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13 novembre 2019



Les cultures oubliées ont-elles un rôle à jouer dans la transition vers une alimentation durable et respectueuse du climat ?


Le problème : la dépendance de notre système alimentaire à l’égard d’un petit nombre d’espèces et de variétés.


On estime que sur un total de 250 000 à 300 000 plantes comestibles existant dans le monde, seules 10 000 environ ont été consommées à un moment où un autre de l’histoire. Aujourd’hui, seules 150 à 200 sont encore utilisées dont trois (le riz, le maïs et le blé) représentent 40 % des calories journalières consommées en moyenne. C’est ce que nous dit la FAO [lire].


Il apparaît clairement de ces chiffres que l’humanité n’utilise pour l’instant qu’une part minuscule du potentiel comestible de la planète ; pire encore, avec le temps elle a diminué le nombre de plantes sur lesquelles sa nourriture repose.


L’exode rural vers les villes observé dans le monde entier ainsi que les changements culturels qui y sont associés, le développement de l’agriculture industrielle, l’importance croissante du commerce et de la transformation des produits alimentaires et les normes qu’ils imposent, de même que les préférences des consommateurs ont fait que beaucoup de cultures traditionnelles qui étaient largement cultivées et consommées dans le passé sont devenues marginales et sont en voie d’être oubliées ; quelques-unes d’entre elles ont même virtuellement disparu.




Ce n’est pas que le nombre d’espèces (végétales et animales) qui a diminué, mais également, à l’intérieur de chaque espèce, le nombre de variétés qui a chuté de manière dramatique [lire], les plus productives en termes de rendement étant peu à peu promues au détriment d’autres variétés ayant d’autres avantages (goût, résistance à la sécheresse et aux maladies, sous-produits de valeur, etc.) [lire].


Conséquences


Le rétrécissement de la base de notre alimentation a plusieurs conséquences, dont certaines sont plutôt dramatiques :


  1. Une homogénéisation et une artificialisation de la production visant à créer dans des environnements agroécologiques variés les conditions optimales pour un nombre limité d’espèces et de variétés très productives en faisant une utilisation importante d’irrigation, d’engrais et de pesticides.

  2. Une plus grande vulnérabilité de notre système alimentaire aux ravageurs et aux maladies. La monoculture à grande échelle d’une unique variété crée un contexte favorable au développement des ravageurs et des maladies. Les attaques peuvent être contrôlées par une utilisation généralisée de pesticides (ou de produits vétérinaires, dans le cas des animaux), jusqu’au point où se développe une résistance des agents pathogènes [lire sur le cas des antibiotiques dans l’élevage]. Dans de telles situations, il est nécessaire, plutôt que d’épuiser l’éventuel effet d’une application de doses excessives de remèdes, de chercher des variétés (ou des espèces) résistantes aux ravageurs ou aux maladies : évidemment, plus le stock des espèces et des variétés disponibles est petit, moins il y a de chance de les trouver. Dans le cas où une solution acceptable (qui a un niveau de productivité comparable) n’est pas disponible dans le stock, il faudra du temps avant qu’une solution appropriée puisse être trouvée, ce qui peut avoir des implications potentiellement dramatiques sur la disponibilité de nourriture à court et moyen terme.

  3. Une plus grande vulnérabilité au changement climatique. Dans ce cas, la situation est semblable à celle décrite dans le point précédent, la question étant de trouver dans le stock génétique disponible des variétés qui soient adaptées aux nouvelles conditions climatiques (température, luminosité, humidité et précipitation, en particulier). Les conséquences sur la disponibilité de nourriture pourraient être au moins aussi dramatiques que dans le cas précédent.

  4. Une dégradation de la fertilité et de l’activité biologique des sols. La monoculture et les techniques agricoles inappropriées qui y sont associées (utilisation de produits toxiques de l’agrochimie, techniques de cultures telles que des labours profonds fréquents, l’utilisation de machines lourdes, des rotations pauvres, l’élimination d’arbres et de haies, etc.) ont, on le sait, un impact négatif sur la fertilité et le niveau d’activité biologique des sols qui se traduit par des rendements futurs moindres [lire]. L’activité biologique dans le sol et son importance sont encore un domaine peu connu (par exemple, plus de 99 % des bactéries et des protistes restent inconnus).

