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5 avril 2019
Dans le système alimentaire mondial, la révolution agricole « high-tech » pourrait bouleverser les rapports de force au détriment des plus faibles
À lafaimexpliquee.org, nous avons déjà attiré l’attention de nos lecteurs sur l’importance et quelques caractéristiques de la révolution « Big data » se produisant dans notre système alimentaire [lire], bien que l’on considère en général ce système en retard de ce point de vue sur la plupart des autres secteurs.
Deux rapports récents, l’un du Parlement européen et l’autre de l’OCDE nous aident à avoir une meilleure connaissance des changements en cours et une compréhension des conséquences possibles de cette transformation.
La révolution agricole « high-tech », quèsaco ?
L’étude du Parlement européen [lire en anglais] analyse l’impact que pourrait avoir la révolution numérique sur le système alimentaire, en soulignant le caractère perturbateur de processus qui pourraient « forcer les entreprises à changer leur façon de mener leurs affaires, avec le risque de perdre des parts de marché et de devenir superflues, si elles ne le font pas ».
Source: Wolfert, 2017
Selon ses auteurs, la révolution agricole « high-tech » se caractérise par quatre dimensions susceptibles de perturber le système existant : (i) une « augmentation des données en volumes, de la puissance de calcul et de la connectivité » ; (ii) « l’émergence de capacités analytiques et de veille économique grâce à l’intelligence artificielle » ; (iii) « de nouvelles formes d’interaction homme-machine tels que les systèmes de réalité augmentée » et les machines et équipements connectés (Internet des objets) et ; (iv) « des améliorations dans le transfert d’instructions numériques vers le monde physique, telle que la robotique avancée ».
Les outils développés dans ce contexte offrent des opportunités d’adoption de nouvelles techniques agricoles au niveau de la ferme, telle que l’agriculture intelligente et l’agriculture de précision qui produisent et utilisent des données qui permettent une application plus précise des intrants, une prise de décision plus rapide en vue d’une gestion des cultures plus efficace.
Le rapport de l’OCDE Digital Opportunities for Trade in the Agriculture and Food Sectors (Opportunités créées par le numérique pour le commerce dans le secteur agricole et alimentaire - en anglais) souligne l’importance cruciale - déjà mentionnée dans notre article précédent - du développement de mécanismes produisant de l’information sans nécessiter d’intervention humaine, grâce aux machines et équipements connectés dotés de senseurs (satellites, robots tels que les drones ou les tracteurs sans chauffeur et d’autres équipements comme les thermostats, les stations météorologiques et sismiques ou de mesure de la qualité de l’air ou de l’eau, etc.) capables de « traduire le monde réel en formats lisibles par des machines » - c’est-à-dire de produire des données - à partir desquelles des algorithmes généreront de « nouvelles formes de connaissance », ce qui créera de nouvelles opportunités. À cet égard, on estime que l’Internet des objets regroupera très bientôt des dizaines de milliards d’objets connectés.
Quelles conséquences ? - Le bon côté des choses
L’étude de l’UE identifie les principaux avantages que l’on peut attendre de la transformation en cours : gestion plus performante et coûts réduits pour les producteurs, meilleure information et qualité des produits pour les consommateurs, meilleure évaluation des champs et des unités de production et politiques plus efficaces pour les autorités, consommation d’eau et impact sur l’environnement réduits, et nouvelles opportunités pour le secteur privé.
L’auteur de la publication de l’OCDE considère les manières dont la réduction des coûts de transaction découlant de la révolution numérique pourrait affecter le commerce international des produits agricoles et alimentaires, et comment les changements se produisant pourraient transformer en profondeur notre système alimentaire en déterminant quels seront ses nouveaux grands acteurs et comment la valeur ajoutée se répartira entre opérateurs des chaînes de valeur mondiales.
Souvenons-nous ici que pour la plupart des produits alimentaires, le prix du produit primaire payé au producteur, à la ferme, ne pèse que très peu dans le prix final payé par le consommateur (souvent moins de 10 %). Une part substantielle de la différence entre ces deux prix est liée aux coûts encourus pour rassembler l’information requise pour mener à bien les transactions (informations sur la situation du marché, sur les politiques et les incitations, sur la réglementation et les normes, informations nécessaires pour identifier un bon partenaire et pour diminuer les risques d’échec, etc.).
