Politiques pour une transition vers des systèmes alimentaires plus durables et plus respectueux du climat

 
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Enjeux



Politiques pour une transition vers des systèmes alimentaires

plus durables et plus respectueux du climat



Il faut allier le pessimisme de l'intelligence

à l'optimisme de la volonté.

(Antonio Gramsci)


Une brève histoire de notre système alimentaire


Depuis la Seconde guerre mondiale, notre système alimentaire a vu d’énormes investissements dans l’irrigation1, des efforts intenses d’amélioration génétique des plantes et des animaux2, la promotion des produits agrochimiques3 et des outils mécaniques utiles à la production alimentaire, une spécialisation de la production provoquant une rapide croissance des flux commerciaux de nourriture4 et une explosion de l’industrie agroalimentaire. Ces changements ont été appuyés par une aide massive de l’État et un investissement considérable effectué par des opérateurs privés, parmi lesquels les producteurs agricoles.


Le résultat de ces efforts a été une extraordinaire croissance de la productivité et de la production alimentaire, mais également une augmentation du contenu en énergie non renouvelable de notre alimentation, tandis que les zones rurales et en particulier les producteurs agricoles continuent de souffrir de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire qui frappe des centaines de millions de personnes5. L’exode rural massif a été l’un des principaux phénomènes qui ont profondément changé le monde. Simultanément, plus de 1,5 milliard de personnes sont en situation de surpoids et 600 millions sont obèses, ces chiffres étant en augmentation rapide.


La durabilité de notre système alimentaire est devenue une préoccupation de plus en plus importante, étant donnés les indéniables signes de dégradation des ressources naturelles sur lesquelles s’appuie la production de notre alimentation, la croissance rapide de la consommation, le dérèglement climatique et les risques sanitaires liés à la nourriture.


Cette situation demande une réflexion sérieuse sur les défis à relever6 et les politiques publiques requises pour faciliter une transition vers un système alimentaire plus durable.


Ce papier propose une façon d’approcher cette question et expose en plus de détails la panoplie de politiques disponibles pour rendre nos systèmes alimentaires plus respectueux du climat.


À quoi ressemblerait un système alimentaire durable ?


Le concept de développement durable a été proposé il y a plus de vingt-cinq ans par la Commission Brundtland (Notre avenir à tous) dans un rapport qui a servi de base pour le Sommet de la terre tenu en 1992 à Rio de Janeiro, au Brésil. Le développement durable est un mode de développement qui « doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l'environnement des générations présentes et futures »7. Pendant le Sommet de la terre, ces besoins ont été considérés comme ayant une dimension sociale, économique, écologique, culturelle et spirituelle. Avec le temps, les trois premières dimensions furent celles auxquelles le plus d’attention fut donnée. Pour beaucoup, avec les années, la durabilité devint synonyme de durabilité environnementale, un biais qui augmenta encore au fur et à mesure que plus d’importance fut accordée au climat.


Dans ce document, nous considérerons un concept à cinq dimensions qui couvrent les domaines économique, social, environnemental, politique et culturel (y compris spirituel).


Les principales questions posées par ces domaines sont représentées dans la Figure 1.


Figure 1: Alimentation et durabilité - Principales questions


À la lumière de ces questions, à quoi ressemblerait un système alimentaire durable ?


Ce serait un système (voir Figure 2):

  1. D’un point de vue économique :

      1. Qui contribue à la richesse de l’économie en créant de la valeur ajoutée ;

      2. Dans lequel la valeur ajoutée serait distribuée entre les divers agents opérant dans le système de façon à leur permettre de vivre décemment.

  2. D’un point de vue social :

      1. Qui contribue à l’éradication de la pauvreté ;

      2. Qui assure la sécurité alimentaire pour tous ;

      3. Qui ne force pas une part importante des producteurs hors du système alimentaire (par la pauvreté ou l’accaparement des terres) ;

      4. Qui protège la santé de ceux qui travaillent dans le système alimentaire ainsi que ceux qui consomment la nourriture produite.