  5. Un appauvrissement du régime alimentaire (dépendance sur une céréale ou une racine principale et une présence limitée des légumes et des fruits) qui peut entraîner des déficits graves en vitamines et en minéraux, surtout chez les enfants [lire]. Les exemples sont nombreux de cas de remplacement d’un aliment de base par un aliment provenant d’une culture plus productive mais qui est plus pauvre du point de vue nutritionnel, et d’une réduction de la consommation de légumes traditionnels qui peut être liée soit à un manque de terre et de temps pour les cultiver (dans les zones rurales) ou à un manque de temps pour les cuisiner (en zone urbaine) ce qui entraîne souvent une consommation de produits industriels transformés mauvais pour la santé [voir un exemple ici].

  6. Un rétrécissement de la portée de la recherche agricole sur quelques cultures principales, ce qui renforce leur domination. Pour illustrer cette idée, nous pouvons constater que le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI - voir le site en anglais) est organisé en 15 centres de recherche disséminés dans le monde entier : 6 sont consacrés à des cultures principales (maïs et blé, pomme de terre, et deux centres pour le riz) alors que d’autres autres sont dédiés à des régions agroécologiques spécifiques (deux pour les tropiques, un centre chacun pour la zone méditerranéenne et les zones arides) et le reste porte sur d’autres aspects (élevages, politiques, eau, forêts, agroforesterie et pêches). Au niveau national, en Afrique de l’Ouest, jusqu’à récemment, la recherche agricole était principalement concentrée sur les produits d’exportation (cacao et coton), le riz et le maïs (deux cultures allogènes) et elle ne travaillait guère sur les cultures de base indigènes (mil, sorgho, fonio, haricot, etc.).




Récemment, en réaction à cette évolution, deux solutions principales ont été envisagées.


Solution 1 : promotion des « cultures oubliées »


Au cours de ces dernières années, on observe un regain d’intérêt pour « les cultures oubliées » [lire en anglais]. Elles ont fait l’objet de plusieurs initiatives visant à faire leur promotion.


  1. Crops For the Future, une organisation internationale indépendante soutenue par le gouvernement de la Malaisie, a été créée en 2009. Son siège est en Malaisie. Elle travaille pour « développer des solutions pour diversifier l’agriculture à l’aide de cultures sous-utilisées ». Elle anime un réseau mondial de recherche et fait une promotion active de ces cultures.

  2. En 2012, la FAO a œuvré pour la promotion du quinoa en faisant de 2013 l’année internationale du quinoa, ce qui a provoqué un boom dans la consommation et la production de cette plante traditionnellement cultivée sur l’Altiplano andin et qui se répand désormais sur les cinq continents, bien qu’elle reste encore d’une importance relativement modeste (en 2017, le commerce international de blé représentait environ 7 500 fois le commerce du quinoa !). On peut s’attendre, dans les années à venir, à des mouvements similaires qui pourraient toucher des cultures telles que l’éleusine cultivée, le pois bambara, le fonio, le teff, l’amarante (plante cousine du quinoa), le sarrasin et bien d’autres encore [lire]. En Australie, l’éleusine a apparemment déjà opéré son retour [lire en anglais].

  3. Une autre initiative importante est l’African Orphan Crops Consortium (Consortium africain des cultures orphelines) qui regroupe des organisations internationales (Centre mondial d’agroforesterie (ICRAF) et l'UNICEF), une ONG internationale (World Wildlife Fund - WWF), des organisations régionales (l’Agence du Nouveau partenariat pour l’Afrique de l’Union Africaine et Biosciences Eastern and Central Africa – International Livestock Research Institute (BecA/ILRI) Hub), une université (University of California, Davis), et un groupe de compagnies privées dont la plupart s’occupent de génétique (BGI, ThermoFisherScientific, CyVerse, LGC, Illumina, Google et Mars). « Le but du consortium est de séquencer, assembler et annoter les génomes de 101 plantes alimentaires traditionnelles africaines, ce qui permettra un contenu nutritionnel plus grand pour la société dans les décennies à venir ».


