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16 octobre 2018
Quel avenir pour notre alimentation ? Trois scénarios brossent le tableau de futurs bien différents
Alors que nous célébrons la 38e Journée Mondiale de l’Alimentation dont le thème cette année est « Agir pour l’Avenir » et qui affirme que « #LaFaimZéro en 2030, c’est possible », la FAO vient de produire un rapport « L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture - Parcours alternatifs d’ici à 2050 » qui, comme son titre l’indique, explore le futur de notre alimentation et de notre agriculture selon trois scénarios très différents.
Ce travail fait suite au rapport publié en 2017 portant sur « L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture - Tendances et défis » sur lequel nous avons eu l’occasion de formuler nos commentaires tout en espérant qu’il serait un jour complété par un deuxième volume qui avancerait des idées de solutions spécifiques à mettre en oeuvre [lire]. C’est aujourd’hui chose faite, dans une large mesure.
Le rapport a l’honnêteté de reconnaître, en préliminaire, que « malgré une nette progression des revenus et des richesses à l’échelle mondiale, des milliards de personnes restent confrontés à une pauvreté omniprésente, à la faim et à la malnutrition… » et d’envisager la possibilité que le nombre absolu de personnes sous-alimentées augmente à l’avenir.
Il admet également qu’une « grande partie des progrès accomplis par l’humanité ont coûté cher à l’environnement. Pour produire plus d’aliments et d’autres produits agricoles non alimentaires, la combinaison d’une production agricole intensifiée et du déboisement a entraîné la dégradation des ressources naturelles et contribue aux changements climatiques. ». Ses auteurs poursuivent en écrivant que « si le monde continue à affronter ces défis selon les tendances actuelles, l’avenir n’est guère prometteur, » tout en ajoutant qu’il « existe pourtant des options permettant de relever ces défis. »
Le texte fait part d’un point de vue assez nouveau de la part des Nations Unies, en rompant explicitement avec l’idée que les « pays en développement » devraient suivre l’exemple des « pays développés » et en affirmant clairement que tous les pays devront faire « des changements fondamentaux dans la façon dont les sociétés consomment et produisent …pour parvenir à un développement mondial durable ». Il n’y a donc plus d’un côté les bons élèves et de l’autre ceux qui sont en retard, mais il y a une classe où tout les élèves « fourvoyés » doivent changer leurs pratiques et en inventer de nouvelles pour oser espérer s’en sortir.
Pour arriver à cette conclusion, l’équipe de spécialistes de la FAO a envisagé trois scénarios tranchés construits à partir du diagnostic fait en 2017 et qui permettent d’analyser des futurs possibles :
•Premier scénario : c’est le scénario tendance car on continue comme avant et on y projette les évolutions en cours.
•Deuxième scénario : c’est le scénario de l’espoir. Il est caractérisé par une croissance mondiale modeste, des inégalités moindres, une meilleure gouvernance, des institutions plus robustes, une consommation plus équilibrée et plus saine, moins de gaspillage et une « efficacité accrue de l’utilisation des ressources naturelles et une réduction des pertes post-récolte » ce qui aura un impact positif sur le changement climatique.
•Troisième scénario : c’est le scénario catastrophe. Plus de croissance économique, encore plus d’inégalités, une consommation en rapide augmentation de produits animaux, un gaspillage exacerbé, et davantage de gaz à effets de serre, en particulier ceux émis par l’agriculture.
L’analyse des résultats, permet à la FAO de dire que la solution à la question alimentaire se trouve dans la sensibilisation des consommateurs en vue de changer leur comportement (une alimentation plus saine et plus durable, moins de gaspillage), dans le rétablissement d’une justesse dans le prix de l’alimentation en y intégrant le coût des externalités négatives de la production (dégradation des ressources et émissions de gaz à effets de serre) et dans la limitation de l’utilisation des céréales en vue de fabriquer des agrocarburants. Conscient que des prix alimentaires plus élevés auraient un impact négatif sur la sécurité alimentaire, toutes choses égales par ailleurs, le rapport plaide pour une distribution plus équitable des revenus, pour un meilleur accès des paysans aux technologies durables, pour un fonctionnement plus compétitif, transparent et juste des marchés, pour la mise en oeuvre de systèmes de protection sociale efficaces et de régimes fiscaux équitables et pour une lutte renforcée contre les flux financiers illicites.
Ce sont là des propositions qu’à lafaimexpliquee.org nous ne pouvons que soutenir. On peut être sûr que certains critiqueront la FAO pour être sorti quelque peu de son étroit mandat agricole et alimentaire. Mais ils auront tort, car il est illusoire de croire que l’on pourra résoudre la question alimentaire sans agir sur l’économie mondiale dans son ensemble. Mais la liste des conditions à réaliser pour que le système alimentaire devienne plus durable montre combien le défi sera difficile à relever. Voilà qui tempèrent un peu l’optimisme sur les chances de réalisation du scénario de l’espoir.