  3. D’un point de vue environnemental :

      1. Qui contribue à la stabilisation du climat (par exemple en réduisant les émissions de GES8 et en augmentant la séquestration du carbone) ;

      2. Qui assure la disponibilité et la qualité des ressources naturelles (terre, eau, forêts, biodiversité).

  4. D’un point de vue culturel :

      1. Qui protège l’identité et les racines culturelles ;

      2. Qui promeut la diversité alimentaire.

  5. D’un point de vue politique :

      1. Qui préserve la paix et la stabilité politique ;

      2. Qui assure la souveraineté alimentaire ;

      3. Qui protège les droits humains, notamment le droit à l’alimentation.


Figure 2: Un système alimentaire durable*


Note: la surface grisée en forme d’amibe suggère que les dimensions individuelles ne peuvent pas

être « traitées » indépendamment de l’ensemble du système.


Chercher à aller vers un système alimentaire plus durable signifie progresser vers la réalisation de ces caractéristiques qui sont des objectifs.


La complexité de cette question exige deux remarques de précaution :


  1. 1.Il y a évidemment de forts liens de causalité, synergies ou antagonismes entre ces différentes dimensions, et il n’est pas possible de traiter ces dimensions et leurs caractéristiques individuelles en isolation. Au contraire, il sera souhaitable d’adopter une approche systémique, surtout au moment de décider le type de politiques agricoles et alimentaires susceptibles d’aider à la réalisation d’un système alimentaire durable (Figure 3) ;

  2. 2.Le bouquet de politiques approprié pour favoriser l’émergence d’un système alimentaire plus durable dépendra du contexte spécifique sur lequel il est appliqué (par exemple : performance actuelle du secteur alimentaire par rapport aux cinq dimensions de la durabilité, principales contraintes et opportunités, contexte et équilibres politiques, orientation générale des politiques économiques, pays riche ou pauvre, exportateur ou importateur de nourriture, poids relatif de l’alimentation dans l’économie nationale, niveau de développement des filières, etc.)9. Il n’y a donc pas de bouquet de politiques « idéal » que l’on puisse recommander dans toutes les situations (solution toute faite). Dans une économie riche, les questions auxquelles la priorité risque d’être accordée comprendront probablement la santé, la distribution des revenus entre les opérateurs de filières, la biodiversité, la stabilité climatique et quelques autres. Dans des économies pauvres, les questions risquent d’inclure la pauvreté et l’insécurité alimentaire, la valeur ajoutée, la stabilité climatique, la distribution des revenus, la souveraineté alimentaire et bien d’autres encore.


Figure 3: Exemple de synergies et d’antagonismes possibles


Quelles mesures pour aller vers plus de durabilité ?


Dans une économie mixte où le secteur privé, le secteur privé et la société civile coexistent dans un système où le marché et les politiques publiques structurent le contexte -  comme c’est le cas dans la plupart des pays à l’heure actuelle -, il y a trois types principaux de mesures auxquelles on peut avoir recours pour influencer le comportement des personnes et l’orienter de façon à rendre le système alimentaire plus durable :


  1. Les mesures qui modifient les incitations à adopter certains comportements. Ces incitations peuvent comprendre des incitations financières (taxes ou subventions) ou sociales (considération/déconsidération) ;

  2. Des mesures qui modifient les règles et les normes qui doivent être respectées par tous les agents économiques ;

  3. Des mesures créant des opportunités pour les agents économiques : nouvelles technologies, nouvelles infrastructures, nouveaux services, nouvelle information et, plus généralement, des biens publics améliorés.


Illustrons cela par quelques exemples montrant comment une mesure de politique donnée peut avoir un effet sur la durabilité d’un système alimentaire.


Incitation : Subvention sur les engrais azotés de synthèse.


D’un point de vue historique, des efforts considérables ont été faits - et continuent à être faits, particulièrement dans les pays pauvres - pour donner des incitations financières en vue de l’adoption de certaines technologies (par exemple, subventions sur les engrais de synthèse, sur le matériel agricole, sur les investissements dans l’industrie agroalimentaire de transformation). Dans l’immédiat, ce type de politique a un impact positif sur la production et la valeur ajoutée10 et, indirectement peut-être, sur la déforestation (dans la mesure où la productivité augmente), sur la productivité du travail (et sur le revenu, sous certaines conditions), sur la qualité du stockage de l’alimentation, et pour le consommateur, sur la part du temps consacrée à préparer les repas.


