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24 mars 2016


L’Union européenne enquête sur la Nouvelle alliance sur la sécurité alimentaire et la nutrition du G8


La Commission du développement du Parlement européen a demandé une étude sur la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition à Olivier De Schutter, ancien Rapporteur des Nations Unies sur le Droit à l’alimentation. Ce rapport a été discuté par la Commission à la fin de 2015 dans le cadre d’une enquête de l’Union européenne sur la Nouvelle alliance.


Que nous dit ce rapport ?


  1. « Alors que l’objectif général de la [Nouvelle alliance] est bien-fondé, celle-ci présente certaines carences : les [Accords nationaux de coopération signés dans le cadre de l’Alliance] restent silencieux sur la nécessité d’une transition vers des modes de production agricole plus durables et d’un soutien aux filières de semences paysannes, sur les dangers associés à l’émergence d’un marché des droits fonciers ou sur la réglementation de l’agriculture contractuelle; et ils comportent des faiblesses dans le domaine de la nutrition ainsi que sur la reconnaissance des droits des femmes et l’amélioration de leur statut. »




Il est utile de rappeler ici que la Nouvelle alliance fut créée par le G8 en 2012, à la suite de la crise de sécurité alimentaire, afin de promouvoir l’investissement privé dans le secteur agricole et mettre en oeuvre « une révolution verte » en Afrique, avec l’objectif de sortir 50 millions d’Africains de la pauvreté en 10 ans. L’Alliance regroupe des donateurs (parmi lesquels l’Union européenne, la France, le Japon, les États-Unis, le Royaume Uni, La Banque africaine de développement et la Banque mondiale), quelques organisations de la société civile, la plupart des grandes multinationales de l’agrobusiness (parmi lesquelles, Barry Callebaut, Bayer, Bunge, Cargill, Coca Cola, DuPont, Heineken, Louis Dreyfus, Monsanto, Nestle, Syngenta, Unilever, United Phosphorus et Yara) ainsi que plusieurs institutions financières privées (parmi lesquelles Ecobank, Rabobank et Swiss Re).


A ce jour, 10 pays africains font partie de l’Alliance: le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, l’Ethiopie, le Ghana, le Malawi, le Mozambique, le Nigeria, le Sénégal et la Tanzanie. Dans chacun de ces pays, un cadre de coopération a été signé dans lequel les gouvernements des pays s’engagent à faire des réformes dans le domaine des politiques, les opérateurs privés identifient les montants qu’ils comptent investir dans divers domaines et les donateurs annoncent le soutien qu’ils s’engagent à apporter.


Les réformes dans le domaine des politiques


Le travail fait par O. De Schutter montre que les réformes de politiques auxquelles les gouvernements se sont engagés dans leur accord de coopération avec l’Alliance comprennent :


  1. la transformation de l’environnement économique national afin de le rendre plus favorable aux entreprises privées en améliorant l’infrastructure, en effectuant des réformes fiscales, en facilitant l’accès au financement, en supprimant « des barrières administratives, fiscales et réglementaires à la commercialisation et au commerce international des produits », en augmentant « la transparence et la stabilité de la politique de commerce international (afin de faciliter l’exportation des produits agricoles) » et en mettant en oeuvre une « réforme de la réglementation dans le domaine des semences en vue de renforcer les droits de propriété intellectuelle des entreprises créatrices de semences et d’établir un catalogue des semences là où un tel catalogue n’existe pas encore »

  2. des mesures pour faciliter l’accès des producteurs aux intrants agricoles tels que les semences améliorées, les engrais chimiques, les pesticides et les outils agricoles

  3. la clarification des droits à la terre et à l’eau

  4. l’adoption de politiques nutritionnelles telles que la fortification des aliments et le traitement de la malnutrition.


Selon O. De Schutter, les dix pays membres de l’Alliance se sont engagés à faire 213 réformes de politique. Le Tableau 1 résume les réalisations dans ce domaine.


