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26 septembre 2015
Mettre en oeuvre le droit à l’alimentation : les termes du débat
Sur lafaimexpliquee.org, nous avions eu l’occasion de parler de la nouvelle loi indienne sur la sécurité alimentaire au moment de son approbation, il y a près de deux ans [lire ici]. Nous avions alors présenté quelques aspects du débat autour de cette loi en Inde et dans le monde, au moment où les négociations menées dans le cadre de l’OMC étaient tout près d’aboutir à l’accord de Bali sur l’agriculture qui semblait alors comme une menace sur la mise en oeuvre par l’Inde de son programme de sécurité alimentaire [lire ici].
Une discussion approfondie sur toutes les questions posées par la loi indienne sur la sécurité alimentaire est à présent disponible grâce à une publication récente de la FAO « La distribution de nourriture par l’État en tant que protection sociale - Le débat autour de la loi indienne sur la sécurité alimentaire » (“State food provisioning as social protection - Debating India’s national food security law” disponible en anglais uniquement) rédigée par l’un des principaux acteurs d’un débat qui dura plus d’une décennie, Harsh Mander, qui est à présent le directeur du Centre for Equity Studies à New Delhi et qui dirigea la rédaction de la Loi sur la sécurité alimentaire de 2013. Cette publication soulève des questions essentielles qui doivent être résolues par tout pays envisageant de concevoir un mécanisme de mise en oeuvre du droit à l’alimentation.
Même si l’Inde n’est pas « un modèle à imiter par les autres pays » comme le dit Harsh Mander, « la façon dont l’Inde discute et agit en faveur de la sécurité alimentaire importe au monde entier » affirme Jomo Kwame Sundaram, Coordinateur pour le Développement économique et social à la FAO. Bien que l’Inde reste le pays au monde avec la plus grande population en situation d’insécurité alimentaire - 195 millions de personnes selon les dernières estimations de la FAO [lire ici] - elle a « exploré, créé et testé beaucoup de stratégies et de tactiques pour réduire la faim au niveau local » accumulant une expérience exceptionnelle dans le combat contre la faim parmi sa population de castes et de tribus répertoriées, de veuves, de personnes handicapées, de personnes souffrant de maladies chroniques, d’orphelins et d’enfants abandonnés. Ces populations sont aussi représentatives de la majorité des personnes sous-alimentées dans le monde qui vivent à présent dans des pays à revenu intermédiaire qui « ont les ressources nationales pour assurer une production alimentaire croissante et …l’accès à l’alimentation et son utilisation ».
L’Inde fait partie du groupe des pays qui ont officiellement reconnu le droit à l’alimentation [lire ici] et sa Loi sur la sécurité alimentaire est l’outil principal pour traduire ce droit dans la réalité. Cette Loi « garantie… des rations mensuelles de riz, de blé ou de mil fortement subventionnées - en fait, pratiquement gratuites - à 75% de la population rurale et 50% de la population urbaine (un total d’environ 800 millions de personnes), des programmes universels d’alimentation pour les enfants en âge pré-scolaire et scolaire, les femmes enceintes et allaitantes, ainsi que des droits universels de maternité. Elle mandate également la création de mécanismes institutionnels (dont des mécanismes de recours) de mise en oeuvre de la Loi au niveau central, des États et des districts ».
Voici les principaux points qui ont fait l’objet d’un débat :
•La croissance économique suffit-elle à réduire la pauvreté et la faim, ou bien une intervention directe de l’État est-elle nécessaire pour assurer les besoins humains fondamentaux tels que l’alimentation, l’éducation, la santé et la sécurité sociale ?
Ceux qui sont en faveur d’une intervention publique estiment que l’expérience montre que la croissance économique n’est pas suffisante pour éliminer la pauvreté et la faim, mais que des actions publiques sont indispensables pour atteindre ce résultat désiré. La croissance économique ne génère pas d’opportunités d’emploi pour tous et les personnes sous-alimentées ne sont souvent pas en mesure de saisir les opportunités offertes par la croissance économique [lire ici].
Ceux qui s’opposent à ce point de vue estiment que la distribution de nourriture est coûteuse et occasionne des gaspillages, constitue une source de détournements et de corruption, et que les ressources ainsi utilisées pourraient servir à financer des actions plus productives.
•Le devoir de l’État de distribuer de la nourriture au titre de la protection sociale devrait-il faire l’objet d’une loi et pouvoir être invoqué devant un tribunal de justice ?
Ceux qui sont contre cette idée avancent que seuls les droits civiques et politiques devraient faire l’objet d’une loi, alors que la décision d’allouer des ressources au respect des droits socio-économiques ne devrait faire l’objet que d’une obligation morale car c’est là la responsabilité du pouvoir exécutif, en vertu du principe de séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire et du fait de la capacité limitée de l’État. Ceux qui soutiennent cette idée, au contraire, justifient l’inclusion de ces droits dans la loi par le fait que l’on peut considérer que le droit à l’alimentation fait partie intégrante du droit constitutionnel à la vie.