Dans le cas spécifique d’une subvention sur les engrais azotés de synthèse, l’effet négatif observé est une tendance à encourager l’utilisation excessive de l’engrais subventionné. Cette augmentation contribue à provoquer une hausse des émissions des GES au détriment de la stabilité du climat11 et une pollution du sol et de l’eau12. En outre, dans le cas d’un pays pauvre, la subvention va surtout bénéficier aux producteurs les plus riches et n’est donc pas en faveur d’une meilleure répartition des revenus. Elle ne va pas davantage contribuer à réduire la pauvreté ou l’insécurité alimentaire, puisque les producteurs les plus pauvres et les plus vulnérables ne sont pas en mesure de bénéficier de cette subvention car la plupart d’entre eux n’ont pas l’argent nécessaire pour acheter l’engrais même à un prix subventionné. Cette subvention est aussi défavorable au maintien d’une biodiversité agricole car seul un nombre limité d’espèces et de variétés répondent suffisamment à l’engrais azoté pour qu’ils soient une option attrayante.


Réglementation : l’étiquetage nutritionnel des produits alimentaires : code couleur.


Il y a une prise de conscience croissante de l’impact de la composition de l’alimentation sur notre santé : le contenu en sucre, en matières grasses et en sel est le plus blâmé pour le diabète, les maladies cardiovasculaires et les cancers d’origine alimentaire. Certains pays ont envisagé d’introduire un système de code couleurs facilement compréhensible par les consommateurs (par exemple, rouge, jaune et vert au Royaume Uni, cinq couleurs en France ; des systèmes voisins sont développés au Kenya, au Ghana et au Nigéria) qui les informe sur les risques sanitaires associés à la consommation de divers produits alimentaires. Avec un tel code très accessible, on s’attend à ce que l’effet positif principal de cette mesure de politique se fasse sentir sur la santé.


D’autres impacts possibles pourraient comprendre une diversification du régime alimentaire et une meilleure distribution de la valeur ajoutée dans les filières alimentaires. Si le code couleur est obligatoire, les transformateurs industriels pourraient probablement connaître une diminution de la part de la valeur ajoutée qui leur revient, puisqu’ils pourraient perdre une partie de leur chiffre d’affaires ou avoir des coûts de production plus élevés, ce qui bénéficierait probablement à d’autres agents économiques, y compris les producteurs agricoles et les consommateurs. Si l’utilisation du code couleur est optionnelle, les entreprises qui l’adopteraient et qui pourraient démontrer la qualité de leur produit devraient gagner (plus de chiffre d’affaires, plus de profit), alors que ceux qui n’adopteraient pas le code ou qui produisent des aliments associés à des risques sanitaires perdraient probablement des clients ou se verraient obligés de diminuer leurs prix (et leurs profits). Dans ce cas également, les producteurs agricoles et les consommateurs devraient bénéficier de cette mesure, bien que probablement à des échéances différentes (court terme pour les producteurs, moyen ou long terme pour les consommateurs).


Le désavantage de ces étiquettes avec code couleur est qu’il se pourrait qu’elles contribuent à augmenter les coûts et réduire les marges dans le secteur de l’alimentation. Elles pourraient également entraîner une augmentation du prix de la nourriture qui, en l’absence de compensations, pourrait provoquer un regain d’insécurité alimentaire.


