Leveraging CGIAR data: Bringing big data to agriculture, and agriculture to big data, International Center for Tropical Agriculture and International Food Policy Research Institute, 2016 (en anglais).

  6. B. Schneier, Les cyberconflits et la sécurité nationale, Chronique ONU, Nations-Unies (non daté).

  7. A. Supiot, Les nouveaux visages de la subordination, Droit Social, Dalloz, 2000.




Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Systèmes alimentaires durables : 2021 pourrait être une année charnière pour l’alimentation… ou pas, 2020.

  2. La numérisation de l’agriculture en Afrique risque d’accroître l’exclusion et les inégalités, 2019.

  3. Dans le système alimentaire mondial, la révolution agricole « high-tech » pourrait bouleverser les rapports de force au détriment des plus faibles, 2019.

  4. Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018.

  5. La “Nouvelle vision pour l’agriculture” du Forum de Davos est en marche…, 2017.

  6. Une revue de deux publications récentes et des sujets de recherches à venir illustre la façon de penser de l’Union européenne sur l’alimentation et l’agriculture, 2017.

 

Dernière actualisation: mars 2021

Retour vers


Les enjeux

Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com