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24 novembre 2014



Dans la tradition des grandes fondations privées : le gâchis de la Fondation Gates


Depuis le début du 20e siècle, on a observé la création d’un grand nombre de fondations privées qui ont agit dans le domaine du développement. Aux États-Unis, la plus ancienne de ces fondations, la Fondation Rockefeller (créée il y a plus de cent ans, dotée d’un actif d’environ 3,7 milliards de dollars) est impliquée dans le domaine de la sécurité alimentaire, l’égalité des genres et la pêche, entre autre, et a mis en oeuvre depuis longtemps un programme de bourses finançant des étudiants provenant d’un grand nombre de pays dans le monde. Plusieurs autres fondations ont été actives sur le terrain, telles que:


  1. La Fondation Ford (créée en 1936 avec un objectif scientifique, éducationnel et charitable, actifs : 11 milliards de dollars) qui cherche à résoudre les problèmes les plus pressants de l’humanité, quels qu’ils soient, et à promouvoir la liberté et la démocratie et qui dispose de 10 bureaux régionaux dans le monde et met en oeuvre des programmes dans plus de 50 pays.

  2. La Fondation Kellogg (créée en 1930, actifs : 8 milliards de dollars) avec des programmes surtout au Mexique, en Haiti, dans le nord-est du Brésil et en Afrique australe.

Mais il y a bien d’autres fondations nord-américaines de taille et d’importance variées qui sont actives dans divers domaines liés au développement.


En Europe, les fondations politiques allemandes ont été aussi très actives dans le domaine de la démocratie, la gouvernance et les relations internationales, telles que :

  1. La Fondation Friedrich Ebert, liée aux sociaux-démocrates, créée en 1925, interdite par les nazis puis relancée après la guerre

  2. La Fondation Friedrich Naumann, liée aux libéraux, créée en 1958

  3. La Fondation Konrad Adenauer, liée au chrétiens-démocrates, créée en 1955

  4. La Fondation Heinrich Böll, liée aux verts, créée en 1986.


Des fondations philanthropiques de ce genre, ayant un objectif de développement, ont également été créées dans d’autres pays, y compris des pays « en développement ». Beaucoup d’autres initiatives « de développement » bien intentionnées ont également fleuri au cours des années, souvent soutenues par des artistes ou des célébrités. Elles ont connu divers niveaux de succès ou de désastre. Certains se sont même demandés si « les grandes idées ne détruisaient pas le développement international » [lire le récent article dans New Republic, en anglais].





Mais de très loin la plus grande et la plus influente de ces fondations est la Fondation Bill et Melinda Gates, créée en 2000, dont les actifs sont estimés à 37 milliards de dollars. La Fondation, dont Warren Buffet est également un administrateur, a pour objectif de réduire la pauvreté et améliorer la santé. La plus grande partie de ses ressources va vers la santé, bien que l’agriculture soit devenue un de ses domaines principaux d’activité, particulièrement avec le lancement, en 2006, de l’Alliance pour la révolution verte en Afrique (AGRA) et l’octroi de dons importants aux centres de recherche du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR).


Une récente étude de GRAIN sur comment la Fondation utilise son argent, critique violemment son action dans le domaine de l’agriculture. Avec plus de 3 milliards de dollars dépensés sur l’agriculture, « la Fondation Gates s'est imposée comme l'un des principaux bailleurs de fonds dans le monde en matière de recherche et développement agricoles » : elle dépense à l’heure actuelle plus de 500 millions de dollars par an dans ce domaine (à titre de comparaison, la FAO, agence spécialisée des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation dispose d’un budget annuel d’environ 1 milliard de dollars pour l’ensemble de ses activités dans le monde entier). Par ses programmes, la Fondation a exercé une forte influence sur la recherche agricole et le développement. Gates a également utilisé ce pouvoir pour multiplier des déclarations sur la lutte contre la pauvreté et le développement agricole qui ont été l’objet de nombreuses controverses.