Tableau 1: Réformes de politique résultant des engagements faits par les pays auprès de l’Alliance




Investissement privé


Pour ce qui est des investissements effectués par les compagnies privées, selon le rapport de O. De Schutter, 180 entreprises se sont engagées à investir 8 milliards de dollars avant la fin de 2013 dans les 10 pays de l’Alliance (10,2 milliards de dollars avant la fin de 2014), mais les dépenses effectives ont plutôt tardé, puisque seul 1.1 milliard de dollars avait été investi fin 2013 et 1,8 milliard à la fin de 2014. Le Rapport d’avancement de l’Alliance 2013-2014 estimait à 1,9 million le nombre de petits producteurs familiaux concernés par ces investissements, dont à peine 21% de femmes, et avançait qu’environ  37.000 emplois avaient été créés, dont 40% pour des femmes. Le nombre des bénéficiaires a atteint 8,2 millions de producteurs à la fin 2014 selon le rapport 2014-2015, dont 3,7 millions dans le domaine des intrants agricoles et 2,9 millions pour les services financiers. Ces investissements ont certes impliqué des compagnies africaines (dont certaines sont des filiales d’entreprises non africaines), mais les deux principaux investisseurs ont été Yara (engrais chimiques - 1,5 milliard de dollars) et Syngenta (semences, pesticides - 500 millions de dollars). C’est pourquoi « beaucoup d’observateurs considèrent [l’Alliance] comme un cheval de Troie pour les multinationales occidentales qui cherchent à développer leurs marchés en participant à la relance de l’agriculture africaine -- et en imposant, du coup, leur façon de voir sur la trajectoire à suivre ainsi que les choix agronomiques et économiques qui y sont associés ».


Tableau 2: Investissements privés dans les pays de l’Alliance




Soutien des donateurs


Selon le rapport annuel 2014-2015 de l’Alliance, les engagements initiaux des donateurs se montaient à 6,3 milliards de dollars et 3,2 milliards de dollars avait été effectivement dépensés à la fin de l’année 2014. Le principal pays bénéficiaire a été l’Ethiopie, suivie de la Tanzanie et du Sénégal.


Un diagnostic erroné


O. De Schutter souligne que l’Alliance repose sur un diagnostic erroné dans la mesure où elle estime que « l’insécurité alimentaire est principalement causée par un déficit de productivité qui lui-même est expliqué par un manque d’irrigation, de mécanisation et d’intrants -- pesticides, engrais chimiques et variétés ‘améliorées’ de semences en particulier ». Ce diagnostic a entraîné l’adoption par l’Alliance d’une « nouvelle révolution verte » comme solution à mettre en oeuvre en Afrique.


L’autre face du diagnostic est un grand scepticisme sur la capacité de réaction des petits producteurs en terme d’augmentation de la production et une méfiance par rapport à la participation de l’État dans l’économie. Par conséquent, l’Alliance cherche « à créer les liens nécessaires entre les programmes publics et l’investissement privé dans le cadre d’un processus de réalignement mutuel -- de sorte que les investisseurs privés contribuent  aux plans nationaux d’investissement dans l’agriculture, et que les investissements publics et les réformes de la réglementation créent un environnement favorable aux entreprises privées, les encourageant à s’engager dans le secteur agroalimentaire ». L’Alliance favorise aussi la promotion des grandes exploitations agricoles.


Avec la confirmation de tels principes de base, il est probable que les petits producteurs à faibles ressources courent le risque d’être exclus et marginalisés; et c’est ce que l’on peut déjà observer dès à présent. Ce phénomène s’est d’ailleurs traduit par plusieurs cas d’éviction de paysans de leurs terres [lire ici]. 


Le rapport de O. De Schutter passe en revue quelques défauts d’importance dans l’approche promue par l’Alliance :


  1. Terre. Les accords de coopération entre l’Alliance et les 10 pays participants ne se réfèrent que de façon sélective aux normes internationales s’appliquant aux investissements agricoles, tels que les Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale (2012), les très contestés Principes pour l’investissement responsable dans l’agriculture (2010), mais elle ne se réfère pas aux Principes pour un investissement responsable dans l'agriculture et les systèmes alimentaires (2014) ni aux Directives volontaires à l’appui de la concrétisation progressivedu droit à une alimentation adéquate dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale (2004) ou à la nécessité des investisseurs de respecter les droits humains. L’Alliance approche cette question avec « un accent presque exclusif sur la délivrance de titres fonciers » ce qui peut entrainer l’exclusion de producteurs pauvres dès le stade de l’octroi de titres (du fait de la corruption), plus tard, par l’application de taxes foncières et puis, finalement, par l’activation d’un marché foncier sur lequel les producteurs endettés peuvent être amenés à mettre leur terre en vente. Cela pourrait également remettre en cause les systèmes communautaires de gestion des terres.

