Les ressorts historiques de la sécurité alimentaire
Les ressorts historiques de la sécurité alimentaire
Les ressorts de la sécurité alimentaire : point de vue historique
De 1970 à 1995
Les causes qui peuvent expliquer l’évolution dans le temps du nombre de sous-alimentés ont fait l’objet de nombreuses analyses et publications au fil des décennies. Dans un rapport publié en 2000, l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) note l’importance de la croissance économique dans la réduction de la faim, estimant que les progrès faits en Asie au cours des années 70 ont été essentiellement dus à la croissance rapide du produit intérieur brut (PIB). Pour appuyer cette affirmation, elle cite des estimations d’experts selon lesquelles une croissance du PIB par habitant de plus de 3% permettrait d’obtenir une amélioration sensible du niveau de vie et une réduction de la pauvreté qui entraîne à son tour une diminution de l’insécurité alimentaire. Dans ce même rapport, la FAO souligne l’impact de la révolution verte en Asie, le fort accroissement de la production vivrière qu’elle a produit ainsi que ses conséquences sur la création d’emplois et l’accroissement de la consommation locale.
On peut considérer que les progrès observés au cours des années 70, notamment en Asie (malgré des crises économiques successives), sont largement attribuables aux progrès technologiques initiés dans les années 1960, aux investissements effectués dans la recherche et les infrastructures agricoles (irrigation), ainsi qu’aux résultats finalement plus positifs que ce qui est généralement reconnu des réformes agraires menées dans les pays du Sud.
Le spécialiste en développement agricole Peter Timmer explique comment les stratégies de sécurité alimentaire poursuivies en Asie ont été en contradiction avec le libéralisme économique prôné par les institutions financières internationales. C’est en effet à coups de restrictions du commerce et de protection du marché interne en vue de stabiliser les prix, notamment celui du riz (denrée de base en Asie), que ces pays ont réussi à augmenter leur production et à améliorer la sécurité alimentaire de leur population. Un fort taux d’épargne, une forte productivité du capital et d’importants investissements dans la formation de capital humain ont été les ingrédients d’une croissance rapide en Asie. Dans le cas de la Chine – et plus tard du Viet Nam – des transformations institutionnelles ont également été déterminantes (voir le cas de la Chine en encadré).
Malgré ces avancées, l’Asie reste la région où il y a le plus de personnes sous-alimentées. [lire] La révolution verte et son modèle agricole fondé sur l’irrigation et le recours aux intrants chimiques a exclu la plupart des petits agriculteurs [lire] en plus de n’avoir bénéficié qu’à une minorité, d’avoir contribué à rendre l’agriculture fragile et d’avoir propagé des pratiques agricoles nocives pour l’environnement [lire].
L’exemple chinois
La Chine est un exemple remarquable de succès dans la lutte contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire.
Les disponibilités alimentaires ont passé de moins de 1700 kcal en 1960 à 2570 kcal par jour en 1995, ceci presque exclusivement en raison de l’augmentation de la production alimentaire.
L’expérience chinoise démontre l’importance du développement technologique allié à de meilleures incitations financières, à une réforme institutionnelle, au développement économique rural et à d’autres politiques pour augmenter les disponibilités en nourriture. L’introduction de variétés de croissance rapide a permis d’augmenter l’intensité des rotations et la productivité de la terre. Le riz hybride, pour lequel les scientifiques chinois ont été les pionniers au cours des années 1970, a augmenté les rendements après s’être répandu sur près de la moitié de la superficie de riz dès 1990. Les réformes économiques et institutionnelles ont fait que l’agriculture a fait un gigantesque bond en avant. Le PIB post-réforme a été le double de celui observé avant la réforme et une très large participation de la population dans la croissance économique en zone rurale a permis une extraordinaire réduction de la pauvreté absolue en Chine entre 1978 et 1985.
(inspiré de : FAO, Poverty Alleviation and Food Security in Asia: Lessons and Challenges, FAO Regional Office for Asia and the Pacific, Bangkok, 1999)
Note: En 2013, la Chine continuait à soutenir vigoureusement son agriculture (d’après l’OCDE, le soutien total de la Chine à son agriculture est estimée à 143 milliards de dollars - égal à celui des États-Unis - dont 118 milliards de dollars en soutien aux producteurs) et le niveau de consommation d’engrais est l’un des plus élevé au monde (217 kg N/ha comparé à 102 kg/ha en France, d’après la FAO). La consommation record de produits chimiques et le boom de la production animal intensive ont crée de fortes complications environnementales et sanitaires.
