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22 novembre 2018


Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ?


Le « Big Data » est devenu une expression familière depuis peu. Mais qu’est-ce qui se trouve exactement derrière cette expression et quelles implications les mécanismes que recouvre le concept de « Big Data » peuvent-ils avoir sur l’agriculture et l’alimentation ? Les modèles qui se mettent en place deviennent plus clairs et il est devenu possible de donner au moins une réponse temporaire à ces questions ; elle est temporaire car c’est là un domaine en évolution rapide et les processus sous-jacents à l’œuvre sont en train de reformater continuellement notre économie.


Dans leur récent rapport « Blocking the chain - Industrial food chain concentration, Big Data platforms and food sovereignty solutions » (en anglais uniquement) ETC Group, Glocon, Inkota and the Rosa Luxemburg Stiftung nous apportent une bonne et utile compréhension sur les changements en cours, ainsi que de multiples références pour des lectures complémentaires.




Le « Big Data » a plusieurs composantes : les plateformes, les machines et le matériel, les logiciels, les technologies et les outils de gestion et de coordination.


Les plateformes


Les plateformes sont des endroits où sont stockées une quantité énorme de données qui sont analysées à l’aide d’algorithmes sophistiqués en vue de les utiliser dans des buts commerciaux. À l’heure actuelle, les États n’ont que peu de contrôle sur les plateformes du fait de leur manque de capacité.


Tous les ans - ou deux ans, la masse de données double… et la course s’accélère en vue de profiter de la capacité d’analyse de cette masse d’information afin d’en tirer quelque avantage commercial, car la capacité d’analyse des données disponibles est une source de prééminence sur les compétiteurs et peut éventuellement donner la capacité à certaines grandes entreprises de prendre le contrôle des autres par fusion ou par acquisition, ce qui contribue à encore concentrer plus avant le pouvoir économique [lire].


Par exemple, une compagnie ayant des données relatives à l’évolution future du climat, au sol et aux maladies des cultures peut être plus performante que ses concurrentes pour ajuster la composition des engrais, l’enrobage des semences et les caractéristiques des variétés à utiliser lors de la prochaine saison de culture, ce qui lui permettra grâce à la confiance qu’elle crée chez ses clients, d’accroître sa part de marché à l’avenir.


Les types de données produites tout au long des chaînes de valeur comprennent des informations sur la production, les marchés et les préférences des consommateurs. Pouvoir utiliser simultanément des données sur ces différents niveaux donne un avantage déterminant, et c’est là une incitation extraordinaire pour les entreprises de l’agroalimentaire pour être présentes à tous les stades de la chaîne : cela signifie que la concentration recherchée n’est plus simplement une concentration horizontale entre entreprises du même type (entre entreprises semencières, entre fabricants de machines, entre négociants, etc.) mais aussi une concentration verticale entre compagnies travaillant dans des activités très différentes mais complémentaires tout au long des chaînes de valeur.


C’est là une nouvelle tendance, et alors que les gouvernements (ou l’Union européenne) se préoccupent des risques créés pour la compétition par des fusions horizontales, ils ne se sont guère inquiétés, pour l’instant, des regroupements verticaux ce qui fait que les règles antitrust ne sont pas adaptées à de telles situations présentant un réel risque de dégradation supplémentaire des conditions d’une concurrence loyale. Parmi les acteurs des chaînes de valeur, ce sont les négociants, les transformateurs et les détaillants qui semblent être ceux qui sont dans la meilleure position pour prendre des initiatives d’intégration verticale, et ils ont déjà commencé à le faire.


Le matériel


Pour rassembler les données, les entreprises utilisent du matériel tel que les satellites, mais aussi des robots pourvus de capteurs tels que les drones ou les tracteurs sans conducteur. Les informations peuvent aussi être collectées par une multitude d’autres robots - machines automatiques sans intervention humaine - qui sont responsables de tâches aux diverses étapes de la chaîne de valeur et qui contribuent à diminuer le recours au travail humain. La conception de ces robots est souvent assurée par de petites start-ups qui sont absorbées par des entreprises plus grandes quand c’est l’heure d’utiliser leurs produits sur une grande échelle.