  2. Agriculture contractuelle. O. De Schutter montre clairement, en se fondant sur des études existantes, que la commercialisation et l’achat de produits agricoles auprès des producteurs est un maillon de la chaine de valeur où se concentre une grande partie des investissements effectués dans le cadre de l’Alliance (environ 60 projets dont le montant atteint 2,8 milliards de dollars). Voilà qui pose le problème de la réglementation des contrats entre producteurs et compagnies privées. C’est là une question souvent mentionnée, mais en termes vagues, dans les accords de coopération de l’Alliance. De ce point de vue, le Ghana apparait comme une exception puisque l’accord y propose un modèle de contrat.

  3. Semences. La prudence est de mise pour ce qui est de la réglementation sur les semences adoptée dans le cadre de l’Alliance, dans la mesure où elle vise à favoriser la dissémination des semences commerciales de variétés qui exigent l’utilisation de produits agrochimiques, doivent être cultivées en monoculture, qui ne peuvent s’adapter à une grande diversité des agroécosystèmes et qu’elle crée les condition d’une perte de biodiversité agricole. Les réglementations proposées risquent de faire disparaitre les filières de semences paysannes ainsi que des connaissances et pratiques traditionnelles adaptées.

  4. Nutrition. L’aspect nutritionnel est largement négligé par l’Alliance dans ses activités au niveau pays. Seule une petite part des investissements est effectuée dans ce domaine, bien que les 10 pays de l’Alliance fassent partie de l’initiative SUN (Scaling-up Nutrition - Renforcement de la nutrition).

  5. Genre. Les investissements de l’Alliance ne se préoccupent que rarement directement des femmes et de leurs besoins et n’aident donc guère à réduire les discriminations contre les femmes.


Sur tous ces aspects, O. De Schutter formule des recommandations pour rendre les activités mises en oeuvre dans le cadre de l’Alliance conformes à la pensée actuelle sur comment résoudre le problème de la faim et de la malnutrition (priorité à la production alimentaire afin de satisfaire les besoins locaux, amélioration du revenu des petits producteurs, transition vers une agriculture plus durable, place centrale de la nutrition).


Ecrit dans un langage diplomatique, le rapport est une critique fondamentale de ce que l’Alliance fait. Ses recommandations impliquent une reformulation du programme de l’Alliance. Nous pouvons souhaiter que si elles sont approuvées par l’Union européenne et ses membres, la pression ainsi créée sera suffisante pour changer la pratique des compagnies privées en Afrique. Mais on peut en douter, car la politique de l’Union européenne a, au cours des années, de plus en plus consisté à soutenir les activités des entreprises européennes en Afrique, notamment par son programme de blending.


Revoir son programme représenterait une reculade positive sur l’une des principales transformations que l’Alliance a apporté au processus de politique dans les pays pauvres : jusqu’à récemment, les réformes de politiques avaient surtout été faites dans le cadre de négociations et sous la pression des institutions financières internationales telles que le Fond monétaire international ou la Banque mondiale; mais avec l’Alliance, le secteur privé est devenu un acteur principal agissant sur les changements de politiques qui devraient être faits par les pays. D’une certaine façon, on a pu ainsi observer une véritable ‘privatisation’ des conditionnalités de politiques. Cette ‘privatisation’ a provoqué une réaction très vive de la part d’organisations de la société civile, telle que Via Campesina et d’autres encore qui soutiennent l’idée de souveraineté alimentaire, car cette nouvelle pratique constitue une façon de bafouer le processus démocratique.


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Pour en savoir davantage :


  1. -O. De Schutter, The New Alliance for Food Security and Nutrition in Africa, Study, Directorate-General for External Policies, Policy Department, European Parliament 2015 (en anglais uniqueement)

  2. -Le site de la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition : http://www.new-alliance.org/

  3. -New Alliance for Food Security and Nutrition and Grow Africa, Joint Annual Progress Report, 2014-2015, 2015 (en anglais uniquement)



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. -La Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition s’attaque aux terres et aux semences en Afrique, 2015

  2. -La Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition : un coup pour les capitaux internationaux ? par N. McKeon, 2014

  3. -Une première analyse de la mise en oeuvre de la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition du G8 confirme les craintes que l’on pouvait avoir, 2013

  4. -L’offensive du «capitalisme éclairé» se poursuit en Afrique, 2013


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Dernière actualisation:    mars 2016