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26 novembre 2019


Gros grain dans le monde des semences



L’impasse a été totale lors de la Huitième Session de l’Organe directeur du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l'alimentation et l’agriculture (TIRPAA) qui s’est tenue au siège de la FAO, à Rome, du 11 au 16 novembre dernier.


Ce sont les aspects financiers du Traité qui occupaient l’essentiel de l’ordre du jour de la session. L’objectif était principalement de faire progresser le « Système multilatéral d’accès et de partage des avantages » et de mettre en œuvre ce système tout en envisageant d’éventuels ajustements, si nécessaire, au Traité lui-même.


Le Traité TIRPAA


De quoi s’agit-il plus exactement ?


Pour ceux de nos lecteurs qui ne sont pas familiers avec la question des semences (un élément ô combien important dans l’agriculture), rappelons ici que le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l'alimentation et l’agriculture (c’est-à-dire plus prosaïquement le Traité international sur les semences ou TIRPAA) a été adopté par les pays membres de la FAO en 2001. Ce traité reconnaît des droits pour les agriculteurs sur leurs semences (un droit qui a également été formellement reconfirmé par la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales de 2018).




Dans les termes du site consacré au Traité par la FAO :


« Le Traité vise à :

  1. reconnaître l'énorme contribution des agriculteurs à la diversité des cultures qui nourrissent le monde ;

  2. mettre en place un système mondial permettant de fournir un accès aux matériels phytogénétiques aux agriculteurs, aux sélectionneurs de végétaux et aux scientifiques ;

  3. s'assurer que les bénéficiaires partagent les avantages qu'ils tirent de l'utilisation de ces matériels génétiques avec les pays d'où ils proviennent. »


Du point de vue des réalisations, on a créé plusieurs centaines de banques de gènes dans le cadre du système multilatéral d’échange du Traité. Elles conservent environ 7 millions d’échantillons de semences de 64 cultures principales représentant environ 80 % de la consommation végétale. La plus célèbre (et la plus grande) d’entre elles est la réserve mondiale de ressources génétiques de Svalbard, située au Spitzberg (Norvège) du fait des conditions particulièrement favorables pour la conservation. Inaugurée en 2008, la réserve de Svalbard comprenait environ un million d’échantillons de semences en 2018. Sa construction, son approvisionnement et son fonctionnement ont été financés par la Norvège et 16 autres pays*, ainsi que par plusieurs organismes privés, parmi lesquels les Fondations Rockefeller, Gates et Syngenta (on rappelle ici que Syngenta est une des principales multinationales de l’agrochimie, d’origine suisse mais acquise par le chinois ChemChina en 2017 ; son chiffre d’affaires était de plus de 13 milliards de dollars en 2018, dont 3 milliards pour les semences).


L’accès aux ressources recueillies dans le cadre du Traité est réservé aux pays qui l’ont ratifié et qui s’engagent à les utiliser exclusivement à des fins de recherche, de sélection et de formation liées à l’alimentation et l’agriculture. Cette utilisation comprend donc aussi la production de nouvelles variétés. Les utilisateurs ne sauraient revendiquer de droit de propriété intellectuelle sur ces ressources sous la forme reçue et devaient partager les bénéfices faits en les exploitant, l’argent ainsi collecté devant servir en particulier pour renforcer la conservation des ressources génétiques partout dans le monde. Des paiements ont été effectués par de sources publiques (États) et privées (compagnies), mais les montants ont été jugés insuffisants et trop aléatoires par les pays bénéficiaires.




Le problème


L’objectif de la Huitième session était donc de définir les modalités du partage des avantages tirés de l’utilisation des ressources génétiques et d’améliorer le fonctionnement du Système multilatéral d’accès et de partage des avantages.


De l’avis de La Via Campesina, un mouvement paysan crée en 1993 regroupant 182 organisations locales de 81 pays et représentant environ 200 millions de paysans, l’industrie « n’a jamais versé les paiements volontaires dus au titre du partage des bénéfices. Et la majorité des pays ne respectent pas les droits des agriculteurs ».


Dans un article (en anglais) datant de 2018, un groupe d’experts dans le domaine estiment que les bénéfices générés par le Traité ne se limitent pas simplement aux profits financiers liés à l’exploitation éventuelle des ressources mais qu’ils comprennent également la fourniture de services et la réalisation d’économies du fait d’un accès facilité aux ressources et aux d’informations disséminées par les chercheurs travaillant dans le domaine. Ces précisions apportaient des arguments supplémentaires en faveur de l’amélioration du mécanisme de partage des bénéfices.


Cependant, les discussions menées dans le cadre de cette session ont abouti à une impasse, le Traité se trouvant par la même « totalement paralysé par l’avidité de l’industrie et des pays les plus riches » (La Via Campesina).


Les négociations ont achoppé sur la question du séquençage numérique des ressources génétiques. Ce séquençage permet en effet de lier l’information génétique se trouvant dans l’ADN de la plante à certaines de ses caractéristiques (adaptation à certaines conditions, résistance à certaines maladies, qualité nutritive ou organoleptique, aspect etc.). C’est là un résultat qui peut faire l’objet d’un brevet ne nécessitant pas pour celui qui le dépose de préciser l’origine des ressources génétiques séquencées (ce qui ne permet donc pas de remonter vers ceux avec qui les bénéfices tirés de l’utilisation du brevet devraient être partagés). Ce brevet, une fois enregistré s’applique légalement à l’ensemble des plantes contenant cette information (non seulement la plante initialement analysée mais également toutes les plantes contenant cette séquence génétique qu’elles soient obtenues par croisement, par sélection, par mutation et bien entendu à l’aide d’un procédé biotechnologique).