Opportunités: recherche et vulgarisation sur des technologies à faible utilisation d’intrants et à haute intensité de connaissances (Figure 4)


Remplacer les techniques de production fortes utilisatrices d’énergie, qui sont agressives pour l’environnement et inaccessibles aux producteurs pauvres exige le développement et la dissémination de technologies à faible utilisation d’intrants et à haute intensité de connaissances (comme par exemple l’agroforesterie, le système de riziculture intensif (SRI), le push-pull et la lutte intégrée contre les ravageurs). Ces technologies auront un effet positif sur l’environnement en préservant ou en améliorant la qualité des sols et de l’eau, en réduisant les émissions de GES et en faisant la promotion de la biodiversité agricole. En réduisant l’utilisation d’intrants commerciaux, ils accroîtront la valeur ajoutée allant au producteur primaire, réduiront les risques sanitaires pour les producteurs et les consommateurs, contribueront à une diversité alimentaire (association de cultures) et une souveraineté alimentaire plus grande (par une dépendance moindre sur les intrants commerciaux). L’effet combiné de tous ces effets positifs sera une meilleure sécurité alimentaire des paysans pauvres dans les pays pauvres.


Le désavantage de ces technologies pourrait être une diminution de la valeur ajoutée totale du secteur alimentaire (dans le court terme) et, peut-être, une pression accrue sur les ressources forestières tant que la consommation alimentaire globale n’évolue pas (par exemple dans la direction d’un gaspillage réduit et d’une consommation moindre de produits animaux).


Figure 4: Effets possibles de technologies à faible utilisation d’intrants

et à haute intensité de connaissances



Un exemple de paquet de mesures de politique


En pratique, les instruments de politique sont rarement utilisés seuls. Ils sont généralement regroupés en paquets qui cherchent à résoudre un ensemble de questions en réalisant un groupe d’objectifs.


Nous allons examiner ici le menu des options qui pourraient faire partie d’un paquet de mesures cherchant à réduire les émissions de GES par notre système alimentaire, ce qui devrait être un objectif essentiel d’une stratégie menant à un système plus durable et plus respectueux du climat.


La conception d’un paquet de politiques en vue de réduire les émissions de GES liées au climat demande tout d’abord une identification des principales sources d’émission dans le système alimentaire. La nature de la question - mondiale - détermine la nature du paquet de politiques nécessaires qui ne peut uniquement appliqué au niveau national, même si les émissions de GES peuvent être liées aux lieux desquels elles proviennent et à des problèmes locaux spécifiques. Mais elles (les émissions et les politiques locales) ont aussi des conséquences mondiales.


Figure 5 : Sources d’émissions de GES provenant du système

alimentaire (en % des émissions totales de GES

)

Source : calculs de l’auteur basés sur des données de la FAO,

de l’OMC, de la Banque mondiale et du FMI13.


Pour réduire ces émissions, tout un éventail de mesures de politiques peut être utilisé.


    Incitations


      1. Suppression des subventions sur les énergies fossiles, sur les équipements mécaniques consommateurs d’énergie, sur l’électricité (tant qu’elle est principalement produite à partir d’énergies fossiles), et sur les intrants chimiques14 ;

      2. La taxation des émissions de GES ;

      3. Soutien sous forme de subventions des pratiques respectueuses du climat qui, pour le moment, sont désavantagées car elles doivent entrer en compétition avec des pratiques qui génèrent des externalités négatives15 (voir l’exemple du Viet Nam)16 ;

      4. Suppression de toutes les mesures qui tendent à réduire les prix alimentaires et compenser l’augmentation par plus d’assistance alimentaire17 ;

      5. Réduction de taxes pour les commerces de détail qui font des dons à des associations et des banques alimentaires en vue de réduire le gaspillage ;

      6. Subvention du recyclage des déchets alimentaires ;

      7. Aide accrue aux communautés locales qui acceptent de préserver leurs forêts et leurs tourbières.


    Mesures réglementaires


      1. Interdire dans les filières les pratiques nocives qui génèrent de grandes quantités de GES ;

      2. Supprimer les obstacles institutionnels et réglementaires qui empêchent le développement et la mise en oeuvre de programmes d’agriculture locale et durable et des AMAP (Associations pour le maintien d'une agriculture paysanne), par exemple en protégeant les terres à vocation agricoles près des villes, en facilitant l’accès au financement, en organisant des programmes de formation sur des techniques durables, en assouplissant la politique semencière, etc.18 ;

      3. Reconsidérer les règles de gestion des produits alimentaires dans les commerces de détail ;

      4. Développer et mettre en oeuvre des normes environnementales plus strictes pour les grandes unités industrielles de production animale ;

      5. Assurer une protection effective des forêts et des tourbières, y compris l’interdiction de l’expansion de la culture du palmier à huile sur les tourbières.


