Nouvelles
12 mars 2017
Pourquoi des famines dans un monde d’abondance ?
Après une période de cinq ans (2008-2013) où la crise alimentaire mondiale faisait la une de l’actualité et une petite pause de calme très relatif, le spectre de la famine est depuis peu de retour en force dans nos médias. Succédant à la grande famine de 2011-2012 en Somalie qui a fait plus de 250 000 victimes, voilà une nouvelle crise au Nigéria, en Somalie, au Sud Soudan et au Yémen qui, d’après les agences spécialisées, toucherait plus de vingt millions de personnes (SMIAR-FAO) et pourrait être l’une des plus graves famine de ces dernières décennies.
Mais qu’est-ce donc qu’une famine et comment est-il possible qu’une famine survienne dans notre monde d’abondance ?
D’après le Cadre Intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) développé par un consortium d’organisations intergouvernementales et d’ONG internationales, « la famine existe dans des zones où, même avec les bénéfices de l’aide humanitaire, au moins 20% des ménages connaissent un manque extrême de nourriture et d’autres biens de base. La faim et la pauvreté extrêmes sont évidentes. On observe une mortalité significative, directement attribuable à une privation totale de nourriture ou à l’interaction entre la malnutrition et la maladie. » (Guidelines on Key parameters for IPC Famine classification - disponible uniquement en anglais)
La famine est donc une situation d’échec qui se caractérise par l’incapacité de l’aide humanitaire à empêcher la faim extrême, la maladie et la mort sur une grande échelle.
Cette incapacité peut avoir plusieurs raisons :
•Une situation d’insécurité qui rend difficile, voire impossible, l’intervention de l’aide humanitaire, qu’elle soit nationale ou internationale. C’est le cas des zones de guerre, comme l’illustre la situation actuelle au Nigéria, en Somalie, au Sud Soudan et au Yémen.
•L’aide humanitaire ne dispose pas de moyens suffisant pour venir en aide aux groupes de population touchés (personnel, nourriture, médicaments, moyens de transport, etc.).
•L’accès au territoire est rendu très difficile ou impossible du fait de l’état des infrastructures de communication (absence d’infrastructure, routes ou ponts coupés par des inondations, destructions occasionnées par un tremblement de terre ou un conflit, etc.).
Il est important de noter que les deux premières de ces raisons sont d’origine humaine et la troisième pourrait être au moins en partie contournée par l’utilisation de moyens de transport aérien (parachutage de nourriture et de médicament) certes coûteux, mais quand il s’agit de sauver des vies, peut-on lésiner sur les ressources ?
Mais avant d’arriver au stade ultime de famine, l’IPC distingue 4 phases qui vont depuis une « sécurité alimentaire générale » - mais qui peut cependant comporter jusqu’à 3% de malnutrition aiguë et jusqu’à 20% de prévalence de retard de croissance… - à celle de famine, en passant par les stades successifs suivants : « insécurité alimentaire modérée », « grave crise alimentaire et de subsistance » et « urgence humanitaire ».
Presque toujours, sauf peut-être dans le cas d’une catastrophe naturelle violente et subite, la famine n’est pas un événement inopiné, mais elle est précédée d’évènements avant-coureurs et s’installe progressivement, et des mesures peuvent être prises afin d’éviter qu’elle ne survienne. Et même en cas de catastrophe subite, elle est souvent prévisible à plus ou moins longue échéance et on peut prendre des mesures de prévention, notamment le maintien de stocks de nourriture ou de médicaments.
Il y a donc toujours moyen d’éviter que ces situations, en particulier la situation extrême de famine, ne surviennent.
Dans un certain nombre de cas, si les grands pays donateurs mobilisaient, en début de crise au moment du lancement des appels par les organisations internationales, telles que le PAM et la FAO, les ressources qu’ils finissent par donner plus tard quand la situation est devenue catastrophique, les drames les plus graves pourraient être évités et le nombre de victimes serait bien moindre. Malheureusement, l’expérience montre que les ressources arrivent presque toujours trop tard et en volume insuffisant, souvent pour des raisons politiques [lire]. De même, en cas de conflit, tous les efforts ne sont pas faits par les grandes puissances pour arriver à un arrêt des hostilités et un rétablissement de la sécurité dans les zones concernées. C’est bien une combinaison de ces deux phénomènes qui contribue à aggraver la crise actuelle.