Le séquençage numérique des ressources génétiques offre donc à qui le réalise (c’est-à-dire aux entreprises spécialisées) la possibilité de s’approprier, avec le temps, l’ensemble des ressources génétiques conservées par le Traité, ce qui ferait perdre son sens au Traité et constituerait une gigantesque opération de biopiraterie. En effet, une fois l’information sous brevet, l’utilisation libre des plantes la contenant pourrait être interdite aux paysans, ce qui serait totalement absurde, puisque c’est grâce à leur travail séculaire que cette information (et les plantes la contenant) existe. Malheureusement, absurde ne veut pas dire impossible ! Un autre risque lié au séquençage est que l’information pourrait se retrouver dans des bases de données à accès libre permettant leur utilisation sans contrepartie ni partage de bénéfice.


Le débat


L’argument avancé par les industriels pour justifier leur refus de partager les bénéfices est de dire qu’en utilisant l’information séquencée, ils n’utilisent pas les ressources génétiques protégées par le Traité. Pour eux, il n’y a donc aucune raison légale de partager les bénéfices. C’est là une entourloupe juridique qu’il faudrait maintenant de résoudre en incluant les résultats du séquençage dans le Traité.


Les pays pauvres ont donc exigé que les informations séquentielles numériques contenues dans les semences protégées par le Traité fassent partie intégrale de ces semences et tombent ainsi sous le Traité, ce qui rendrait caducs les brevets résultant du séquençage, obligeant par là même les entreprises utilisant ces informations de partager les avantages qu’elles tireraient de leur exploitation.


Cette proposition fut rejetée par le veto de certains pays riches. La position de ces pays peut être assimilée à une tentative de contourner le Protocole de Nagoya qui stipule les modalités devant protéger les intérêts des communautés en cas d’accès aux ressources génétiques par des intérêts privés. On rappellera ici que ce Protocole est une suite directe de la Convention de diversité biologique (CDB) signée en 1992 et ratifiée par 196 pays (un grand absent : les États-Unis).


Une contre-proposition de dédommagement fut également rejetée par la suite par les pays pauvres à cause du montant de dédommagement trouvé trop faible (à peine 2 millions de dollars par an au bénéfice de l’Afrique, selon une source).


Conclusion


En l’absence d’un accord, la situation d’avant la Huitième session reste inchangée, le Système multilatéral d’accès et de partage des avantages reste insatisfaisant comme devant. Les opérations de séquençage peuvent se poursuivre comme avant, de même que l’utilisation de leurs résultats pour la création de nouvelles variétés qui généreront des profits. Quant aux menaces pesant sur l’utilisation de leurs ressources génétiques par les paysans, elles aussi subsistent.


De son côté, La Via Campesina déclare que « Tant que le Traité n’interdira pas à ceux qui ont accès aux semences de son système multilatéral de revendiquer des brevets ou autres droits limitant le droit des agriculteurs qui les ont fournies de continuer à les utiliser, les échanger et les vendre, [elle] recommandera aux paysans du monde entier de ne plus remettre au système multilatéral du Traité leurs propres semences et les informations séquentielles numériques qu’elles contiennent [et] encourage les gouvernements des pays en développement à exiger la même condition avant de remettre au Traité leurs propres collections nationales de semences. »


Le problème est que les paysans ont déjà remis des millions d’échantillons qui, pour l’heure, peuvent être séquencés tranquillement sans compensation. En Afrique, par exemple, l’African Orphan Crops Consortium continuera de travailler et de séquencer 101 plantes alimentaires traditionnelles avec la bénédiction de l’Union Africaine.


On voit de quel côté se trouvent le pouvoir et l’intérêt à laisser pourrir la situation.


Pour l’instant, le pillage peut donc continuer en toute tranquillité…


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* Australie, Brésil, Canada, Colombie, Égypte, Éthiopie, Allemagne, Inde, Irlande, Italie, Nouvelle-Zélande, Espagne, Suède, Suisse, Royaume-Uni et États-Unis.



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Pour en savoir davantage :


  1. L’UE rejoint le clan des biopirates génétiques qui tentent de s’emparer du Traité International des semences ! La Via Campesina, 2019.

  2. PRAT,F. et R.A. BRAC de la PERRIERE, Les paysans dans le marigot de la propriété industrielle, inf’OGM, 2019.

  3. PRAT.F., Séquencer le génome de l’ensemble des êtres vivants sur Terre, inf’OGM, 2019.

  4. Texte de la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, Assemblée Générale des Nations Unies, 2018.

  5. Texte du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l'alimentation et l’agriculture (TIRPAA), 2001.



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Les cultures oubliées ont-elles un rôle à jouer dans la transition vers une alimentation durable et respectueuse du climat ? 2019.

  2. Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018.

  3. Les grands philanthropes internationaux sont-ils vraiment si philanthropes ? 2016.

  4. La Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition s’attaque aux terres et aux semences en Afrique, 2015.

  5. Révolution verte en Afrique: plus de semences améliorées pour le continent, 2014.

  6. Les ressources génétiques - L’accélération de la privatisation du vivant constitue une menace pour l’alimentation et la biodiversité, 2013.

 

Dernière actualisation :    novembre 2019

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