    Créer des opportunités


      1. Développer des activités de recherche en vue de trouver des innovations technologiques ne provoquant pas d’externalités négatives (y compris l’émission de GES) et ne demandant pas d’investissements en infrastructure nécessitant un apport important d’énergie. La priorité devrait être accordée à des technologies à haute intensité de connaissances (plutôt que de capital) de façon à rendre plus aisée leur utilisation par des producteurs pauvres et à réduire les coûts. Ces innovations devront contribuer à augmenter la productivité des terres agricoles en réduisant la pression sur les forêts et en augmentant le stockage de carbone dans le sol. Cela demandera davantage de financement public pour la recherche dans la mesure où les technologies à développer ne seront pas faciles à intégrer dans des biens vendables et ne seront donc pas attractives pour le secteur privé. La recherche devra dans une large mesure être menée de façon à ce que les technologies développées soient adaptées à des conditions locales très diverses ;

      2. Utiliser les opportunités résultant des associations de cultures ;

      3. Revitaliser la culture de plantes et variété traditionnelles (par exemple les cultures  « orphelines » résistant à la sécheresse tel le mil, le sorgho et le fonio en Afrique, l’orge dans les pays tempérés)19 ;

      4. Développer des technologies de transformation et de stockage de la nourriture demandant peu d’énergie, ainsi que des techniques de recyclage des déchets pouvant produire de l’énergie utilisable pour la transformation ou le stockage de la nourriture ;

      5. Inventer des techniques de gestion de la forêt en vue de l’augmentation du stockage de la biomasse et la sauvegarde de la biodiversité ;

      6. Investir dans la recherche en agroforesterie en vue de bénéficier de ses avantages en termes de gestion de microclimats, de la fertilité du sol et d’augmenter le stockage   de carbone en surface ;

      7. Exécuter des programmes en vue de disséminer et aider l’adoption des nouvelles technologies produites par des efforts supplémentaires de recherche.


Dans ce cas comme dans d’autre, le bon mélange de mesures à mettre dans le paquet de politiques dépendra des conditions spécifiques de l’endroit où il sera mis en oeuvre.


Pourquoi la transition vers un système alimentaire plus durable est-elle si difficile ?


Il y a un consensus croissant sur le fait que notre système alimentaire n’est pas durable. Les points ci-dessous illustrent les principales composantes de ce consensus :


  1. La relation duale existant entre le système alimentaire et le dérèglement climatique et, plus généralement, les ressources naturelles (terre, eau, forêt et biodiversité) est illustrée par des preuves convaincantes montrant que la nourriture est à la fois une cause essentielle et une « victime » du changement climatique et de la dégradation des ressources naturelles ;

  2. La sous-évaluation de la nourriture et ses prix relativement bas - malgré l’augmentation observée au cours de la dernière décennie - sont liés à la non prise en compte des externalités négatives du système alimentaire et s’accompagnent d’une faible rémunération d’une grande partie des travailleurs y opérant20 ;

  3. La concentration et les rapports de forces dans le système alimentaire entraînent l’émergence d’une large proportion de producteurs agricoles fortement endettés, un nombre alarmant de suicides parmi les paysans tant dans les pays pauvres que dans les pays riches, tandis que l’exode rural est une caractéristique majeure de la période passée et présente qui provoque des difficultés sociales et des conséquences culturelles graves ;

  4. La sécurité sanitaire des aliments est devenue une préoccupation majeure pour les consommateurs à la suite d’une série de cas de contamination ;

  5. Une attention plus grande à la souveraineté alimentaire et au droit à l’alimentation illustre le poids politique de la question alimentaire et représente une réaction envers la forte concentration du pouvoir dans le système alimentaire ;

  6. Les préoccupations sur les implications culturelles des changements dans les modes de consommation alimentaires résultent d’une progressive homogénéisation des régimes alimentaires partout dans le monde.


Pourquoi donc les mesures pouvant faciliter une transition vers un système alimentaire durable ne sont-elles pas prises urgemment ?


