Obstacles à la transition :
Pourquoi est-il si difficile de rendre notre système alimentaire plus durable et plus respectueux du climat ?
Obstacles à la transition :
Pourquoi est-il si difficile de rendre notre système alimentaire plus durable et plus respectueux du climat ?
Obstacles à la transition
Pourquoi est-il si difficile de rendre notre système alimentaire plus durable
et plus respectueux du climat ?
Au cours des années, les scientifiques ont rassemblé une quantité considérable d’éléments prouvant que notre système alimentaire n’est pas durable1 et qu’il est une des principales causes et victimes du dérèglement du climat2. L’analyse de ces preuves a également amené beaucoup de personnes à envisager la possibilité d’un krach alimentaire futur3.
« Si haute soit la montagne, on y trouve un sentier. »
Malgré cela et en dépit d’une mobilisation croissante des organisations de la société civile, les changements requis pour rendre notre système alimentaire plus durable et plus respectueux du climat n’ont été que marginaux4. Les obstacles au changement sont nombreux et il est essentiel de les expliquer, de même que leurs causes profondes, afin d’augmenter les chances de pouvoir les surmonter. C’est ce que cette note tente de faire.
Pour cela, les obstacles à la transition seront organisés ici en trois catégories principales :
1.L’histoire.
2.L’idéologie.
3.La structure.
1. L’histoire
La situation présente de notre système alimentaire résulte d’une longue histoire qui a vu la manière qu’a l’humanité de s’alimenter évoluer dans le temps depuis une époque où la majeure partie des humains dépendaient de la chasse et de la cueillette, en passant par une période dominée par l’agriculture familiale traditionnelle utilisant des techniques développées aux cours des millénaires, jusqu’à l’heure actuelle quand cette agriculture traditionnelle coexiste avec un type d’agriculture qui repose sur l’utilisation d’intrants chimiques de synthèse et opère sur une échelle beaucoup plus grande. Ce dernier système que l’on qualifie en général d’ « industriel » s’est développé au cours des 100 à 150 dernières années et son importance continue de croître partout dans le monde. Cette évolution, lente au départ, puis plus rapide, a généré une inertie au changement que l’on décrit en général à l’aide du concept de « dépendance de trajectoire »5.
Les interdépendances
Dans le cas de l’agriculture et de l’alimentation un aspect clé de la dépendance de trajectoire est constitué par les forts liens qui s’établirent entre l’agriculture et l’industrie, qu’elle soit mécanique, chimique ou alimentaire, d’une part, et entre l’agriculture et le secteur des travaux publics et du bâtiment, de l’autre.
L’industrie chimique. L’origine des liens entre l’agriculture et l’industrie chimique remonte au temps où Justus Liebig (1803-1873) a proposé l’utilisation d’engrais minéraux sur les cultures, après qu’il ait trouvé que les cendres de plantes qu’il avait incinérées contenaient de l’azote, du phosphore et du potassium. À l’époque, l’industrie chimique se développait dans un monde où l’agriculture dominait largement l’économie (par exemple, l’agriculture représentait alors les deux tiers de l’économie de pays comme la France) ; il était donc tout à fait normal qu’une industrie naissante cherche à vendre ses produits à l’agriculture6. En fait, ce ne fut qu’après l’invention par Fritz Haber (1868-1934) du processus nécessitant beaucoup d’énergie fossile et permettant de fixer l’azote de l’air, que la production d’engrais azotés de synthèse commença.
Au départ, cette production resta très limitée, mais elle augmenta fortement après la Seconde guerre mondiale, quand se posa la question de la reconversion des usines d’explosifs vers des usages plus appropriés pour une période de paix. La réponse à cette question fut trouvée assez facilement, étant donné que les explosifs et les engrais azotés sont fabriqués à partir des mêmes précurseurs. Les usines furent donc réorientées vers la production d’engrais chimiques et on fit la promotion de leur utilisation dans l’agriculture dans un monde où beaucoup de pays, notamment en Europe, souffraient d’un déficit alimentaire d’après-guerre.