•La loi sur la sécurité alimentaire devrait-elle se limiter à la distribution de nourriture par l’État, ou devrait-elle englober toutes les dimension de la sécurité alimentaire et nutritionnelle (protection des capacités d’un ménage de produire ou d’acheter suffisamment de nourriture, accès à l’assainissement, à de l’eau propre, aux soins de santé, etc.) ?
Dans un pays où vivent un grand nombre de personnes sans terre, où les suicides de paysans sont fréquents et où l’agriculture est en crise, beaucoup estiment qu’il faut s’occuper de toutes les dimensions de la sécurité alimentaire et nutritionnelle, et intégrer dans la loi des dispositions sur la réforme agraire, les services agricoles, l’eau propre, l’assainissement, les services de santé, les allocations de maternité et bien d’autres éléments. Les opposants à cette idée estiment au contraire que tout cela rendrait la mise en oeuvre de la Loi impossible.
Un deuxième débat a porté sur la nature de la nourriture distribuée : devrait-elle être limitée au riz et aux céréales, ou devrait-elle aussi comprendre des aliments riches en protéines tels que lentilles et huile ?
•L’aide alimentaire devrait-elle se faire par la distribution de nourriture en nature ou par le paiement d’une allocation monétaire, ou par une combinaison des deux ? La nourriture distribuée devrait-elle être préparée ou non ?
Les arguments en faveur d’une allocation monétaire sont : avec de l’argent, les bénéficiaires peuvent acheter sur le marché le type de nourriture qu’ils désirent, au lieu de devoir prendre des aliments souvent de qualité inférieure à la boutique de rationnement proche de leur domicile; cela permet de court-circuiter les intermédiaires, diminuer le gaspillage et exige des stocks publics moins importants, et faire baisser les coûts et réduire les possibilités de corruption. Les opposants aux allocations monétaires estiment, pour leur part, qu’elles ne permettent pas vraiment de réduire les détournements ou la corruption, et que le système bancaire indien n’est pas suffisamment bien développé pour que les bénéficiaires n’aient pas à faire face à des coûts supplémentaires (temps et dépenses de déplacement pour aller retirer leur argent). Ils soulèvent également la question du risque de mauvaise utilisation par les hommes de l’argent ainsi distribué et une éventuelle augmentation des prix des produits alimentaires (inflation alimentaire). Ils soulignent également l’avantage que présentent les achats par l’État qui assurent ainsi un débouché fiable aux paysans.
Il y a un consensus général sur la distribution aux ménages d’aliments non préparés. Mais beaucoup sont d’avis qu’il est préférable de distribuer de la nourriture prête à certains individus particulièrement défavorisés (enfants, adolescentes, femmes enceintes et allaitantes) ainsi qu’à ceux qui ne peuvent pas cuisiner par eux-mêmes tels que les sans-abri et les indigents. Les repas ainsi préparés peuvent aussi être utilisés pour renforcer les apports en micro-nutriments.
•Qui devrait recevoir cette nourriture et ces allocations de protection sociale ? Ces aides devraient-elles être limitées aux citoyens légaux ou devraient-elles également bénéficier aux migrants illégaux ? Devraient-elles être les mêmes pour tous les citoyens, qu’ils soient pauvres ou riches ?
L’argument principal en faveur de la limitation des distributions aux citoyens légaux est le besoin de réduire les coûts et le volume distribué. Ceux qui estiment qu’il faut aussi inclure les autres bénéficiaires potentiels se fondent sur le caractère universel du droit à l’alimentation. Le débat a également porté sur la question de savoir si avoir un programme universel signifiait également apporter le même appui à tous, qu’ils soient riches ou pauvres. Ceux qui se prononcent en faveur d’un appui uniforme s’appuient sur un argument éthique et légal, tous les citoyens étant égaux. Par ailleurs, certains affirment que les méthodes d’identification des nécessiteux excluent souvent ceux qui sont le plus dans le besoin et que des manipulations peuvent entrainer l’inclusion de personnes qui ne devraient pas être éligibles. De même, les plus nécessiteux sont souvent incapables de comprendre et participer aux formalités qu’il faut satisfaire pour pouvoir bénéficier d’une aide ciblée. Mais les adversaires d’une distribution universelle avancent que son coût est prohibitif et qu’il n’y a aucune justification pour nourrir des personnes correctement alimentées.
•Quelles formes d’assistance publique assurent au mieux la sécurité alimentaire et nutritionnelle des enfants ?