Figure 5: Un ciel menaçant…




    La dimension temporelle


Le temps a un poids déterminant dans le débat sur la durabilité et cela de plusieurs façons :


    1. 1.Présentisme : le temps de la durabilité et celui de la politique (au sens des affaires de l’État) sont si différents que, à moins que l’impact de la non durabilité soit perçu aujourd’hui, il n’y a que peu de crédit politique à tenter de traiter cette question. Au niveau individuel, nous avons tendance à préférer le présent au futur. En démocratie, nous pensons que les meilleurs juges de nos lois sont ceux sur lesquelles elles agissent et, comme la proportion des gens âgés augmente, notre propension à donner la priorité au présent immédiat croît. Ainsi, nos lois tendent à déconsidérer les risques futurs et l’attention de nos responsables politiques portent surtout sur la nécessité de montrer des résultats immédiats de leur action (à temps pour les prochaines élections). Cela pose la question de comment les intérêts des générations futures peuvent être défendus aujourd’hui, un problème difficile que certains résolvent en disant que ce qui devrait être fait est de s’assurer que les générations futures auront au moins autant de contrôle sur leur avenir que nous21 ;

    2. 2.Malgré le consensus mentionné ci-dessus, la non durabilité apparaît encore plus une question du futur que du présent. Les signes de la non durabilité sont encore trop faibles pour justifier les efforts (et les dépenses) nécessaires pour opérer une transition vers plus de durabilité ;

    3. 3.Plus nous regardons vers l’avenir, et plus faible et moins précis est notre lien avec les générations futures ;

    4. 4.La pensée économique dominante (par exemple l’analyse des taux de rentabilité pour alimenter la décision d’investir) donne plus de poids aux coûts et bénéfices d’aujourd’hui qu’à ceux du futur (taux d’actualisation), ce qui introduit un biais dans la prise de décision qui sous-estime systématiquement les coûts et bénéfices futurs ;

    5. 5.Un biais défavorable au futur. Quand on compare l’agriculture conventionnelle industrielle avec l’agriculture biologique ou écologique, on utilise communément les rendements actuels obtenus par ces types d’agriculture et cela amène à conclure que seule l’agriculture conventionnelle industrielle pourra nourrir l’humanité. Or ce raisonnement introduit un biais car il présuppose que les rendements actuels de l’agriculture industrielle persisteront dans l’avenir - alors qu’il y a déjà des indications fiables que ces rendements baisseront probablement à moins que de sérieux ajustements et investissements soient faits22 - et cela néglige le fait qu’avec davantage de recherche, les rendements de l’agriculture biologique ou écologique augmenteront probablement à l’avenir.


    Le contexte politique et économique défavorable


Avec le temps, l’agriculture s’est fortement intégrée dans l’économie nationale. Son développement depuis la Seconde guerre mondiale est étroitement lié au développement de l’industrie chimique, des travaux publics et du génie civil, au transport et au commerce international, à l’agroindustrie et à la grande distribution. Ce phénomène a abouti à l’apparition de géants économiques qui ont un intérêt particulier à faire en sorte que notre système alimentaire poursuive son développement industriel23 qui repose sur une agriculture « de la chimie et du ciment », crée d’énormes déséquilibres de pouvoir qui sont défavorables tant à la masse de producteurs de nourriture qu’aux consommateurs, et qui bénéficie de déficits énormes de gouvernance où les gouvernements nationaux ne sont plus en mesure de prendre les décisions susceptibles de résoudre les principaux problèmes qui sont, au moins en partie, d’une nature mondiale (changement climatique, appauvrissement de la biodiversité agricole, évolution technologique).


La faiblesse des États face aux géants industriels, commerciaux et financiers ne leur permet pas d’avoir la capacité d’imposer les changements nécessaires pour relever le défi de la durabilité de notre alimentation, d’autant plus que les gouvernements ont tendance à préserver l’intérêt national immédiat et à adopter fréquemment un comportement de  « passager clandestin » (free rider) qui les affaiblit encore davantage.