On s’attend à ce que le marché des drones soit multiplié par 8 au cours des trois prochaines années et on les utilise de plus en plus pour surveiller les cultures, épandre des pesticides, garder les troupeaux, contrôler les squatters et la déforestation, et bientôt pour la pollinisation des cultures !


On prévoit également dans un avenir proche que les aquadrones seront utilisés pour pousser les bancs de poissons vers les filets des pêcheurs ou pour gérer d’énormes enclos mobiles dans lesquels on élèvera des poissons - des enclos qui pourront, par exemple, contenir plus d’un million de saumons - et que l’on bougera dans l’océan pour les amener vers des endroits où les conditions seront les meilleures pour maximiser la croissance des poissons. En réalité, cela se produit déjà au moment où les auteurs du rapport sont en train de le rédiger, puisqu’« en janvier 2018, le plus grand enclos mobile pour poissons, d’une superficie équivalente au Vatican et du poids de la Tour Eiffel, flottait vers l’Atlantique Nord, en direction de la Norvège ».


Sur terre, les données produites peuvent être utilisées pour mettre en œuvre une agriculture de précision sur une grande échelle afin de faire baisser les coûts de production en réduisant l’utilisation de produits agrochimiques et en les épandant « à la carte » en doses adaptées aux besoins spécifique de petites zones - et bientôt à ceux de plantes prises individuellement - aux périodes critiques.


Au stade de la transformation agroindustrielle, les robots sont utilisés pour des tâches très diverses, y compris l’impression 3D de rouleaux de sushi, la préparation de burgers, le mélange de salades ou la fabrication de pizzas.


Logiciels


Bien sûr, tout ce matériel a besoin de logiciels spécifiques pour faire son travail. Il y en a maintenant une très large panoplie disponible, y compris ceux qui, à l’aide d’un synthétiseur d’ADN (« de la taille d’une imprimante personnelle, disponible sur eBay pour environ 400 dollars ») qui rendent possible - pour pratiquement n’importe qui - de produire une séquence de nucléotides qui pourrait être introduite dans l’ADN d’une plante ou d’un animal existant - mais c’est là un processus qui demande des compétences plus spécifiques - afin de lui donner de nouvelles caractéristiques, ou de prendre une séquence d’ADN existant et de l’éditer en vue de modifier un gène par ci ou par là… À l’heure où cet article est rédigé, des discussions sont en cours à la Conférence de la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique (CBD) qui se tient à Sharm-el-Sheikh, en Égypte, pour déterminer si de tels ADN édités devraient être ou non autorisés à être libérés dans notre environnement.


Technologies


Une telle technologie peut transformer des « cellules individuelles en des ‘usines’ industrielles qui pourraient produire le parfum des roses, le goût du citron, le sucré de la stévia ou le coup de fouet de la caféine ». Elle pourrait également mener à la production de nourriture synthétique et le « remplacement des animaux pour la production de viande, de laitages, de peaux et de médicaments ». Les auteurs du rapport citent plusieurs exemples d’application de cette technologie, dont celui notamment d’une entreprise qui défie l’industrie du cuir « en transformant une levure en un substitut biologiquement uniforme et facilement adaptable » du cuir.


Il est évident qu’une utilisation massive de ces technologies entraînerait la faillite de millions de paysans et d’un grand nombre d’entreprises. Les producteurs de vanille et de stévia se retrouvent en première ligne, et cette perspective crée de fortes résistances. Les coalitions de ceux favorables ou opposés à ces changements et les arguments qu’ils font valoir rappellent celles décrites dans le roman « Vert ou le sacrifice de Léa » publié en 2015 : la réalité a rejoint la fiction !


Les travaux sont aussi en cours sur des produits plus volumineux, tels que le café ou les bananes, pour qui le dérèglement climatique crée de nouvelles opportunités dans la mesure où les estimations suggèrent que la production de ces deux éléments pourrait diminuer dans le moyen terme (rappelons ici que 95 % de la production de banane dépend d’une seule variété, la Cavendish, qui est maintenant menacée par un champignon).