En effet, la Fondation a fait la promotion du modèle agricole industriel et collabore étroitement avec les principales multinationales telles que Monsanto [lire] dont Bill Gates est devenu récemment actionnaire [lire], encourageant les gouvernements à adopter de nouvelles lois sur les semences en faveur des compagnies semencières privées et faisant de plus en plus ouvertement l’apologie des OGM.


Au travers d’une analyse des données financières disponibles sur la Fondation pour la période 2003-2013, GRAIN a pu établir que la Fondation:


  1. « lutte contre la faim dans le Sud en donnant de l'argent au Nord »

  2. La plus grande partie de l’argent dépensé va vers les États-Unis (880 millions de dollars), suivi du Royaume Uni (158 millions) et de l’Allemagne (115 millions). L’Afrique pour sa part n’obtient qu’environ 160 millions de dollars, l’Inde 41 millions et la Chine 37 millions. 

  3. « accorde ses subventions aux scientifiques, pas aux agriculteurs »

  4. 720 millions de dollars vont aux centres du CGIAR, 680 millions aux universités et au centres nationaux de recherche (dont plus de 75% vont aux États-Unis et à Europe). La Fondation ne finance pas de programme de soutien à de la recherche menée par des agriculteurs, ce qui illustre une approche centralisée du développement technologique typique de la période de la Révolution verte. 

  5. « achète de l'influence politique »

  6. En appuyant AGRA, les revendeurs privés de produits agrochimiques et de semences, ainsi que la Fondation Africaine pour la technologie africaine, un lobby qui travaille pour répandre les semences hybrides et les OGM, ainsi que plusieurs universités américaines qui font du lobbying pour changer les politiques du secteur semencier en faveur des OGM, la Fondation cherche à influencer les politiques en Afrique.


Des ressources sont aussi allées vers des compagnies telles que Coca Cola, McDonald, Pepsico, Burger Kind et KFC ainsi que vers Wallmart.


L’étude de GRAIN a déclenché une violente réaction de la Fondation qui a affirmé que le rapport était « délibérément trompeur », car il repose sur l’hypothèse erronée que « seules des organisations situées en Afrique peuvent bénéficier aux agriculteurs africains ». La Fondation a aussi ajouté qu’elle « investissait directement » dans la capacité des gouvernements africains à formuler et mettre en oeuvre leurs propres stratégies agricoles et qu’elle coopère avec d’autres donateurs dans le but de « rendre la vie plus facile et meilleure pour les paysans en rendant leurs fermes plus productives et plus durables » [lire en anglais].


Cet échange soulève des questions très pertinentes dont les réponses ne sont pas aussi simples que ce que l’étude de GRAIN suggère. Où ? A qui ? Et dans quel but des ressources devraient-elles être mobilisées pour résoudre le problème de la faim ?


A lafaimexpliquee.org, nous avons avancé que la résolution de la question de la faim devrait être fondée sur la mise en oeuvre de sept principes, dont au moins deux tombent dans le domaine d’activité de la Fondation Gates: le développement de la recherche et la refonte des politiques et des institutions. Alors que l’organisation de ceux qui ont faim et la nourriture pour ceux qui sont sous-alimentés sont clairement des domaines où les ressources requises devraient être essentiellement dépensées là où les personnes sous-alimentées vivent - bien que l’achat de nourriture puisse dans des cas extrêmes nécessiter de dépenser de l’argent dans les régions du monde où il y a des surplus alimentaires et où relativement peu de personnes sous-alimentées vivent, et que de l’argent puisse s’avérer utile pour mobiliser une expertise extérieure limitée en vue de mettre en oeuvre ces deux principes - la lutte contre le gaspillage et les pertes et la reconnaissance et le respect des droits demandent qu’une part substantielle de ressources à dépenser le soit dans des pays riches et en vue d’influencer le débat au niveau mondial. La situation est la même dans le cas de la refonte des politiques et des institutions, et de façon plus limitée dans le cas des activités visant à protéger les agricultures locales. Dans le cas de la recherche, dans la mesure où des technologies agricoles plus accessibles et plus respectueuses de l’environnement sont nécessairement spécifiques aux conditions locales, on pourrait s’attendre à ce qu’une large proportion des ressources soient dépensées localement dans les pays-mêmes où ces technologies doivent être développées. Mais certaines de ces ressources pourraient éventuellement transiter par les centres du CGIAR ou des organisations internationales et utilisées en collaboration avec des organisations locales.