Pour ce qui est de la gouvernance mondiale, le récent renforcement du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) est un pas dans la bonne direction, mais encore insuffisant pour assurer une action suffisamment coordonnée, d’autant plus que divers groupes et alliances ont émergé, établis par des États et des entreprises privées en-dehors du cadre des institutions de gouvernance mondiale24. Original puisqu’il donne un statut équivalent à diverses parties prenantes (États, organisations de la société civile y compris les organisations paysannes, le secteur privé et les organisations internationales) et qu’il bénéficie de l’appui d’un Groupe d’experts de haut niveau, le CSA met l’accent sur les politiques publiques, mais il n’a pas de pouvoir de décision puisque les gouvernements sont libres de mettre en oeuvre ou non ses recommandations (par exemple les  Directives volontaires pour une Gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale). Cela lui permet d’être innovant dans sa réflexion mais limite aussi l’impact réel de son travail sur le terrain. Il reste également vulnérable dans la mesure où il est sous-budgétisé ce qui le rend susceptible d’être influencé par les donateurs25.


    L’exigence d’un engagement et d’un comportement citoyen


Quel que soit le paquet de politiques mis en oeuvre, le succès dépendra de la réaction de la population, que ce soit à titre individuel ou collectif, dans le cadre d’associations, de gouvernements locaux et/ou de compagnies privées. Les choix des consommateurs joueront un rôle essentiel dans la transition, dans la mesure où il influence le comportement des dirigeants politiques et des entreprises privées qui feront ce qu’il faut pour améliorer leur image afin d’obtenir les votes ou vendre leurs marchandises26. La consommation de produits locaux frais, plutôt que celle de produits transformés « de nulle part », le refus de consommer des produits hors saison, la réduction de la consommation excessive de produits animaux et l’achat de produits du commerce équitable sont des pas dans la bonne direction27. Ces changements en cours commencent à provoquer des modifications adaptatives dans le système alimentaire où l’agriculture biologique est en croissance rapide28.


Conclusion: ce qu’il faut retenir


Du point de vue des politiques pour une transition vers des systèmes alimentaires plus durables, les principales idées à retenir peuvent être résumées en quatre points :


  1. La situation présente de notre système alimentaire est un résultat de l’histoire. Il n’y a rien de « naturel » ou « d’inévitable » dans son évolution vers la non durabilité. Plutôt, c’est là le résultat d’une série de décisions humaines qui reflètent l’équilibre des pouvoirs dans nos sociétés ;

  2. Pour aller vers davantage de durabilité, il est nécessaire de définir concrètement les objectifs qui devraient être atteints dans les diverses dimensions de la durabilité. L’importante - et la priorité - accordée à la réalisation de chacun de ces objectifs dépend de la situation spécifique existant dans une zone, un pays ou une région particulière ;

  3. Il y a un grand nombre de mesures de politique qui peuvent aider pour aller vers des systèmes alimentaires plus durables. Celles qu’il s’agira d’utiliser dépendront de la spécificité des situations (pas de solution toute faite), des priorités et des capacités de mise en oeuvre ;

  4. Les principaux obstacles empêchant une progression rapide vers plus de durabilité, en plus de notre manque de connaissance et de compréhension des processus naturels, est notre perception du temps et un contexte politique qui, à l’heure actuelle, est plutôt défavorable.


Materne Maetz

(avril 2018)



Notes


1. Maetz, M., L’eau, 2013.

2. Maetz, M., Les ressources génétiques, 2013.

3. 112 millions de tonnes d’azote ont été utilisées dans l’agriculture en 2011, soit quelques 30% de plus qu’en 2002, et 2,7 millions de tonnes de produits phytosanitaires hautement toxiques (pesticides, herbicides, fongicides, etc.) ont été épandus sur les cultures, soit une augmentation de 250% depuis 1990. Maetz, M., Alimentation, environnement et santé, 2017.

4. De moins de 100 millions de dollars dans les années 60 à plus de 1000 milliards de dollars en 2010, Maetz, M., Le commerce international des produits agricoles, 2014.

