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26 novembre 2017


Grandes manoeuvres dans le système alimentaire mondial : concentration et financiarisation consolident son caractère industriel


Entre les producteurs de notre alimentation et nous autres consommateurs, l’évolution du système alimentaire mondial a établi une série de goulots d’étranglement qui sont la conséquence de phénomènes de concentration et de recomposition caractéristiques de l’économie capitaliste. Ces processus continuent à être mis en oeuvre. Les médias sont pleins d’information sur les fusions, rachats, OPA et prises de contrôle qui se succèdent aux niveaux de la chaîne alimentaire où ils sont rendus possibles par le développement de processus industriels : en amont, au niveau de la production et mise en vente d’équipement et d’intrants agricoles (engrais, pesticides et médicaments vétérinaires), en aval, au niveau des négociants, des industriels et de la grande distribution.


Selon Greenpeace (2015), quatre compagnies (ADM, Bunge, Cargill et Dreyfuss) contrôlaient 75% du commerce agricole mondial (grains et soja), dix compagnies de transformation des produits agricoles contrôlaient 28% des industries agroalimentaires mondiales, alors que dans 13 pays de l’Union Européenne, les 5 principaux commerçants de détails représentaient plus de 60% du marché.


À l’heure actuelle, « une vague de mega-fusions marque une consolidation sans précédent dans le domaine des semences, de l’agrochimie, des engrais, de la génétique animale et des machines agricoles, tout en créant des opérateurs de plus en plus grands dans les secteurs de la transformation des produits et de la vente au détail ». Ce processus est en partie impulsé par les nouvelles technologies de l’information qui permettent aux « entreprises de regrouper sous un même toit l’information provenant de domaines aussi variés que les données satellitaires, la vente d’intrants, les informations génomiques et celles collectées sur le machinisme agricole au niveau des unités de production ainsi que les données sur le marché, ce qui transforme ainsi l’agriculture ». C’est ce qu’affirme un rapport publié le mois dernier par le Groupe international d'experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food) coprésidé par O. de Schutter, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation.


La concentration est encore à l’oeuvre, accentuant chaque jour davantage les goulots d’étranglement observés à différents niveaux du système alimentaire par Greenpeace en 2015, mais aussi - et c’est là une chose relativement nouvelle - en favorisant une intégration verticale s’appuyant sur une financiarisation accrue qui renforce ainsi le modèle industriel au coeur de l’alimentation mondiale [voir diagramme].


Diagramme du système alimentaire mondial

Source : Mooney, P., 2017 (traduction lafaimexpliquee.org)               

Télécharger le diagramme : systeme alimentaire.png


Les exemples cités dans le rapport sont des manoeuvres qui ont été menées dans le secteur agrochimique et qui ont mobilisé, chacune, plusieurs dizaines de milliards de dollars (fusion Dow et DuPont, achat de Monsanto par Bayer, acquisition de Syngenta par ChemChina avant la fusion attendue avec Sinochem en 2018). Des opérations similaires ont eu lieu dans l’agroalimentaire (Kraft-Heinz et Unilever) et dans la grande distribution (Amazon et Whole Foods Market), qui ont mobilisé des grands opérateurs financiers.


Parmi les impacts répertoriés par le rapport d’IPES-Food, certains sont particulièrement préoccupants pour le futur de notre système alimentaire :


  1. « Le champ de la recherche et de l’innovation a été réduit dans la mesure où les entreprises dominantes ont acheté les innovateurs et orienté les ressources vers des modes d’investissement plus défensifs » ;

  2. Les manoeuvres en cours et « les changements de marques érodent les engagements en faveur de la durabilité, dissipant les responsabilités et ouvrant la porte aux abus et à la fraude » ;

  3. De nouvelles possibilités d’adoption de comportement monopolistiques et d’élimination d’innovateurs constituent des menaces sur la durabilité de notre système alimentaire.


Pour faire face à cette situation, le rapport d’IPES-Food formule plusieurs recommandations, telles que :


  1. La mise en place d’un nouvel environnement antitrust comportant des mesures de réalignement des incitations afin de les rendre plus favorables à l’émergence de systèmes alimentaires durables et qui s’attaquent aux causes profondes de la consolidation ;

  2. Soutenir une transition vers une innovation diversifiée et décentralisée, la production de connaissances utilisables localement et donner un accès libre aux nouvelles technologies de façon à « capter les bénéfices du Big Data en faveur de tous » ;

  3. Formuler des politiques alimentaires qui favorisent l’émergence de circuits alimentaires courts - au lieu de les pénaliser [lire] -, de « modèles innovateurs de distribution et d’échange… afin de contourner, perturber et déconsolider les filières conventionnelles ».


La mise en oeuvre de ces recommandations, qui sont dans leur majorité dans la même ligne que ce que nous avons à de multiples reprises souhaité sur lafaimexpliquee.org et auxquelles nous ajouterons la nécessité spécifique de financer une recherche décentralisée et locale indépendante des compagnies multinationales, demandera de bouleverser le rapport de force actuel qui est fortement en faveur d’un système alimentaire industriel centralisé et aux mains des grandes entreprises.


Il y a de bonnes indications que le public est de plus en plus conscient des excès du système alimentaire et qu’il commence à faire pression, y compris en changeant ses habitudes de consommation [lire]. Cette nouvelle sensibilité publique trouve aussi une expression dans le domaine politique, même si ce n’est encore qu’à un niveau embryonnaire.


Un processus est en cours. Pour que l’on réussisse à réorganiser notre système alimentaire pour le rendre durable, il faudra allier des changements dans les politiques au niveau mondial, régional et national, avec des initiatives locales. Chacune de ces options seule échouera ; pour réussir, elles devront toutes être mises en oeuvre simultanément.



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Pour en savoir davantage :


  1. Mooney, P. (Coordinator), Too big to feed - Exploring the impacts of mega-mergers, consolidation and concentration of power in the agri-food sector, IPES-Food. 2017. (en anglais)

  2. Baker, M. et al, Ecological farming - The seven principles of a food system that has people at its heart, Greenpeace, 2015 (en anglais)



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. Notre système alimentaire : quelques raisons d’espérer…, 2017.

  2. Quels sont les défis à relever pour assurer un futur durable à notre alimentation ?, 2017.

  3. Les politiques agricoles et alimentaires en place sont-elles favorables aux systèmes alimentaires locaux durables ?, 2015.

  4. L’agroécologie au centre du système alimentaire appelé par Greenpeace, 2015.

  5. Ces grandes compagnies qui veulent notre bien... : l’amont , 2014.

  6. Le système agricole et alimentaire international à la recherche d’une bonne image, 2013.

  7. Sept principes pour en finir durablement avec la faim, 2013.

 

Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com

Dernière actualisation:    novembre 2017