En conséquence de quoi, l’utilisation d’engrais chimiques de synthèse devint une pratique normale pour les agriculteurs européens et nord-américains. Plus tard, pendant la période de la Révolution verte, le recours aux engrais de synthèse devint également normal pour un grand nombre de paysans dans le Sud, particulièrement en Asie. Simultanément, les compagnies agrochimiques diversifièrent leurs produits et proposèrent un choix plus important de substances de synthèse qui pouvaient être utilisées comme pesticide, fongicide ou herbicide. La demande pour ces produits chimiques progressa au fur et à mesure que les agriculteurs s’engagèrent dans la monoculture et que leurs cultures devinrent plus sujettes aux attaques de ravageurs et aux maladies.
L’industrie mécanique. Une évolution similaire se produisit avec le développement de l’industrie mécanique qui proposa au secteur agricole des machines et des équipements permettant de libérer une part de la main-d’œuvre des zones rurales pour l’amener vers les centres industriels et urbains en plein développement.
L’industrie agroalimentaire. Avec l’augmentation de l’industrialisation et de l’urbanisation, la nécessité de transformer les produits alimentaires, d’abord pour mieux les conserver et faciliter leur transport, puis pour diminuer le temps passé par la population au domicile pour cuisiner, entraîna le développement de l’industrie agroalimentaire.
Travaux publics et bâtiment. Les compagnies de ces secteurs prirent part à cette évolution en étant activement impliquées dans les gigantesques investissements qui menèrent au développement de l’irrigation, la construction de pistes rurales, de ports et l’érection de bâtiments agricoles ou liés à l’industrie alimentaire (hangars, silos, entrepôts frigorifiques, serres, usines de transformation, etc.).
L’investissement
L’évolution historique qui vient d’être brièvement décrite s’est accompagnée d’une formidable croissance des investissements dans la production, la transformation et la distribution de notre alimentation. Les investissements ont en général l’avantage de contribuer à une augmentation de la productivité du travail, et dans le cas de l’agriculture, de la terre (comme le développement de l’irrigation qui a représenté une grande partie de l’investissement public depuis la Seconde guerre mondiale7). Ils se caractérisent également par le temps qu’ils demandent pour que leurs résultats deviennent tangibles et qu’ils deviennent rentables, ce qui contraint ceux qui les font à rester dans un mode de production qui ne peut pas être facilement changé ou abandonné, même s’ils se rendent compte qu’ils se sont fourvoyés.
Le monde est plein d’investissements qui n’ont pas généré les profits attendus mais qui restent cependant en opération, leurs propriétaires investissant même davantage de ressources dans l’espoir de pouvoir les améliorer et finalement récolter les fruits de leurs efforts. Cela crée ainsi une rigidité dans le système : un paysan qui a investi dans une plantation de cacaoyers ne les arrachera pas pour les remplacer par d’autres arbres ou cultures si le prix du cacao chute ; un agriculteur endetté parce qu’il a investi dans une grande unité de production avicole ne peut pas facilement décider d’arrêter ce type de production, par exemple pour s’engager dans l’aviculture bio en plein air où les bâtiments qu’il a fait construire à grands frais seront inutiles. Les banques l’obligeront à poursuivre jusqu’à ce qu’il ait remboursé ses dettes, même si cela signifie qu’il gagnera moins que s’il changeait de technologie.
Le commerce international8
Une autre marque du chemin suivi par le système alimentaire est qu’il a mené vers une dépendance de plus en plus grande sur le commerce international, ce qui a été à l’origine de liens supplémentaires - cette fois-ci internationaux - qui ont apporté au système davantage de cohésion, plus de stabilité et de capacité de résister au changement. Le commerce international s’est développé de manière extraordinaire après la Second guerre mondiale, le flux total des marchandises se voyant multiplié par 300 entre 1948 et 20139, tandis que le volume des produits agricoles échangés au niveau international augmentait 40 fois entre 1961 et 2011, suite à la mise en œuvre de mesures de libéralisation du commerce (accords de libre-échange multilatéraux et bilatéraux en particulier).
Au cours de cette période, de nouveaux géants du commerce agricole émergèrent, tel que le Brésil, l’Argentine, la Thaïlande et l’Indonésie. Cette évolution transforma radicalement non seulement la structure de la consommation partout dans le monde et surtout dans les pays riches, mais il bouleversa également la façon de produire notre alimentation. Les multinationales ont pris une ampleur extraordinaire et c’est l’expansion du commerce international qui a fait que la production animale partout dans le monde repose à présent sur des importations massives d’aliments pour le bétail (soja, manioc, maïs, notamment) et qui a encouragé l’apparition d’unités de production gigantesques.