5. Maetz, M., Des chiffres et des faits sur la faim dans le monde, 2017.

6. Maetz, M., Quels sont les défis à relever pour assurer un futur durable à notre alimentation ? 2017.

7. Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Principe 3, 3-14 Juin 1992. Voir aussi une série de trois articles sur la durabilité et l’équité intergénérationnelle sur lafaimexpliquee.org.

8. GES: gaz à effet de serre.

9. M. Maetz and J. Balié,  Influencer les processus de politiques - leçons tirées de l'expérience, FAO, 2008.

10. Mais les statistiques sur la production céréalière en France montrent, par exemple, qu’avec le temps, cet impact se perd, principalement à cause de la dégradation de la qualité des sols et leur niveau d’activité biologique. En Asie, en riziculture, l’engrais azoté est connu pour contribuer à l’acidification progressive des sols.

11 On estime que la dégradation des engrais est responsable d’environ 2% des émissions totales de GES, et l’on peut estimer que l’agroindustrie est responsable de 4 à 6% des émissions totales de GES - M. Maetz, Le climat change, l’alimentation et l’agriculture aussi, 2016.

12. M. Maetz, Alimentation, environnement et santé, 2017.

13. M. Maetz, Alimentation, environnement et santé, 2017.

14. Dans leur papier de 2012 sur la réforme des subventions sur l’énergie (Reforming Energy Subsidies), les spécialistes du Fonds monétaire international (FMI) estiment à 1900 milliards de dollars (2,7% du PIB mondial, soit environ l’équivalent du PIB de l’Italie en 2011), le montant des subventions sur l’énergie payées dans le monde.

15. Une externalité correspond à une situation dans laquelle l'acte de production ou de consommation d'un agent économique a un impact positif ou négatif sur la situation d'un ou plusieurs autres agents non impliqués dans l'action, sans que ceux-ci n’aient à payer pour tous les bénéfices dont ils ont profité ou sans qu’ils ne soient totalement compensés pour les dommages qu’ils ont subis. En pratique, cela signifie souvent que ces coûts devront être assumés par les générations futures.

16. Au Viet Nam, par exemple, une compensation est donnée aux producteurs qui adoptent des pratiques respectueuses du climat (utilisation réduite d’eau et de produits agrochimiques).

17. A. MacMillan, Le moment n’est-il pas venu de repenser la gestion de notre alimentation ?, 2014.

18. Maetz, M., Les politiques agricoles et alimentaires en place sont-elles favorables aux systèmes alimentaires locaux durables ? 2015.

19. Voir pour cela le travail fait par la FAO dans le cadre de son programme SIPAM (Systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial).

20. Voir par exemple : M. Maetz, L’agriculture et l’alimentation aux États-Unis : situation actuelle et  (peut-être) future, 2017.

21. Thompson, Dennis F., Representing future generations: political presentism and democratic trusteeship, Critical Review of International and Political Philosophy 13(1): 17-37, 2010.

22. Fresco, L., Local and organic is a romantic myth – the future of sustainable agriculture is all about smart technology and scaling up, Aeon, 2015.

23. Mooney, P. (Coordinator), Too big to feed - Exploring the impacts of mega-mergers, consolidation and concentration of power in the agri-food sector, IPES-Food. 2017.

24. La Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition : un coup pour les capitaux internationaux ? par N. McKeon, 2014, présentation sur lafaimexpliquee.org.

25. McKeon, N., Global Food Governance - Between corporate control and shaky democracy, Global Governance Spotlight, sef: (Development and Peace Foundation), Bonn 2018.

26. Maetz, M., Le système agricole et alimentaire international à la recherche d’une bonne image, 2013.

27. Maetz, M., Notre système alimentaire : quelques raisons d’espérer…, 2017.

28. Maetz, M., Sous la poussée des consommateurs, l’agriculture biologique est-elle en train de devenir l’élément essentiel de la transition d’une agriculture chimique conventionnelle vers une agriculture plus durable ? 2018.




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Voir aussi:

  1. -Obstacles à la transition : - Pourquoi est-il si difficile de rendre notre système alimentaire plus durable et plus respectueux du climat ? 2019.

 

Dernière actualisation:   avril 2018

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