Avec la rapide croissance de la demande pour la nourriture bio, la recherche sur les pesticides microbiens attire des ressources de la part de grandes compagnies transnationales, les géants de l’agrochimie se précipitant pour acheter les entreprises spécialisées dans ce domaine.


Outils de gestion et de coordination


Au moment où les liens et les interrelations augmentent entre les grandes entreprises transnationales, des technologies se développent, tel que les chaînes de blocs (blockchains, en anglais) qui contribuent à réduire les coûts de gestion de processus complexes comme ceux à l’œuvre dans les conglomérats géants résultant des fusions et des acquisitions en cours. Les chaînes de blocs et les crypto-monnaies telles que le Bitcoin et l’Erethreum tendent à favoriser encore davantage la concentration économique, bien qu’ils puissent aussi être utilisés par des « petits » acteurs comme prouvé par les expériences relatives à l’enregistrement des terres en Inde et au Pérou. D’un côté, ces technologies apportent une plus grande efficacité, de l’autre elles consomment également une énergie importante ce qui en fait une source considérable de gaz à effet de serre.


Conclusion


Le « Big Data » et les technologies qui s’y rapportent tendent vers plus de concentration économique, y compris une concentration verticale intégrant les différents stades d’une chaîne de valeur. Du fait des changements fondamentaux que cela implique, il est probable que cela mènera vers l’émergence de nouveaux géants, comme c’est souvent le cas lors de profondes révolutions technologiques : les grandes firmes produisant les automobiles fonctionnant à base de pétrole ne participaient pas à la gestion du système des diligences, et de nouveaux fabricants sont en train d’apparaître dans le domaine de la production d’automobiles électriques et autonomes qui ont leur origine dans d’autres secteurs d’activité ; de la même façon, il est probable que le secteur agricole et alimentaire verra de nouveaux acteurs faire leur apparition, tandis que d’autres disparaîtront au fur et à mesure où il se transformera.


Les auteurs du rapport soulignent clairement les dangers que présentent les changements en cours, mais ils estiment que, grâce à une réglementation antitrust réformée, à de meilleures méthodes évaluation des technologies, à des processus démocratiques plus forts en vue de contrôler la gestion des données et grâce à des politiques alimentaires dirigés par les citoyens, il y a des opportunités pour orienter les changements vers des solutions favorables à la souveraineté alimentaire.


La question est la mesure dans laquelle les gouvernements des États et les institutions internationales desquels ils sont membres seront capables de contrôler des entreprises de plus en plus énormes et puissantes. Pour paraphraser la devise de lafaimexpliquee.org citant Antonio Gramsci, nous sommes plutôt pessimistes quand nous nous basons sur l’expérience (voir par exemple notre récente analyse de la privatisation de l’aide au développement où les États se retirent pour laisser de plus en plus de poids aux entreprises privées [lire]) et notre volonté d’être optimistes n’a que l’espoir et la mobilisation citoyenne sur lequel reposer…


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Pour en savoir davantage :


  1. Mooney, P., Blocking the chain - Industrial food chain concentration, Big Data platforms and food sovereignty solutions, ETC Group, Glocon, Inkota and the Rosa Luxemburg Stiftung, Berlin and Val David, 2018 (en anglais uniquement).



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés au sujet :


  1. Quel avenir pour notre alimentation ? Trois scénarios brossent le tableau de futurs bien différents, 2018.

  2. Grandes manoeuvres dans le système alimentaire mondial : concentration et financiarisation consolident son caractère industriel, 2017.

  3. Une revue de deux publications récentes et des sujets de recherches à venir illustre la façon de penser de l’Union européenne sur l’alimentation et l’agriculture, 2017.

  4. L’agriculture et l’alimentation aux États-Unis : situation actuelle et (peut-être) future, 2017.

  5. Comment les pays riches voient-ils le futur de l’alimentation et de l’agriculture ? 2016.



Autres lectures :


  1. Maetz, M., Vert ou le Sacrifice de Léa, roman, 387 p., Édilivre, 2015.

 

Dernière actualisation:    novembre 2018

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