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18 juillet 2019



La numérisation de l’agriculture en Afrique risque d’accroître l’exclusion et les inégalités


La numérisation est-elle une opportunité pour l’Afrique ? Peut-elle faire augmenter la productivité et la durabilité de l’agriculture et de l’alimentation dans le continent et contribuer à l’amélioration des conditions de vie de ses habitants ? Beaucoup d’experts pensent que oui et plusieurs entreprises privées en font une promotion active. Son impact sur le secteur agricole et alimentaire se fait-il déjà sentir en Afrique et cet impact est-il conforme aux attentes ?


Un rapport sur ces sujets importants par Dalberg Advisors pour le Centre technique pour la coopération agricole et rurale ACP-UE (CTA) conclut que « malgré la croissance observée, le progrès vers [la numérisation pour l’agriculture] a quelque peu tardé à être utile aux petits producteurs responsables pour 80 % de la production agricole en Afrique ».




Net importateur de nourriture à l’heure actuelle et se caractérisant par une population en augmentation rapide, l’Afrique devra augmenter énormément sa production alimentaire au cours de prochaines décennies. Cette croissance devra se faire dans un contexte défavorable du fait des conséquences négatives du changement climatique qui peuvent déjà être observées (variation climatique, sécheresses, inondations, nouvelles maladies et ravageurs), à cause de la convoitise suscitée par les ressources et le potentiel naturel du continent chez de puissants investisseurs étrangers, et parce que les politiques agricoles sont souvent inappropriées.


Par conséquent, les résultats obtenus par la majorité des pays de la région ont été en deçà des attentes. Certains estiment que la numérisation de l’agriculture pourrait aider à faire progresser les performances en assemblant et en analysant une masse croissante de données en vue de leur utilisation dans la prise de décision. Ils voient dans ce développement une nouvelle panacée qui pourrait résoudre les problèmes du secteur agricole en Afrique les plus importants à leurs yeux - c’est-à-dire essentiellement une croissance trop lente de la production.


En interrogeant et en suivant des sociétés travaillant dans la numérisation de l’agriculture en Afrique, en interviewant des dirigeants d’entreprises, des experts, des investisseurs et des responsables des politiques agricoles et alimentaires, en menant des visites de terrain et des recherches, le CTA a trouvé que :


  1. La numérisation du secteur agricole en Afrique est encore récente et en croissance très rapide ;

  2. Cette activité concerne pour l’instant plus de 33 millions de producteurs (environ 13 % de leur nombre total), principalement des personnes jeunes travaillant dans des filières à forte valeur ajoutée, alors que les femmes et les groupes marginaux de population ne sont pas encore atteints ;

  3. Les entreprises du secteur sont en train de développer des modèles d’activité viables ;

  4. Le revenu potentiel des solutions disponibles à ce jour est estimé entre 2 et 5 milliards de dollars, dont environ 6 % sont effectivement perçus par des sociétés offrant divers services numériques tels que des services de conseil, de mise en relation au marché, des services financiers numériques et de gestion de filières ;

  5. La plupart des activités sont encore concentrées principalement en Afrique de l’Est, particulièrement au Kenya, et à un degré moindre au Ghana, au Nigeria, au Sénégal, au Rwanda et en Côte d’Ivoire ;

  6. Les investissements dans le domaine restent limités et sont fortement soutenus par les donateurs publics ;

  7. Les grands acteurs mondiaux tels que Microsoft, Google, IBM, Bosch, Alibaba, Bayer, Syngenta, Yara, John Deere et UPL sont pour l’instant seulement en train d’analyser le potentiel du marché africain ;

  8. Moins de la moitié des producteurs participant à la numérisation de l’agriculture utilisent réellement les solutions pour lesquelles ils se sont engagés ;

  9. À partir d’un petit échantillon d’exemples (environ 50), l’étude a trouvé « une amélioration moyenne des rendements des productions concernées… d’environ 20 % pour les services de conseil, 70 % pour la mise en relation au marché et 40 % pour les services financiers numériques, avec des augmentations de revenu correspondant s’échelonnant entre 20 % et 40 %. » Les données disponibles sur d’autres impacts potentiels (résilience face au changement climatique, emploi et participation des femmes) sont trop limitées pour être véritablement utiles.


Le Panel Malabo Montpellier, est « un groupe d’experts internationaux spécialisés en agriculture qui guide les choix de politiques permettant d’accélérer les progrès vers la sécurité alimentaire et une meilleure nutrition en Afrique. » Beaucoup d’entre eux ont été associés à l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), basé à Washington, qui facilite le Panel. Soutenu par la Banque africaine de développement (BAD), le Ministère allemand de la coopération économique et du développement (BMZ), et l’agence d’aide britannique UK aid, le Panel est un ferme soutien de la « modernisation de l’agriculture » par l’utilisation des produits de l’agrochimie, la mécanisation et l’irrigation. Il voit un fort potentiel dans le développement de la numérisation du secteur agricole.