L’Afrique a vu le nombre de personnes souffrant de la faim augmenter pendant les années 1970. Cette période a été caractérisée par une certaine instabilité politique et par des difficultés pour les anciennes colonies à gérer leurs affaires notamment en raison du manque de capacités et de moyens.
Les politiques de fixation annuelle par l’État d’un prix unique constant pour les principaux produits agricoles valable uniformément quel que soit le point du territoire national, adoptées par un grand nombre de pays en vue d’assurer une plus grande égalité entre les producteurs, se sont avérées ruineuses pour les budgets nationaux et incapables de donner les bonnes incitations à la production, les prix fixés étant trop bas et l’agriculture se trouvait, en fait, fortement taxée comparée aux autres activités économiques. La production céréalière, notamment, a diminué dans les pays concernés pendant une bonne partie de la période. La croissance agricole moyenne était de moins de 3% dans la plupart des pays du continent, soit plus lente que la croissance de la population et insuffisante pour faire de l’agriculture un moteur de développement. La dégradation de la situation économique aboutit finalement au cours des années 1980 à une mise virtuelle sous tutelle économique d’un grand nombre d’États par les institutions financières internationales.
En Amérique Latine, la décennie 70 a été dans l’ensemble une décennie d’assez forte croissance. Les années 1980, au contraire, ont été une période difficile caractérisée par un recul du PIB par habitant (1981-1983 et 1989-1991). Cette décennie a d’ailleurs vu le ratio de la population se trouvant en situation de pauvreté passer de 40,5% à 48,3%
et connu une forte augmentation du nombre de personnes sous-alimentées. Cette succession de bonnes et de mauvaises années peut expliquer la relative stabilité du nombre de sous-alimentés.
Nombre de personnes sous-alimentées (millions) (SOFI 2015)
Source : FAO
Entre 1995 et la crise alimentaire de 2007
La forte croissance de la production vivrière, qui atteignait 3% par an dans les pays non industrialisés, a fini par retomber à 1% dans les années 1990. Les causes en ont été une diminution des dépenses publiques (notamment dans la recherche) et des investissements dans l’agriculture ainsi qu’un retrait généralisé de l’État à la suite des réformes liées aux programmes de stabilisation et d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales.
Ces réformes ont été accompagnées d’un certain abandon des productions vivrières lié en partie à une baisse tendancielle des prix résultants des fortes subventions agricoles mises en place par les pays de l’OCDE. Les changements ont aussi encouragé les pays non-industrialisés à développer les produits d’exportations qui, du fait du sophisme de composition, voyaient leur prix mondial chuter à la suite de l’encombrement du marché mondial. Il faut dire que les pays africains ont particulièrement souffert de ce ralentissement en raison de l’application rigoureuse des recettes des institutions financières internationales et de leur forte dépendance envers un nombre limité de produits d’exportation. Malgré une amélioration des incitations à la production, la croissance agricole n’aura connu qu’une reprise relativement faible, à peine supérieure à la croissance démographique.
L’essoufflement de la révolution verte a également été le résultat, en Asie tout particulièrement, du fait que les zones les plus fertiles avaient déjà été exploitées, que de nouveaux biotypes de ravageurs sont apparus et que des pénuries d’eau et de micronutriments des végétaux ont commencé à avoir un effet sur les rendements. Alors que la Chine parvenait à réduire le nombre de personnes sous-alimentées de plus de 30% entre 1990-92 et 2004-06, ce chiffre restait pratiquement stable en Inde. Cela témoigne d’un type de croissance économique très différent dans ces deux pays.
En Afrique, il est également intéressant de noter qu’une grande partie de l’augmentation du nombre de personnes sous-alimentées peut être directement liée aux conflits qui ont fait rage sur ce continent. Ainsi, au début du XXIe siècle, environ 60% des 200 millions d’Africains sous-alimentés vivaient dans des pays étant ou ayant récemment été en conflit et disposant d’importantes ressources minières. La désorganisation de l’économie, les difficultés de communication et de transport, le déplacement de réfugiés et les problèmes économiques résultant de l’exploitation des ressources minières (syndrome de la maladie hollandaise) sont autant de facteurs expliquant cette situation.