Pour les agriculteurs, par exemple, un accès plus important et moins cher à l’information (prix, normes et standards, prévisions météorologiques, informations de vulgarisation agricole) et à des nouveaux modes de paiement à partir de « téléphones intelligents » (smartphone en anglais) réduit potentiellement les coûts de transaction et risques, contribuant ainsi à l’augmentation des possibilités de participation au marché tout en augmentant la productivité.
Pour leurs partenaires (commerçants, industriels transformateurs, banques ou même consommateurs et leurs associations), l’information est désormais de plus en plus disponible sur la fréquence et les quantités d’engrais, d’eau et de pesticides appliquées sur les cultures d’un producteur donné, et sur les médicaments et traitements administrés à chaque animal.
Toute cette information peut probablement aider à réduire la fraude et renforcer la confiance entre les partenaires au sein d’une chaîne de valeur. Récemment, des plateformes spécialisées ont été créées où les opérateurs économiques peuvent obtenir de l’information sur leurs partenaires potentiels et même réaliser des transactions sur des marchés virtuels. Le rapport de l’OCDE mentionne l’exemple de la plateforme ConnectAmericas.com développée par la Banque interaméricaine de développement en partenariat avec Google, DHL, SeaLand (Maersk), MasterCard et Facebook.
De la même façon, la révolution numérique peut faciliter le transport (par exemple avec des opérateurs rassemblant l’information nécessaire pour regrouper de petites commandes en vue de réduire les coûts d’acheminement), simplifier les procédures aux frontières - en particulier, la vérification que les produits respectent les normes et règles pourrait devenir une procédure entièrement numérisée - la traçabilité et la certification (en utilisant parfois la technologie des chaînes de blocs - blockchains en anglais) qui permettent une plus grande différenciation des produits dans des marchés encombrés et créent de nouvelles opportunités d’obtention de primes. Elle peut également rendre plus facile et moins coûteuse pour les opérateurs une meilleure compréhension des attentes des consommateurs et le développement de produits ayant les caractéristiques requises, ce qui créera encore davantage de valeur à un coût moindre.
L'étude du Parlement européen et le rapport de l'OCDE présentent plusieurs exemples d’application des technologies numériques au système alimentaire. En principe, ces développements devraient réduire les coûts et l’asymétrie d’information entre les opérateurs et faciliter un meilleur ajustement entre l’offre et la demande. Ils devraient également diminuer le gaspillage, surtout pour les produits périssables, grâce à une gestion et un acheminement plus efficace et plus rapide et même en ayant recours à l’impression 3D d’en-cas à partir de résidus alimentaires [lire ici en anglais].
Voilà qui semble bien enthousiasmant ! Mais n’est-ce pas trop beau pour être vrai ?
Le revers de la médaille
Deux questions importantes restent en suspens : Qui parmi les opérateurs sera capable d’avoir accès à ces outils et en tirer profit ? Et, bien sûr, quelles seront les conséquences économiques et sociales d’un accès inégal ?
Le revers de la médaille est que la révolution digitale peut amplifier des déséquilibres existants. Elle crée de nouvelles opportunités pour les puissants opérateurs (par exemple les négociants ou les investisseurs) d’avoir accès à des informations et connaissances précieuses sur leurs partenaires ou concurrents, y compris, par exemple, sur la production et/ou la situation et le comportement des producteurs, ou sur les préférences des consommateurs. Alors que tous les opérateurs auront accès à davantage d’informations et de connaissances à un coût modeste, une modification des rapports de force à l’intérieur des chaînes de valeur pourrait résulter de la différence de capacité de chacun d’entre eux de rassembler et utiliser ces données afin de produire des connaissances plus sophistiquées et spécifiques en vue de renforcer leur position par rapport à leurs partenaires et concurrents dotés d’une capacité moindre. Ce changement ferait alors en sorte que les plus capables seront en mesure de s’approprier une plus grande part de la valeur créée. En outre, un autre aspect de la modification de ces rapports de force proviendra du fait que, comme le dit le rapport de l’OCDE, « être capable de transmettre de l’information avec le produit commercialisé tout au long de la chaîne peut être source d’avantage compétitif » pour certains opérateurs par rapport à d’autres.