Il faut noter ici que la situation d’urgence alimentaire ou de famine ne constitue que la pointe de l’iceberg de la faim et de la sous-alimentation. En plus de la vingtaine de millions de personnes en situation extrême trouvées dans les quatre pays déjà mentionnés (Somalie, Yémen, Sud Soudan et Nigeria), le dernier bulletin (disponible en anglais uniquement) du Système mondial d’information et d’alerte rapide (SMIAR), publié début mars 2017, mentionne 37 pays (dont 28 en Afrique) et estime à près de 30 millions supplémentaires le nombre de personnes nécessitant une aide alimentaire en Afrique, non seulement dans des pays en conflit ou voisins de pays en conflit, mais également dans des pays « paisibles » tels que le Kenya, Madagascar et le Mozambique.
En comparaison à ces 50 millions de personnes en besoin d’assistance aujourd’hui, la FAO estimait en 2015 qu’il y avait environ 220 millions de personnes en situation de sous-alimentation chronique en Afrique (près de 800 millions dans le monde) [lire], avec des conséquences dramatiques sur la capacité de développement physique et intellectuel, de travail, sur la santé et la durée de vie des personnes affectées et créant, pour les pays concernés, un handicap économique considérable.
Comment a-t-on pu en arriver là, alors que l’on produit, à l’heure actuelle, bien plus de nourriture sur terre que ce qu’il faut pour nourrir correctement toute la population humaine ?
-Une longue période d’abandon de l’agriculture. Pendant des décennies, l’agriculture et l’alimentation n’étaient pas des domaines dans lesquels les États voulaient investir. Avec les coupes budgétaires drastiques imposées aux pays pauvres par les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, c’est l’agriculture et l’alimentation qui furent les victimes désignées de ces coupes [lire]. Cela d’autant plus que, selon l’expression utilisée par un ancien Premier ministre ougandais au début des années 2000, « les décideurs ont pensé qu’il y aurait toujours de l’argent ‘froid’ provenant des donateurs en cas d’urgence alimentaire et qu’il était donc préférable d’investir l’argent ‘chaud’ du budget national dans d’autres activités que les donateurs ne voulaient pas soutenir ».
Une des conséquences les plus graves de ces coupes fut le démantèlement des systèmes de vulgarisation et de recherche, et leur remplacement par des systèmes privés de vulgarisation aux mains des compagnies semencières et agrochimique qui se sont contentées de travailler avec les paysans solvables résidant dans les zones à fort potentiel. La masse des petits paysans pauvres fut abandonnée à son sort et se retrouva ainsi souvent incapable de produire suffisamment ou de gagner le revenu monétaire nécessaire pour acheter la nourriture indispensable pour se nourrir.
-Une baisse de l’aide au développement agricole et rural et une montée de l’aide d’urgence. La part de l’aide au développement agricole a diminué de moitié entre 1987 et 2003, avant de reprendre un peu d’importance par la suite, avec l’arrivée de la crise. Cette diminution est allée de pair avec une augmentation de l’aide d’urgence. Ces évolutions peuvent être mises au compte de deux phénomènes :
(i)une attitude de plus en plus sceptique quant à l’utilité de l’aide au développement dans la mesure où les résultats observés sur le terrain ne sont pas très bons ni surtout durables ;
(ii)une forte sensibilité de l’opinion publique dans les pays riches devant des images de personnes en détresse publiées par les médias, ce qui fait qu’il est devenu plus facile, d’un point de vue politique, d’allouer des ressources à l’aide d’urgence, qui est vue comme un moyen efficace et direct pour sauver des vies, que de financer des programmes de développement qui pourraient éviter les crises mais qui apparaissent aux yeux de l’opinion comme peu efficaces et souvent minés par la corruption. De plus, les citoyens eux-mêmes, à titre privé, font des donations considérables aux ONG s’occupant d’aide d’urgence
-La priorité accordée à l’augmentation de la production alimentaire dans les stratégies de développement agricole. Depuis la crise alimentaire de 2007-2008, toute une série d’initiatives ont été lancées dans le but d’augmenter la production alimentaire mondiale, selon la « Nouvelle vision pour l’agriculture » adoptée au Forum de Davos en 2009. Cette approche se fonde sur un diagnostic qui attribue le problème alimentaire à un manque de disponibilité et rend responsables des échecs constatés les États et leur incapacité à venir en aide de façon efficace et effective à ceux qui souffrent de la faim.