L’Amérique Latine, au contraire, a vu une réduction de plus de 17% du nombre de personnes sous-alimentées entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000. Cette baisse qui peut être mise au compte d’une période économiquement favorable, notamment surtout entre 2004 et 2007 où le taux de croissance du PIB par habitant a dépassé 3%.
Evolution de la production agricole totale (Indice 100=1996)
(1961-2013)
La prise de conscience d’un manque de progrès en matière de sécurité alimentaire au niveau mondial a suscité, à partir du milieu de la décennie des années 90, toute une série de réactions. Des réactions allant de l’organisation de plusieurs sommets mondiaux sur l’alimentation à l’augmentation de l’aide au développement agricole et à la sécurité alimentaire, en passant par des changements notables dans les politiques agricoles comme par exemple le retour en grâce des subventions « malines » et l’émergence de l’approche « d’action sur deux fronts » qui allie des initiatives de développement à des programmes sociaux pouvant donner aux plus vulnérables les moyens de mettre à profit les opportunités économiques ainsi créées.
Malheureusement, il faut bien avouer que cette prise de conscience s’est surtout accompagnée de grands discours et d’engagements formels qui ne se sont pas vraiment traduits en actions sur le terrain. Les dépenses des gouvernements en faveur de l’agriculture ont continué à baisser, sauf, peut-être, lors des toutes dernières années de cette période. Quant à l’aide internationale en faveur du développement agricole et rural, elle est restée à un niveau historiquement bas alors qu’une proportion croissante des flux d’aide internationale se portait sur les actions d’urgence. L’aide au développement agricole a chuté d’environ 9 milliards de dollars annuels en 1987 à moins de 4 milliards en 2002. [lire davantage sur l’appui à l’agriculture] Dans le cas de l’Afrique, l’aide dans les secteurs sociaux est passé de 13% en 1979 à 44% du total de l’aide en 2007.
La crise alimentaire de 2007-08 et l’après crise
Il existe une masse de publications sur la crise alimentaire, ses ressorts et ses conséquences. Les explications avancées pour la crise comprennent en général :
•Les déficits de production liés aux aléas climatiques observés dans quelques grands pays exportateurs comme l’Australie et le Canada ;
•Les niveaux de stocks qui ont connu une réduction progressive de plus de 3% par an depuis le milieu des années 1990, principalement dans le cas des céréales. Cette réduction est liée en partie à un changement de politique exigé par les institutions financières internationales qui ont demandé aux pays de réduire les stocks physiques de nourriture au vu du coût élevé du stockage des produits alimentaires ;
•L’augmentation du prix du pétrole qui a contribué à l’élévation des coûts de production en raison des prix plus élevés des carburants et des engrais (surtout les azotés). Les prix de l’énergie ont amorcé leur hausse en 2003 (+15% par rapport à 2002). La forte augmentation du prix de l’énergie (37% en 2004, 20% en 2006, 43% en 2007 et 60% en 2008) a également eu des conséquences sur le coût du transport des marchandises ;
•Conséquence du prix du pétrole, la très forte augmentation qu’a connue la demande d’agrocarburants produits à partir de la canne à sucre, du maïs, des oléagineux et de l’huile de palme et dont la production est fortement subventionnée par les pays de l’OCDE : 11 à 12 milliards de dollars américains en 2006 pour la production de bioéthanol auxquels il faut ajouter les subventions à la production des produits agricoles qui sont destinés à la fabrication d’agrocarburants ;
•Le changement de la structure et du niveau de la demande alimentaire (découlant du développement économique et de la hausse des revenus dans les pays non industrialisés et émergents, conjugués à la croissance démographique et à l’urbanisation) ;
•La spéculation sur les marchés financiers qui a contribué à la volatilité à court terme des prix agricoles et qui s’est traduite par une augmentation des prix au plus fort de la crise. Cependant la caractéristique de la spéculation est de très vite chercher à réaliser ses profits. Cela fait que, bien qu’elles déstabilisent fortement le marché, ces augmentations ne sont en général que de courte durée ;
•L’instabilité des taux de change et surtout l’affaiblissement du dollar américain observé entre août 2007 et août 2008 ;
•Les décisions prises par certains pays exportateurs visant à restreindre leurs exportations en vue de protéger leurs consommateurs et qui ont contribué à créer une certaine panique sur les marchés régionaux et internationaux.