Il n’est pas facile de déterminer a priori qui seront, en fin de compte, les gagnants et les perdants. Certaines indications, tels que les mouvements de concentration en cours déjà soulignés dans nos articles passés, font cependant penser que ce sont les opérateurs les plus puissants qui seront les principaux bénéficiaires de leur plus grande capacité d’accès et de traitement de l’information, et de l’utilisation des connaissances ainsi produites.
Au contraire, les agriculteurs familiaux - surtout les petits - risquent probablement d’être les perdants du fait de leur incapacité d’accéder pleinement à l’information et de l’utiliser, du fait de leur bas niveau d’éducation, d’une faible capacité d’analyse et/ou de moyens financiers limités. Ils en sauront moins sur les autres que les autres n’en sauront sur eux. Cette asymétrie entre opérateurs affaiblira encore davantage la position des plus faibles : d’un côté, un petit producteur agricole isolé avec son « téléphone intelligent » aura simplement accès à de l’information déjà traitée, alors que de l’autre, une grande entreprise capable de mener ses propres analyses spécifiques de données sera bien plus forte. N’oublions pas ici la fracture numérique existant entre pays riches et pays pauvres : selon l’Union internationale de télécommunication, alors qu’en 2018 81 % des habitants des pays dits « développés » utilisaient Internet, cette proportion n’était que de 41 % dans les pays dits « en développement ».
Enfin, il est utile de rappeler que ces changements pourront également créer de nouvelles opportunités de comportements illicites.
D’autres risques mentionnés dans l’étude européenne comprennent la probabilité de perte de diversité agricole et d’homogénéisation de la production agricole et alimentaire du fait d’une plus grande concentration des opérateurs du système alimentaire (entreprises plus grandes, marchés plus grands, unités de production plus vastes, création de monopoles et d’opérateurs dominants dont certains peuvent être étrangers au secteur) et une plus forte marginalisation des opérateurs (particulièrement les petits producteurs familiaux ou les petites entreprises) qui se trouveront dans l’incapacité d’adopter pleinement ces nouvelles technologies.
Que faire ?
Tous ces dangers pointent vers des domaines où les gouvernements devront agir soit en établissant un environnement réglementaire adapté, soit en renforçant la capacité des opérateurs les plus faibles afin qu’ils puissent avoir accès et profiter pleinement des opportunités offertes par la révolution numérique. Le rapport de l’OCDE identifie ainsi la possibilité pour les gouvernements d’économiser une partie des ressources utilisées pour les processus de vérification de conformité avant échange dont on aura probablement un besoin moindre, pour les réaffecter à des actions en vue de faciliter l’accès à l’information aux opérateurs les plus faibles et d’instaurer une plus grande confiance dans l’information disponible. On peut cependant douter que ces mesures puissent éliminer entièrement les différences entre opérateurs.
Comme on peut le voir à partir de ces deux documents, la révolution agricole « high-tech » est en cours et devrait encore s’amplifier. Elle a des impacts potentiellement positifs et d’autres qui sont négatifs. Si les autorités ne prennent pas les mesures adéquates, les opérateurs les plus faibles présents dans les chaînes de valeur risquent d’être marginalisés et, au bout du compte, de « devenir superflus ». Une telle exclusion ne manquerait pas d’avoir un coût social qui pourrait dépasser les bénéfices de cette révolution, particulièrement dans les pays pauvres où vivent une grande masse de paysans illettrés vivant dans le dénuement.
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To know more:
•Jouanjean, M-A., Digital Opportunities for Trade in the Agriculture and Food Sectors, OECD Food, Agriculture and Fisheries Papers No. 122, OECD, 2019 (en anglais).
•Soma, K. et al., Research for AGRI Committee – Impacts of the digital economy on the food-chain and the CAP, European Parliament, Policy Department for Structural and Cohesion Policies, 2019 (en anglais).
•Dormehl, L., 3D printing snacks from food waste? Sounds gross, but it’s actually brilliant, Digital Trends, 2019 (en anglais).
•Wolfert, S., et al. Big Data in Smart Farming – A review, Agricultural Systems 153 : 69-80, 2017 (en anglais).
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Dernière actualisation: avril 2019
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