En effet, les marchés n’ont jamais été autant dominés par quelques grands acteurs formant des oligopoles tant au niveau de l’amont - la provision d’engrais, de pesticides et de semences est concentrée entre les mains de quelques énormes multinationales qui sont en pleine restructuration [lire ici et ici] - que de l’aval où quelques grandes compagnies agroindustrielles et de distribution contrôlent le marché [illustré par le Greenpeace diagram.jpg en anglais]. Jamais peut-être le marché des produits agricoles et alimentaires n’a été aussi opaque, malgré les nouvelles technologies de l’information, et jamais il aura autant été ballotté par des décisions prises selon une logique qui est totalement étrangère à la filière alimentaire (investissements par des fonds financiers, spéculation sur les prix des produits, notamment).
Simultanément - mais bien sûr non indépendamment - les inégalités ne font que croître dans le monde [lire], les programmes sociaux sont menacés dans de nombreux pays et multiples sont les paradis fiscaux dont l’existence est négligée, voire niée, mais qui sont présent jusqu’au sein de l’Europe (par exemple le Luxembourg, Îles Anglo-normandes, demain peut-être tout le Royaume Uni post-Brexit) ou des États Unis (Delaware, Nevada, et bien d’autres).
C’est en énumérant tous ces faits que l’on prend conscience combien le défi sera difficile à relever et que l’on comprend que l’objectif de durabilité de notre système alimentaire mondial ne pourra être atteint qu’en transformant fondamentalement la logique et le mode de fonctionnement de l’économie mondiale. C’est là tout un programme dont les faibles chances de réalisation, elles aussi, tempèrent notre optimisme (très relatif) sur la possibilité de concrétisation du scénario de l’espoir et de l’objectif de la Journée mondiale de l’alimentation de cette année.
Néanmoins, le rapport de la FAO a le mérite de soulever ces points essentiels et comme l’écrivent ses auteurs : « C’est la première fois qu’un rapport fournit un exercice de prospective cohérent à l’échelle mondiale fondé sur des scénarios spécialement conçus pour examiner les défis pour la sécurité alimentaire et la nutrition, tout en tenant compte de l’ensemble du contexte économique à venir et des profils d’évolution possibles du climat. » Et on ne peut que les féliciter de ce travail.
Ceci dit, ce travail mérite un mot de mise en garde, sinon de critique. Si nous nous référons au cadre analytique que nous avons utilisé dans notre récent article « Le krach alimentaire planétaire : mythe ou réalité ? », le rapport de la FAO touche la plupart de ses dimensions - marquées par un ✔ sur la figure ci-dessous - sauf l’une d’elles qu’il n’aborde pas vraiment : celui de la dimension biologique de notre système agricole et alimentaire (voir la figure ci-dessous où cette dimension peu abordée apparaît sous la zone en léger grisé).
Cette lacune traduit une conception de la production agricole que l’on pourrait qualifier de plutôt mécaniste, un processus qui combinerait des moyens de production (terre, énergie sous diverses formes et la technologie) dans un environnement réduit au climat. Cette conception oublie que la production agricole est avant tout un processus biologique que l’homme gère, tente de contrôler, mais ne maîtrise pas dans le détail. Et ce détail c’est l’activité biologique des plantes qui expriment ainsi leur potentiel génétique et du milieu qui l’environne de façon immédiate (organismes et microorganismes du sol, pollinisateurs, vecteurs de maladies et autres organismes nuisibles ou non vivant à proximité de la plante) [lire]. Ce monde qui est encore relativement mal connu recèle des processus qui peuvent être beaucoup plus chaotiques et connaître des épisodes plus dramatiques que la plupart des facteurs pris en compte dans les scénarios de la FAO. En ce sens, ils posent également la question de risques éventuels de sortie brutale des projections continues et lisses se trouvant dans l’étude, ce que nous avons défini comme krach alimentaire.
Ne pas prendre compte cette dimension biologique a une autre conséquence - mis à part les risques qui viennent d’être mentionnés -, c’est l’impasse presque totale faite par l’étude de la FAO sur les relations existant entre le contenu spécifique des technologies agricoles et l’activité biologique (par exemple les pesticides, les engrais, mais aussi le mode de travail du sol, notamment) et leur critique. C’est probablement aussi ce qui explique que l’évocation des technologies dans le scénario 2 - le scénario de l’espoir - reste vague et prend la forme d’une boîte noire chargée d’aider à atteindre une « efficacité accrue de l’utilisation des ressources naturelles ». Cela peut aussi s’expliquer par la nécessité « politique » de préserver la susceptibilité des multinationales régissant l’amont de la production agricole.
Quoi qu’il en soit, le rapport constitue une avancée considérable dans le mode d’appréhension du futur de notre agriculture et de notre alimentation. Ce travail reste encore perfectible, et notre espoir, à lafaimexpliquee.org, est qu’il sera encore complété pour le bénéfice de la durabilité de notre système alimentaire.
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Pour en savoir davantage :
•Bellù, L.G., et al., L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture - Parcours alternatifs d’ici à 2050, Résumé, 2018, FAO.
•Bellù, L.G., et al.,The future of food and agriculture - Alternative pathways to 2050, FAO 2018 (rapport complet en anglais).
•FAO, The future of food and agriculture Trends and challenges, FAO 2017 (rapport complet en anglais).
Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés au sujet :
•Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018
•Quels sont les défis à relever pour assurer un futur durable à notre alimentation ?, 2017.
•Pour produire davantage: s’allier à la nature au lieu de la combattre, 2016.
•Ces grandes compagnies qui veulent notre bien... : l’amont, 2014.
Dernière actualisation: novembre 2018
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