Il s’ensuit, fort logiquement pour les architectes de cette nouvelle vision, qu’il faut se tourner vers le secteur privé pour résoudre le problème. [lire] Or, si l’on parle aux représentants du secteur privé - hors communication officielle -, ils ne se montrent guère prêts à jouer les développeurs : ils sont d’accord pour investir, produire et faire des profits, mais ne veulent pas être gênés dans leurs projets par une masse de petits paysans, cette masse à laquelle la Banque mondiale laisse le choix entre devenir ouvriers agricoles ou migrer vers les villes. [lire]
En conséquence de quoi, on a encouragé un vaste mouvement d’accaparement des terres et la création de la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition du G8 dont les agissements ont été critiqués tant par les ONG [lire] que par un rapport d’évaluation préparé pour l’Union Européenne. [lire] Le résultat de cette approche a été que les investissements se font au profit de quelques intérêts privés dans les zones à fort potentiel agricole, qui sont souvent irriguées et mieux desservies par les infrastructures de transport, alors que le reste du territoire est laissé dans un quasi-abandon qui le fragilise davantage et augmente encore la vulnérabilité de la population qui y habite. [lire]
-Le dérèglement climatique. Le dérèglement climatique, résultat de l’activité humaine et qui est en large partie une conséquence du mode de fonctionnement de notre système alimentaire [lire] va avoir pour conséquence une augmentation de la fréquence des évènements climatiques extrêmes et des conflits (FAO), ce qui risque de multiplier encore les cas présentant les conditions menant à une situation d’urgence, voire de famine, si l’on intervient pas à temps.
Conclusion
En conclusion, les situations de famine ou de quasi-famine observées dans le monde ne sont pas le fruit de la fatalité ou du manque de chance. Ce sont des évènements qui découlent d’une chaîne de décisions humaines qui ont été prises et continuent à être prises (ou à ne pas être prises) sur la base d’un diagnostic erroné, d’une approche inadaptée et de rapports de forces qui donnent la priorité à la recherche du profit de quelques uns et au lieu de l’intérêt général et de la lutte contre la sous-alimentation.
Ces situations dramatiques pourraient donc être évitées, car, comme le dit la devise qui a longtemps été la devise de lafaimexpliquee.org, « Ce qui a été fait par l’homme, peut être défait par lui », à condition bien sûr qu’une pression appropriée s’exerce sur les décideurs pour qu’ils modifient l’orientation de la stratégie agricole et alimentaire.
Étant données les conditions politiques actuelles et les grandes tendances de notre système alimentaire mondial [lire], on a toutes les raisons d’être plutôt pessimiste et de s’attendre à ce que les famines redeviennent à nouveau plus fréquentes. Mais, comme le disait Antonio Gramsci, « Il faut allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté. »
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Pour en savoir davantage :
-Système mondial d’information et d’alerte rapide (SMIAR-FAO), Crop Prospects and Food Situation (en anglais), FAO, 2017
-FAO, L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture: Tendances et défis - En bref, FAO, 2017
-Jomo K. Sundaram, Another Somalian Famine, Inter Press Service, 2017 (en anglais)
-IPC Food Security Working Group & IPC Nutrition Working Group, Guidelines on Key parameters for IPC Famine classification (en anglais), 2016
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Dernière actualisation: mars 2017