Certains pensent que les crèches et les services de garde des enfants sont essentiels pour assurer une bonne nutrition des enfants, particulièrement ceux qui ont des mères appauvries ou au travail qui ne peuvent pas les allaiter. Pour les enfants de plus de six mois, il y a débat pour savoir s’il faut ou non utiliser des aliments pré-emballés (avec enrichissement en micro-nutriments) ou des repas fraichement préparés qui apportent une alimentation plus appropriée du point de vue culturel, ne sont pas influencés par des considérations commerciales, mais qui peuvent parfois être servis dans des conditions d’hygiène insuffisantes.
•Quelles modalités d’assistance publique respectent au mieux les droits des femmes et des enfants ?
A cause de la discrimination dont elles font l’objet, les femmes sont plus susceptibles de souffrir de sous-alimentation. Pour compenser leur manque de pouvoir, on a décidé, en Inde, de désigner la femme la plus âgée du ménage comme détentrice de la carte de rationnement. Des rations et des allocations spéciales sont aussi apportées aux femmes enceintes ou allaitantes. Il y a eu débat sur la question de savoir si les rations additionnelles devaient simplement être ajoutées aux droits des ménages, ou si des repas préparés spéciaux devaient être proposés aux femmes (bien que certains doutent que les femmes puissent aller quotidiennement visiter un centre de distribution). Les allocations de maternité ont été critiquées comme trop faibles pour compenser réellement la perte d’un salaire. Enfin, des critiques ont observé que les femmes doivent aussi être aidées même quand elles ne sont pas engagées dans le cycle de reproduction.
•Quelles formes d’aide préservent au mieux les droit des groupes les plus vulnérables ?
Il est probable que les groupes les plus vulnérables risquent d’échapper au processus général d’octroi d’aide alimentaire. Ils doivent donc bénéficier d’aides spécifiques. C’est le cas par exemple des personnes âgées, des personnes handicapées, des femmes seules, des enfants des rues et des migrants. Plusieurs alternatives ont été considérées et débattues, y compris l’ouverture de centres spécialisés (gérés par l’État ou par des organisations charitables ou religieuses). Des critiques ont estimé que plutôt que de créer des nouveaux mécanismes spéciaux, ce qui rajouterait à la complexité du programme, il vaut mieux essayer d’améliorer le fonctionnement du programme général d’assistance alimentaire.
•L’aide publique devrait-elle s’accompagner de conditionnalités ?
Les conditions proposées par les partisans de conditionnalités comprennent dans le cas des allocations de maternité, l’âge au moment du mariage, la taille de la famille, les examens pré- et post-natals, les vaccinations et un accouchement en structure médicale. Pour les repas scolaires, la condition implicite est l’inscription à l’école (mais non pas les résultats scolaires). Les opposants aux conditionnalités estiment que celles-ci reviennent à estimer que les pauvres sont incapables de prendre les bonnes décisions de façon indépendante et que leur comportement doit être influencé par une ‘punition’ au cas où ils ne prendraient pas des décisions bonnes du point de vue social. Il y a aussi un risque, ajoutent-ils, de punir des personnes pour ne pas être capables de remplir les conditions, à cause même de leur situation de pauvreté.
•Comment les citoyens peuvent-ils mettre l’État devant ses responsabilités d’assurer leur droit à l’alimentation ?
Il y a trois types de mécanismes pour prendre en compte les doléances des citoyens: (i) administratif, dans lequel toute action officielle qui viole des droits peut être dénoncée à une autorité administrative de niveau supérieur; (ii) politique, auprès des représentants élus des gouvernements locaux; et (iii) judiciaire. Ce dernier niveau apparait le plus indépendant, mais chacun des trois niveaux n’est guère accessible aux groupes les plus vulnérables. Par conséquent, un appel de plus en plus fréquent est fait à des mécanismes de résolution des griefs de nature quasi-judiciaires, tels que les institutions de droits de l’homme qui existent au niveau des États, les médiateurs ou les tribunaux autonomes. Dans ce cas, le débat porte sur le mode de sélection des membres de ces organisations. Il concerne également la difficulté que présente l’identification du niveau dans l’administration où la faute a été commise, ainsi que sur le type de pénalités qu’il faudrait imposer aux responsables.
Cette publication aborde donc certaines des principales questions qui posent problème dans la mise en oeuvre du droit à l’alimentation. Elle constitue une lecture obligée pour tous ceux qui s’intéressent aux modalités pratiques de concrétisation du droit à l’alimentation, et particulièrement pour ceux qui sont responsables de leur conception et leur mise en oeuvre au niveau national et local.
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Pour en savoir davantage :
-Mander, H., State food provisionning as social protection - Deating India’s national food security law, Right to Food Study, FAO 2015 (en anglais uniquement)
-Trueba et MacMillan, Comment en finir avec la faim en temps de crises - Commençons dès maintenant, 2014
-FAO, Guide pour l'action à l'intention des pays confrontés à la flambée des prix des denrées alimentaires, 2011, 2011
-PAM, Assistance alimentaire sous forme de transferts monétaires et de bons, 2012
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Dernière actualisation: septembre 2015
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