La nourriture bon marché
L’une des raisons sous-jacente de l’émergence du système alimentaire industriel dominant est probablement la volonté persistante des gouvernements d’assurer à la population un accès à une nourriture bon marché. Une alimentation peu chère est indispensable pour maintenir des salaires bas afin de préserver la compétitivité des industries et la stabilité politique. L’expérience montre que quand les prix alimentaires augmentent plus vite que les salaires et autres revenus, il y a risque de troubles politiques : l’histoire est pleine d’exemples d’émeutes de la faim qui amenèrent à des changements de gouvernement ou même des révolutions, le dernier en date étant sans doute celui des récents évènements qui se sont déroulés au Soudan.
Le recours aux engrais et aux pesticides de synthèse, aux semences améliorées et à l’irrigation fait partie des efforts pour maintenir bas les prix de la nourriture. Il en est de même pour le libre-échange qui supprime les taxes aux frontières et ouvre le pays aux importations de produits alimentaires peu chers. Le résultat d’une politique des prix alimentaires bas a été, d’un côté, un poids moindre avec le temps de l’alimentation dans les budgets des ménages10 et, de l’autre, un désintérêt pour les coûts caché de la production alimentaire, en particulier les coûts en termes de dégradation des ressources naturelles, de détérioration de l’environnement, de changement climatique, de dépendance accrue envers les énergies fossiles, de perte de biodiversité, les coûts sociaux endurés par les producteurs agricoles11 et autres travailleurs du secteur, et d’impact sur la santé des consommateurs et des producteurs12. En grande partie, la politique de prix alimentaires bas est fondée sur le déplacement des coûts de production de la nourriture vers le futur et vers l’environnement et la sous-rémunération de la main-d'œuvre agricole.
2. L’idéologie
Contexte idéologique général
Après une période qui s’est étendue depuis la crise des années 1930 jusqu’aux années 1980, pendant laquelle l’État était un acteur majeur dans l’économie, il se produisit un revirement profond de la base idéologique sur laquelle les politiques alimentaires - et pas uniquement elles - étaient fondées. La nouvelle orientation idéologique dominante reposait sur la vision d’une économie dirigée par le secteur privé où le rôle de l’État était réduit au minimum et où la dérégulation devait « libérer l’initiative privée ». Dans le secteur de l’alimentation, le développement du commerce et la suprématie du marché libre devaient stimuler la productivité, la production et les profits.
Avec l’affaiblissement de l’État et le renforcement de l’influence des entreprises privées, l’intérêt privé et personnel l’emporta sur l’intérêt général de la majorité de la population. Conformément à la théorie économique néoclassique, le profit - rapide ou immédiat - devint la principale sinon unique base sur laquelle décider du type d’activité à entreprendre, et la population fut plus libre d’agir individuellement pour son intérêt personnel, le succès étant mesuré en termes d’accumulation d’argent et de biens matériels.
Avec le temps, des tentatives furent faites pour évaluer en termes monétaires quelques éléments typiquement non monétaires tels que les ressources naturelles qui, pour des raisons évidentes, ne pouvaient alors plus être négligés dans une approche de prise de décision marquée par l’économisme qui devait néanmoins tenir compte de certains éléments essentiels de nature non économique. Intégrée dans les méthodes dominantes d’analyse économique, l’actualisation traduisait le « présentisme » en termes « scientifiques » en accordant systématiquement un moindre poids aux bénéfices et coûts futurs, minimisant par là même dans la décision le poids des conséquences à long terme des actions entreprises. Cette manière de raisonner comportait - et comporte encore - évidemment un grand risque de prise de décisions préjudiciables pour l’avenir.
Désormais, avec une prise de conscience des impacts à long terme comme le changement climatique, la dégradation des ressources naturelles et les questions de qualité et de sécurité des aliments, le « présentisme » apparaît pour ce qu’il est, c’est-à-dire une attitude idéologique dangereuse. Beaucoup comprennent qu’il y a besoin de réglementer les activités des grands acteurs économiques et que seul l’État en tant qu’expression des préférences politiques de la majorité de la population (que ce soit au niveau local, national, régional ou mondial) peut accomplir cette tâche essentielle.