En d’autres termes, la principale faiblesse de la Fondation Gates pourrait bien ne pas être dans la destination de ses ressources - bien que les déséquilibres identifiés par GRAIN semblent très excessifs - mais plutôt dans la solution qu’elle essaye de promouvoir pour résoudre le problème de la faim : une solution qui se résume à l’augmentation de la production - la disponibilité -, alors qu’il est à présent bien reconnu depuis plusieurs dizaines d’année que la faim est essentiellement un problème d’accès à la nourriture par ceux qui sont sous-alimentés, c’est-à-dire leur incapacité soit de produire la nourriture qu’il leur faut soit de gagner un revenu suffisant pour l’acheter. Les solutions techniques proposées par la Fondation - les vieilles recettes éculées de la Révolution verte agrémentées de biotechnologie et d’OGM, qui sont aussi mises en avant par l’Africa Progress Panel, fortement lié à la Fondation, présidé par Koffi Annan, l’ancien Secrétaire général de l’ONU et ancien président d’AGRA - sont clairement ni durables ni accessibles à la population visée par n’importe quel programme d’élimination de la faim. Elles constituent plutôt un dernier effort pour étendre le marché des grandes entreprises agro-chimiques et semencières qui commencent à comprendre que le monde change (voir par exemple comment Monsanto lance des activités de recherche sur les microbials - en anglais). 


On peut regretter que, quand les personnes les plus riches sur terre groupent leurs ressources pour s’attaquer à ce qui est l’un des problèmes les plus inacceptables - la faim -, elles ne puissent pas le faire en se libérant de l’influence des intérêts du grand business. On peut aussi regretter qu’elles ne cherchent pas à mettre en oeuvre, en toute indépendance, un paquet cohérent d’activités ayant de réelles chances d’atteindre l’objectif annoncé.


Voilà qui soulève la question de la gouvernance globale : dans une économie mondialisée de plus en plus transnationale, il ne devrait pas être possible aux grandes entreprises d’échapper à la taxation et de recycler une partie de leurs énormes profits non taxés dans ce qui est - faussement - présenté comme des activités philanthropiques. Ce n’est encore qu’une utopie, mais ce qui serait nécessaire, c’est un système mondial de taxation qui mobiliserait les ressources requises pour s’attaquer effectivement aux problèmes globaux résultant de la façon dont fonctionne notre économie, tout en la transformant : la faim, le changement climatique, les conflits résultants de la lutte pour les ressources naturelles, etc.


Quelqu’un, un jour, a fait un commentaire sur ce qu’un vrai philanthrope devrait être : une personne qui aide de façon totalement désintéressée et qui n’utilise pas le fait qu’il/elle aide afin de gagner en notoriété et en influence. Un commentaire à méditer par beaucoup de ceux qui prétendent être des philanthropes !



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Pour en savoir davantage :


  1. -A-E Birn, Le philanthrocapitalisme étasunien et les ploutocrates de la santé mondiale, Le Courrier, 2017

  2. -Grain, Comment la Fondation Gates dépense-t-elle son argent pour nourrir le monde ?, 2014

  3. -S. La Touche, Le monde selon Gates, 2014

  4. -Révolution verte en Afrique: plus de semences améliorées pour le continent, 2014

  5. -L’Africa Progress Panel propose d’intensifier la mise en oeuvre de recettes éculées pour réduire la faim et la pauvreté en Afrique, 2014

  6. -Les deux discours sur le développement agricole en Afrique, 2013


 

Dernière actualisation:    novembre 2014

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