Le Panel a récemment produit un rapport Byte by Byte: Policy Innovation for Transforming Africa’s Food System with Digital Technologies (Octet par Octet : Innovation dans le domaine des politiques pour transformer le système alimentaire en Afrique à l’aide de technologies numériques [voir ici le résumé en français du rapport]), qui analyse les progrès effectués dans la numérisation du secteur agricole dans sept pays africains où le processus en cours est le plus avancé (Côte d’Ivoire, Ghana, Kenya, Maroc, Nigeria, Rwanda et Sénégal).


Ce rapport met en avant les bénéfices de la numérisation, y compris un meilleur accès à l’information et aux services notamment financiers, une amélioration des liens entre les unités de production et le marché, une productivité plus élevée et des politiques publiques mieux alimentées par des données. Il admet aussi que la numérisation « réorganisera les secteurs et les économies dans leur ensemble en perturbant les modèles d’activité et d’opération », ce qui transformera la société par l’innovation. Cependant, le rapport évite soigneusement d’entrer dans le détail des transformations attendues et omet de mentionner plusieurs problèmes essentiels qui devraient être résolus afin de pouvoir promouvoir avec confiance la numérisation de l’agriculture. Alors que l’accent est mis sur la question de l’accès aux données, le rapport ne débat pas utilement du mode d’organisation de la gouvernance d’un secteur agricole numérisé et ni de la manière selon laquelle les bénéfices de la numérisation de l’agriculture devraient être distribués entre divers opérateurs du secteur (producteurs, entreprises de services, sociétés fournissant les technologies numériques, utilisateurs des données, etc.).


On sait bien qu’il y a différentes catégories de bénéfices tirés de la masse de données produite par la numérisation du secteur agricole. L’une est l’augmentation de la production - qui est prise en compte dans les rapports du Panel et du CTA. Une autre est le bénéfice qui peut être obtenu de l’utilisation des données pour développer des entreprises et renforcer leur position dans le secteur, en particulier par une intégration verticale plus poussée des filières en vue d’augmenter les profits [lire]. Cet aspect pourtant crucial est largement laissé de côté dans la réglementation envisagée dans le rapport du Panel.


On ne peut guère penser que cette omission soit une conséquence de l’ignorance. D’autant plus qu’il est évident que la capacité d’analyser et d’utiliser les masses de données produites par la numérisation sera un facteur déterminant dans le changement des rapports de force au sein du secteur agricole et alimentaire. Dans ce contexte, il est vraisemblable que les puissants le deviendront encore davantage. Les faits avancés par le rapport du CTA - à peine évoqué dans le travail du Panel - montre que les producteurs traditionnels (c’est-à-dire ne travaillant pas dans les filières à forte valeur ajoutée), les personnes faisant partie des groupes marginalisés et les femmes participent moins à la numérisation (ils n’ont guère les moyens de payer pour les services qui en découlent) et que seul une partie de ceux qui s’engagent utilisent vraiment les services - tout en livrant probablement leurs données à la compagnie auprès de laquelle ils se sont engagés. Ces déséquilibres et ces exclusions sont une cause de préoccupation, surtout en ce qui concerne l’avenir des plus de 200 millions d’agriculteurs africains qui sont à ce jour exclus de ce processus.


La solution à ce problème n’est pas simplement d’augmenter le nombre de producteurs engagés, mais aussi de développer et mettre en œuvre des réglementations antitrust renouvelées et bien adaptées (notamment pour ce qui est de l’intégration verticale des filières), de meilleures méthodes d’évaluation des technologies et, enfin et surtout, des processus démocratiques de contrôle plus solides de la gestion des données collectées et pouvant assurer une distribution équitable de la valeur ajoutée produite par la numérisation.


Ne pas respecter la mise en œuvre de telles mesures signifierait une marginalisation accrue d’un grand nombre de producteurs agricoles africains, avec toutes ses conséquences néfastes dans le domaine social, économique et politique qui sont évidentes à ceux qui lisent régulièrement nos articles sur lafaimexpliquee.org.



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Pour en savoir davantage :


  1. Dalberg Advisors and CTA, The digitalisation of African Agriculture Report, CTA, 2019 (en anglais).

  2. Malabo Montpellier Panel, Byte by Byte: Policy Innovation for Transforming Africa’s Food System with Digital Technologies, Dakar, 2019 (en anglais - résumé en français disponible).

  3. Jouanjean, M-A., Digital Opportunities for Trade in the Agriculture and Food Sectors, OECD Food, Agriculture and Fisheries Papers No. 122, OECD, 2019 (en anglais).

  4. Soma, K. et al., Research for AGRI Committee – Impacts of the digital economy on the food-chain and the CAP, European Parliament, Policy Department for Structural and Cohesion Policies, 2019 (en anglais).

  5. Mooney, P., Blocking the chain - Industrial food chain concentration, Big Data platforms and food sovereignty solutionsETC GroupGloconInkota and the Rosa Luxemburg Stiftung, Berlin and Val David, 2018 (en anglais).



Sélection d’articles récents déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Dans le système alimentaire mondial, la révolution agricole « high-tech » pourrait bouleverser les rapports de force au détriment des plus faibles, 2019.

  2. Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018.

  3. Une revue de deux publications récentes et des sujets de recherches à venir illustre la façon de penser de l’Union européenne sur l’alimentation et l’agriculture, 2017.


 

Dernière actualisation :    juillet 2019

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