Mais avec un mode de penser, d’analyser et de mesurer pris depuis des décennies dans un carcan idéologique, il est devenu extrêmement difficile d’avoir une pensée originale qui soit libérée des idées dominantes, et ceux qui y parviennent sont souvent considérés comme de doux rêveurs ou des militants irresponsables et dangereux.
Représentation de la question alimentaire
Un autre aspect de l’impasse idéologique dans laquelle nous sommes est la manière dont la question alimentaire est généralement présentée et le discours utilisé à cette fin : on la décrit comme si elle se caractérisait par une nécessité absolue de produire toujours davantage de nourriture et d’une manière techniquement plus efficace.
En affirmant qu’il nous faut produire davantage, le risque encouru est d’accorder plus d’importance à l’aspect quantitatif qu’à la qualité - et la composition - de ce qui doit être produit et à son mode de production. Ce type de discours masque trois problèmes d’importance : est-ce que ce qui est requis pour garantir la sécurité alimentaire de l’humanité se réduit simplement à une nécessité de produire un volume plus grand de nourriture ? Ou bien la sécurité alimentaire future demande-t-elle également de changer la nature - c’est-à-dire la composition - de notre alimentation et notre façon de la consommer ? Les techniques de production ont-elles une influence sur la durabilité ? Est-ce que l’identité de ceux qui produisent notre alimentation future importe ?
Dans la représentation dominante de la question alimentaire, d’importants éléments d’une solution au problème de notre alimentation future sont discrètement éliminés du débat, notamment la nécessité de :
•Réformer notre mode de nous alimenter pour rendre notre régime alimentaire plus efficient (notamment en réduisant la part des produits d’origine animale, sachant qu’environ la moitié du grain produit au monde sert à nourrir les animaux) ce qui réduirait le volume de nourriture à produire et, par voie de conséquence, la pression exercée sur les ressources naturelles ;
•Combattre le gaspillage alimentaire afin de réduire encore davantage la quantité de nourriture à produire et la pression sur les ressources ;
•Adopter des techniques de production plus durables préservant les ressources naturelles ; et,
•Aider les millions de petits agriculteurs qui produisent la plus grande partie de notre alimentation et parmi lesquels se trouve la majorité des personnes sous-alimentées, afin d’améliorer leurs conditions de vie, ce qui est également de façon évidente partie de la solution13.
Ceux qui affirment que la production devrait devenir plus efficace du point de vue technique, encouragent la tendance à chercher des solutions plus sophistiquées du point de vue technique nécessitant davantage d’intrants, d’investissements et de bâtiments14, et contribuant surtout au renforcement des interdépendances que nous avons déjà décrites dans auparavant dans cet article. Ils éliminent les petites unités de production familiale de la solution, car ils les considèrent généralement comme « arriérées » et incapables d’adopter de nouvelles technologies. Ils voient les producteurs travaillant sur ces unités comme une contrainte, comme des gens qui utilisent la terre et l’eau de manière inefficace alors que ces ressources devraient, à leur avis, être mises entre les mains de ceux qu’ils présentent faussement comme des acteurs plus efficaces, c’est-à-dire les grandes fermes et plantations industrielles15.
3. La structure
Les habitudes alimentaires
Les transformations qui viennent d’être décrites ont profondément modifié la façon de manger. Les gens se sont habitués à une alimentation bon marché et très diversifiée. Pour se faire une idée de ce changement, il suffit de demander à une personne âgée comment on mangeait il y a cinquante ou soixante ans et de faire la comparaison avec aujourd’hui. Les chaînes de froid, les hypermarchés où s’étale une myriade de produits peu chers - y compris des produits exotiques et hors saison -, les produits alimentaires ultra-transformés et les robots alimentaires sont devenus communs et ont radicalement changé la façon de consommer la nourriture. Ces habitudes - qui sont dans une large mesure le résultat d’un matraquage publicitaire généralisé et très efficace - sont à présent si bien établies qu’elles nous semblent normales sinon indispensables : il sera difficile de les changer rapidement à grande échelle.
Les aspects principaux de l’évolution observée comprennent une incroyable augmentation mondiale de la consommation de viande, de poisson et de fruits de mer, une part de plus en plus grande dans l’alimentation des produits transformés16 et le développement d’un goût pour des produits exotiques et hors saison. La Figure 1 montre qu’en un peu moins de 50 ans, l’offre mondiale de viande a été multipliée par plus de 4, alors que celle de poisson et de fruits de mer a plus que quintuplé pour répondre à la demande croissante.