Source: FAO
La plupart des facteurs mentionnés étaient conjoncturels en 2007-08, mis à part l’évolution de la demande alimentaire. Cependant, certains d’entre eux sont des manifestations conjoncturelles de facteurs sous-jacents qui s’inscrivent dans le temps et qui modèleront l’avenir de l’agriculture et de la sécurité alimentaire mondiale, à savoir : (i) le niveau d’investissement dans le développement agricole et rural, (ii) les changements climatiques et (iii) la tendance sur le long terme d’un renchérissement de l’énergie fossile. En 2008, l’espoir était que cette crise (résultat d’un concours de circonstances) pourrait être surmontée assez facilement et que, moyennant des mesures à court terme d’assistance aux populations les plus touchées, une relance de l’investissement et du soutien à l’agriculture, la situation pourrait redevenir plus « normale » avec, toutefois, un renchérissement de certains produits alimentaires. La FAO estimait alors que d’ici 2017, « par rapport à la moyenne des prix relevés durant la période 2005-2007, le prix réel du blé [augmenterait] de 2 pour cent, du riz de 1 pour cent, du maïs de 15 pour cent, des graines oléagineuses de 33 pour cent, des huiles végétales de 51 pour cent et du sucre de 11 pour cent. ».
Mais, à la fin de 2010, il apparut clairement que tous les efforts faits par certains États et certaines institutions internationales (notamment par le biais du Programme mondial pour l’agriculture et la sécurité alimentaire géré par la Banque mondiale et la Facilité alimentaire - Réponse rapide de l’Union Européenne), , ne seraient pas suffisants. Le marché mondial des produits alimentaires restait extrêmement fragile et les prix très élevés malgré l’effet de dépression de la crise financière de 2008-2009 sur la demande alimentaire mondiale . Cette impression se confirma en 2011 quand les prix alimentaires mondiaux connurent un nouveau pic. [lire davantage sur les crises alimentaires], et ce ne fut que vers 2013 que les prix baissèrent durablement tout en restant cependant 15 à 20% au-dessus des prix observés avant la crise.
La flambée des prix alimentaires a fait l’objet de polémiques quant à son impact réel sur l’insécurité alimentaire. Dès que l’augmentation des prix a été avérée et que les émeutes ont commencé dans certains pays non industrialisés (environ 25 pays concernés), les organisations internationales rivalisèrent en estimations de l’impact de la flambée des prix sur l’insécurité alimentaire et la pauvreté. Le président de la Banque mondiale annonça 100 millions de pauvres supplémentaires dans les pays à bas revenu et le directeur général de la FAO 50 millions de personnes supplémentaires souffrant de la faim, puis un nombre total de 963 millions de personnes sous-alimentées comparé aux 923 millions estimés en 2007.
Dans la période récente, l’alimentation et l’agriculture ont fait l’objet d’un regain d’intérêt tant de la part des États que du secteur privé. De nombreuses initiatives ont été lancées pour augmenter la production agricole et alimentaire et réduire la dépendance de l’approvisionnement national sur le marché qui s’était montré instable et peu fiable. Plusieurs pays ont lancé des programmes visant à l’autosuffisance pour certains produits alimentaires de base, les investissements agricoles ont augmenté sensiblement avec souvent des conséquences négatives sur la sécurité alimentaire.
Après ce rapide point de vue historique, un point de vue complémentaire plus conceptuel s’impose afin de bien comprendre les facteurs déterminant la sécurité alimentaire. Par la suite, nous verrons quels sont les instruments de politique qui pourraient faire jouer ces facteurs en vue de réduire de façon durable le nombre de personnes sous-alimentées dans un pays donné.
(mai/juin 2011)
Revu et actualisé par Andrée-Anne Côté-St-Laurent
(2017)