Comme on peut le constater, les cultures oubliées attisent la convoitise de grands intérêts privés et l’on peut s’inquiéter des risques de biopiraterie, une activité illicite de laquelle certaines compagnies privées ont fait des milliards de dollars de profits en s’appropriant les organismes vivants sélectionnés par les communautés paysannes et indigènes pendant des millénaires, et cela malgré le Protocole de Nagoya (signé en 2010 et entré en vigueur en 2014) qui stipule les modalités devant protéger les intérêts des communautés en cas d’accès aux ressources génétiques par des intérêts privés. On peut regretter que le Protocole ne fixe pas précisément le détail du contenu des accords entre entreprises privées et communautés, ce qui laisse la possibilité d’un paiement de compensations ridiculement basses. Du fait de cette lacune, beaucoup de spécialistes estiment que le Protocole est plus rhétorique qu’effectif.


En France, on observe une promotion croissante de la consommation de plantes telles que panais, pâtisson, rutabaga, topinambour, raifort, radis noir, crosne du Japon, ortie, scorsonère et pourpier, du fait de leur contenu en antioxydants, minéraux et vitamines, ou de leurs bienfaits spécifiques en termes de santé [voir un exemple ici].


Cependant, si l’on menait une enquête auprès des consommateurs français, on se rendrait compte que beaucoup de ces noms sont inconnus de la plupart des personnes (surtout mais non exclusivement en zone urbaine), que les gens n’ont guère d’idée sur à quoi ces produits ressemblent et encore moins sur comment les cuisiner. Cette situation n’est cependant pas spécifique aux régions urbaines de pays riches comme la France. Il y a quelques années, une étude a été menée sur de telles plantes au Bhoutan et on s’est rendu compte que beaucoup d’entre elles était en train de disparaître et que la façon de les cultiver, de les cuisiner et de les conserver pendant l’hiver était presque oubliée. On peut observer un phénomène similaire en Afrique où la cuisine traditionnelle faisait un grand recours à des plantes sauvages (en particulier à certaines feuilles d’arbres) qui sont en voie de disparition pour différentes raisons (changement climatique, extension de la monoculture, déboisement, etc.).


Une chose paraît sûre : il faudra du temps avant que les cultures oubliées ne jouent un rôle important dans notre régime alimentaire et dans l’utilisation des terres par l’agriculture. Il suffit pour cela de constater que malgré le boom apparemment important qu’a connu récemment le quinoa, cette graine n’occupe encore qu’une place très mineure dans notre alimentation (aux alentours de 100 grammes par personne et par an, comparé à plus de 100 kilogrammes par personne et par an pour le blé dans le cas de la France !).


Solution 2 : développer et promouvoir les cultures biofortifiées


À l’autre bout du spectre des réactions à la question des régimes alimentaires déficitaires en vitamines et en minéraux, on trouve les cultures biofortifiées. L’idée est, plutôt que de diversifier le régime alimentaire et les cultures, de modifier les aliments de base de façon à y incorporer les vitamines et minéraux dont la carence cause ce que l’on convient d’appeler depuis quelques années « la faim insoupçonnée » [lire].


Pendant quelques décennies on a lutté contre ces carences en ajoutant à l’aliment de base, au stade de la transformation, des additifs apportant les éléments manquants.


À présent, l’intention est de faire en sorte que les plantes elles-mêmes contiennent les éléments manquant tels que le fer, le zinc, la vitamine A et certains acides aminés. Ce résultat peut être obtenu de trois manières : par des pratiques culturales agricoles spécifiques, par la création conventionnelle de variété (processus de sélection) ou par la biotechnologie. Les partisans de la sélection variétale et des biotechnologies voient dans ces approches une façon de ne pas changer les systèmes agricoles en place fondés sur la monoculture et l’utilisation intensive d’intrants chimiques. Une adoption généralisée des plantes biofortifiées constituerait un pas supplémentaire dans la direction de l’artificialisation de l’agriculture.


Harvest Plus se trouve à la pointe de cette approche. Financé par les gouvernements des États-Unis et du Royaume Uni, la Fondation Gates et l’Union européenne, et coopérant étroitement avec le GCRAI, Harvest Plus est hébergé dans les locaux de l’Institut de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) à Washington. Il a des partenariats avec tous les centres du GCRIA et avec plusieurs universités un peu partout dans le monde. Pour l’instant, les résultats obtenus ont été limités. L’OMS (Organisation mondiale de la santé), par exemple, estime que davantage de recherche est nécessaire avant que les aliments biofortifiés puissent être recommandés [lire].