Figure 1 : Évolution de l’offre de viande et de poissons et fruits de mer
entre 1961 et 2013
Source : FAOSTAT.
Petit à petit, sur des décennies, cette évolution s’est accompagnée de l’élaboration d’un vaste ensemble de réglementations adaptées à la production de masse et difficiles à respecter par les petites unités de production et de commercialisation ou les AMAP17, ce qui freine leur développement18.
Il est compliqué de changer des habitudes, surtout quand elles sont profondément liées à un mode de vie comme c’est le cas des habitudes alimentaires (prestige, individualisme croissant, horaires de travail, addiction aux écrans, etc.). Pour la majeure partie de la population, dépenser davantage d’argent ou passer plus de temps à cuisiner la nourriture n’est pas une option, ce qui rend difficile l’évolution vers des régimes alimentaires plus durables où les produits frais - éventuellement résultant d’une agriculture biologique - gagneraient en importance.
Il y a cependant quelques signes d’évolution encourageants qui vont dans le sens d’un système plus durable et plus respectueux du climat. La consommation de viande diminue depuis peu dans les pays riches et parmi les élites des pays pauvres ou émergents ; les AMAP et autres dispositifs de circuits courts se développent malgré les contraintes freinant leur développement ; la consommation de produits alimentaires provenant de l’agriculture biologique ou du commerce équitable est en augmentation, même si elle reste encore, pour l’heure, plutôt marginale et réservée à un groupe de population plutôt aisé. Il y a donc de l’espoir et des indications que l’inertie face à la transition peut être vaincue19.
Le rapport des forces politiques
De multiples et puissantes parties prenantes avec des intérêts particuliers. À la suite de la mise en place des liens d’interdépendance évoqués ci-dessus, d’énormes compagnies multinationales (Bayer, Syngenta, etc.) sont apparues en amont pour proposer leurs intrants agricoles20, alors qu’en aval les industries agroalimentaires et la distribution se développèrent pour fournir de la nourriture à des villes en croissance rapide en attirant des investissements financiers considérables aboutissant à la création de puissants conglomérats21. Plus récemment, la finance a gagné en importance dans le système alimentaire22, contribuant ainsi à son intégration plus poussée encore dans l’économie mondiale.
L’établissement d’un réseau dense de liens et la multiplication de parties prenantes importantes ayant de gros intérêts a ainsi contribué à rendre le système plus solide et capable de résister à tout changement qui menacerait les intérêts de certains acteurs. Cette évolution a été favorisée par des conditions économiques qui se sont caractérisées par de l’énergie bon marché, des travailleurs mieux organisés et mieux payés (surtout dans les pays riches), une recherche agricole s’intéressant principalement aux grandes unités de production, des subventions publiques et une concentration progressive de la distribution23. Initialement, le système était fortement dominé par les industries de transformation de produits agricoles, en expansion rapide. Plus tard, des compagnies de grande distribution réussirent à se placer en position dominante. Il est probable qu’à l’avenir, les acteurs émergents du « Big Data » deviendront les nouveaux maîtres de notre système alimentaire24.
Ces changements ont contribué à marginaliser l’agriculture traditionnelle et ont mené à l’abandon progressif d’anciens modes de culture qui avaient pourtant leurs avantages (par exemple, la monoculture a remplacé la culture associée), les repoussant dans un quasi-oubli et encourageant une artificialisation accélérée des conditions dans lesquelles la production se fait.
Le cloisonnement
L’extraordinaire développement des connaissances aux XVIIIe et XIXe siècles a entraîné un cloisonnement de la science. L’universalisme devenant une exception sinon une impossibilité, la spécialisation encouragea une fragmentation des connaissances du fait de la concentration des scientifiques sur des disciplines spécifiques. Cette évolution mena à une séparation progressive des connaissances. Plus tard, la spécialisation se produisit même à l’intérieur des disciplines, un exemple emblématique de cette tendance est la médecine dans laquelle on observe désormais un nombre croissant de spécialistes, alors que les généralistes sont de plus en plus rares.
Cette évolution a profondément modifié notre manière d’appréhender la réalité et ses problèmes : plutôt que de les considérer d’une manière holistique, la façon dominante de penser consiste à les décomposer en éléments afin de tenter de résoudre individuellement chacune des pièces du puzzle ainsi constitué. Aujourd’hui, on se rend compte que cette manière de penser comporte des inconvénients majeurs dans la mesure où elle ne permet pas d’appréhender une question dans toutes ses dimensions et sa complexité. Des questions telles que l’environnement ou le climat sont immensément complexes et ne peuvent être correctement abordées que par le recours à une approche systémique qui intègre dans la pensée les multiples liens et effets rétroactifs existant entre les divers éléments constituant du monde dans lequel nous vivons. Des progrès ont été effectués dans cette direction au cours des dernières décennies, mais il en faudra encore bien davantage.
Une conséquence de ce cloisonnement s’observe dans la façon verticale dont nos institutions sont structurées. Dans le domaine agricole, il y a souvent plusieurs ministères s’occupant de divers aspects du secteur, et la recherche et la vulgarisation sont fréquemment organisées par produits (le riz, le blé, le maïs, le cacao, le café, etc.), en grande partie du fait de la priorité donnée à la spécialisation et à la monoculture, et à la place centrale accordée au concept de chaîne de valeur (ou de filière). L’éducation agricole a, le plus souvent, été organisée de la même façon. Seuls quelques efforts limités ont été consentis dans le domaine de la recherche sur les systèmes agraires, les cultures associées ou sur les écosystèmes, même si des initiatives valables ont été lancées récemment.
Le cloisonnement du gouvernement a rendu la coordination difficile ; il en est de même dans l’économie où les filières sont organisées autour d’un produit et opèrent lui sans se préoccuper de ce qui se passe pour les autres. Cet état de fait a entraîné des politiques sous-sectorielles incohérentes entre elles dont l’ensemble ne parvient pas à traiter les questions sectorielles ou globales qui les dépassent.
La transition qui demande de considérer le système alimentaire dans son ensemble demandera davantage de travail multidisciplinaire et le développement de nouveaux outils plus performants d’analyse de la complexité.
4. Implications
La Figure 2 résume les principaux obstacles à la transition vers un système alimentaire plus durable et plus respectueux du climat.
Figure 2 : Obstacles à la transition vers un système alimentaire
plus durable et plus respectueux du climat
Télécharger le diagramme : Obstacles.jpg
On pourrait facilement argumenter sur la distribution de ces obstacles entre les trois catégories histoire, idéologie et structure. Par exemple, dans le diagramme, certains des obstacles sous « histoire » sont clairement de nature structurelle. De même, les éléments sous « structure » et « idéologie » sont évidemment le résultat d’une évolution dans le temps et sont donc le produit de l’histoire. Il y a donc de l’arbitraire et de l’imperfection dans ce regroupement logique des obstacles. Ce sont là des faiblesses qui illustrent à merveille notre tendance à séparer et classifier en catégories des éléments qui sont intimement liés entre eux et la difficulté que nous rencontrons à penser en système.
L’imperfection de la présentation n’est peut-être pas si grave que ça, pourvu que nous soyons pleinement conscients du fait que les obstacles passés en revue ici sont profondément ancrés dans notre mode de penser, dans notre manière de considérer le monde qui nous entoure, dans nos comportements et dans notre façon de nous organiser.
Ceci signifie que la transition demandera la mise en œuvre des changements très profonds, une espèce de révolution culturelle. La résistance au changement ne proviendra pas que de personnes défendant leur intérêt, elle sera également le fait de personnes refusant de remettre en cause la façon qu’elles ont de se voir et dont elles se sont façonnées, influencées par les stimuli dans lesquelles elles baignent depuis qu’elles sont nées, notamment par la publicité. C’est une révolution des mentalités et des comportements qui est requise, et il est probable qu’elle mettra du temps à se faire et que cela sera d’un côté plutôt douloureux, et de l’autre extrêmement exaltant.
Le temps est précisément une ressource précieuse disponible seulement en quantité limitée, car il faut agir rapidement. La douleur, nous avons appris à la haïr et à chercher à l’éviter. L’exaltation est une émotion positive : osons espérer que l’exaltation de relever ce formidable défi nous aider à surmonter tous ces obstacles !
Septembre 2019
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Pour en savoir davantage :
•The Economics of Ecosystems and Biodiversity (TEEB), Measuring what matters in agriculture and food systems: a synthesis of the results and recommendations of TEEB for Agriculture and Food’s Scientific and Economic Foundations report, UN Environment, Geneva, 2018 (en anglais).