Les principales questions en suspens portent sur la biodisponibilité des nutriments se trouvant dans les cultures biofortifiées ainsi que leur qualité et leur sécurité sanitaire [lire]. Une des cultures biofortifiées emblématiques est le riz doré, un riz transgénique modifié par l’addition de trois gènes pour produire du bêta-carotène, le précurseur de la vitamine A. Il a été « fabriqué » par l’Institut international de recherche sur le riz (IRRI), basé aux Philippines, avec le soutien financier de la Fondation Gates. Il a été l’objet de controverses et est à l’heure actuelle en train d’être examiné en vue de son homologation aux Philippines et au Bangladesh [lire en anglais].


À lafaimexpliquée.org, nous reviendrons sur cette question importante des cultures biofortifiées dans un article futur.


Conclusion


L’histoire de l’agriculture a été, depuis une centaine d’années, celle d’un appauvrissement dramatique de la base génétique de notre alimentation. Notre  dépendance envers un petit nombre d’espèces et de variétés de plantes et d’animaux a des conséquences très importantes en termes de vulnérabilité face aux prédateurs, aux maladies et au changement climatique, et en termes de dégradation des ressources naturelles.


Cette évolution s’est aussi traduite par un appauvrissement des régimes alimentaires - sources de carences diverses - et une réduction de la portée de la recherche agricole, ce qui comporte le risque de condamner l’agriculture (et l’alimentation) à poursuivre une dangereuse fuite en avant dans l’artificialisation de la production alimentaire.


En réaction à cette évolution, on a vu depuis peu une recrudescence de l’intérêt pour un certain nombre de « cultures oubliées » qui font l’objet de diverses initiatives visant à les promouvoir en vue de diversifier l’alimentation et l’agriculture. Un des avantages que l’on peut attendre de ce mouvement est une multiplication des associations de cultures et des rotations plus complexes, dans le cadre d’une polyculture plus durable qui utiliserait davantage les complémentarités entre cultures tant d’un point de vue de la fertilité des sols que de la lutte contre les maladies et les ravageurs.


La réponse à la question posée dans le titre de cet article est donc « oui ».


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Pour en savoir davantage :


  1. Bélanger, J., et D. Pilling (eds.), L’état de la biodiversité pour l’alimentation et l’agriculture dans le monde - en bref, FAO, 2019. (voir aussi la version complète en anglais)

  2. Lyon, N., Millet the ‘forgotten crop’ makes a comeback, Grain Central 2019 (en anglais).

  3. Jha, P., Are forgotten crops the future of food? BBC Future, 2018 (en anglais).

  4. Discussion paper on biofortification with essential nutrients, Codex Alimentarius, 2014.

  5. Hernández Bermejo, J.E and J. León, Neglected crops - 1492 from a different perspective, FAO, 1992.


Sites web :

  1. Autrefois négligées, ces cultures traditionnelles sont aujourd’hui nos nouvelles étoiles montantes, FAO site web.

  2. Faire que l’agriculture travaille pour, et non contre, la biodiversité, FAO site web.

  3. Bioenrichissement des céréales, OMS site web.

  4. 10 légumes oubliés et leurs bienfaits, Fourchette et Bikini, site web.

  5. Forgotten Foods Network, site web, Crops for the Future (en anglais).

  6. African Orphan Crops Consortium, site web (en anglais).

  7. Harvest Plus site web (en anglais).



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Le triple fardeau de la malnutrition continue de s’alourdir dans le monde, selon l’UNICEF, 2019.

  2. Variétés améliorées et variétés locales de riz en Asie du Sud : les gouvernements restent sourds aux arguments des paysans pendant que la biodiversité continue de diminuer, 2019.

  3. Le krach alimentaire planétaire : mythe ou réalité ? 2018.

  4. Les ressources génétiques - L’accélération de la privatisation du vivant constitue une menace pour l’alimentation et la biodiversité, 2013.

 

Dernière actualisation :    novembre 2019

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