•IPBES, Communiqué de presse: Le dangereux déclin de la nature : Un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère, Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), 2019.
Sélection d’articles récents déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :
•Alimentation, environnement et santé, 2014, rev.2017.
2015.
Et d’autres articles que l’on peut trouver dans notre section “Durabilité de l’alimentation”.
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Notes :
1.M. Maetz, Alimentation, environnement et santé, 2017.
2.M.Maetz, Le climat change, l’alimentation et l’agriculture aussi - Vers une « nouvelle révolution agricole et alimentaire », 2016.
3.M. Maetz, Le krach alimentaire planétaire : mythe ou réalité ? 2018.
4.M. Maetz, Les politiques agricoles et alimentaires en place sont-elles favorables aux systèmes alimentaires locaux durables ? 2015.
5.La « dépendance de trajectoire » fait référence au fait qu’un choix fait à un certain moment dans le temps sera au moins en partie déterminé par des décisions antérieures ou des événements passés, même si les conditions dans lesquelles ceux-ci ont eu lieu ne sont plus véritablement pertinents. La décision prise peut alors être non optimale. Cette idée est souvent associée à la notion d’inertie ou au fait que « l’histoire compte ».
6.En plus de l’agriculture, le développement industriel s’est également fortement appuyé sur le militaire ce qui a donné naissance au complexe militaro-industriel. La conséquence de cette association a été une industrialisation de la guerre qui a vu sa nature meurtrière et destructrice démultipliée de manière extraordinaire à partir du XIXe siècle.
7.M. Maetz, L’eau - La stratégie du «tout pour l’irrigation» a abouti à un système inégalitaire fragile et gaspilleur, 2013.
8.M. Maetz, Le commerce international des produits agricoles, 2014.
9.M. Maetz, Les frontières dans l’économie mondialisée - Contrôle de la main-d’œuvre, mobilité des marchandises et des capitaux, pérennité des profits et creusement des inégalités, 2018.
10. En France par exemple, « Depuis 1960, les ménages consacrent à l'alimentation une part de plus en plus réduite de leur dépense de consommation : 20 % en 2014 contre 35 % en 1960 », Cinquante ans de consommation alimentaire : une croissance modérée, mais de profonds changements, INSEE, 2015 - Aux États-Unis, la part allouée à l’alimentation est bien plus basse qu’en France ; dans les pays pauvres, cette part est bien plus importante et peut dépasser 60 % pour les catégories de population les plus pauvres.
11.M. Maetz, Prix agricoles bas, dette, suicides de paysans, grèves et interdiction d’achat de bovins pour l’abattage : la crise agricole indienne, 2017.
12.M. Maetz, La production et l’utilisation des pesticides : une atteinte aux droits à l’alimentation et à la santé, 2017.
13.M. Maetz, La question de l’alimentation humaine peut-elle être réduite à un problème de production ? 2019.
14.Voir par exemple : Fresco, L., Local and organic is a romantic myth – the future of sustainable agriculture is all about smart technology and scaling up, Aeon, 2015 (en anglais).
15.M. Maetz, Les mégafermes industrielles sont-elles une solution pour nourrir le monde ? 2018.
16.Lire par exemple: M. Maetz, L’agriculture et l’alimentation aux États-Unis : situation actuelle et (peut-être) future, 2017 et M. Maetz, Les conséquences de la crise alimentaire de 2007-2008 : le coût social et économique non comptabilisé de la résilience, 2016.
17.AMAP : Association pour le maintien d'une agriculture paysanne.
18.M.Maetz, op.cit., 2015.
19.M. Maetz, Notre système alimentaire : quelques raisons d’espérer… 2017.
20.M. Maetz, Ces grandes compagnies qui veulent notre bien... : l'amont, 2014.
21.M. Maetz, Grandes manoeuvres dans le système alimentaire mondial : concentration et financiarisation consolident son caractère industriel, 2017.
22.Jomo Kwame Sundaram et Anis Chowdhury, La Banque mondiale est en train de financiariser le développement, 2019.
23.Groupe international d'experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), From uniformity to diversity, A paradigm shift from industrial agriculture to diversified agroecological systems, 2016 (en anglais).
24.M. Maetz, Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018.
Dernière actualisation: septembre 2019
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