Nouvelles
5 avril 2020
L’égoïste, l’aveugle et l’invisible : ce que la crise de la COVID-19 nous révèle de nos sociétés
En cette période de confinement, beaucoup d'entre nous prennent le temps de mieux s’informer.
Il y a (au moins) deux niveaux de lecture de la masse d’informations qui nous submerge sur le thème de la COVID-19.
•Le premier est une lecture immédiate, au premier degré : informations brutes sur le virus, nombre de malades et de victimes, disponibilité ou non de matériel ou de médicaments, etc.
•Le second est une lecture au second degré qui nous éclaire sur nous et notre manière de percevoir le monde qui nous entoure.
Intéressons-nous à cette seconde lecture en limitant, pour commencer, notre domaine d’investigation à la relation entre la crise de la COVID-19 et l’alimentation.
Que dit-elle sur nous ?
Égoïstes
Elle nous dit tout d’abord que nous sommes égoïstes, car nous nous intéressons avant tout à nos petites personnes. Il suffit de faire une recherche sur la toile en mettant comme mot-clé « COVID-19 » et « alimentation » pour s’en convaincre. Faites-en l’essai, vous-même et vous verrez le résultat.
Il y a de bonnes chances que les articles qui apparaîtront sur le haut de la pile portent sur :
•Comment éviter que les aliments deviennent une source de contamination par le virus ? (Comment les laver ? Comment les cuisiner ?…) [lire]
•Quels sont les risques encourus en se faisant livrer des plats à domicile ? (nos risques et non pas ceux des livreurs dont la situation nous importe généralement peu…) [lire en anglais]
•Que faut-il manger pour se prévenir du virus ? (!)
•Allons-nous manquer de nourriture à cause de la COVID-19 ? [lire]
C’est la menace d’une pénurie alimentaire qui préoccupe le plus nos médias [lire], mais aussi nos gouvernements et la plupart des organisations internationales dont certaines « en profitent » pour faire l’apologie du commerce international comme solution permettant de résoudre les pénuries locales et critiquer tout réflexe d’établissement de restrictions aux frontières [voir ici et ici (en anglais)]. Même le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition, que l’on s’attendrait pourtant à voir s’intéresser à toutes les dimensions de la sécurité alimentaire, consacre la plus grande partie de sa note sur la COVID-19 aux risques de manque de nourriture [lire].
Comment interpréter ce biais évident dans les préoccupations ? Certainement une forme d’égotisme, sinon d’égoïsme qui fait que ceux qui écrivent reflètent surtout leurs propres inquiétudes, celles d’individus qui n’ont généralement pas de problème d’accès à la nourriture, car ils appartiennent à la classe moyenne et supérieure de notre société, et qui se soucient avant tout de leur petite personne et de leur entourage immédiat.
C’est là sans doute quelque chose de compréhensible. La plupart d’entre nous s’intéressent principalement à ce qui nous touche le plus directement. Peut-être est-ce normal; cela se discute. Le problème est quand l’égoïsme, même modéré, entraîne l’aveuglement, un aveuglement qui fait que l’on n’arrive pas à se préoccuper des difficultés des autres qui souvent, notamment dans la situation de crise actuelle, sont une question d’accès à l’alimentation, soit parce qu’il est trop dangereux pour ces personnes de sortir de chez elles pour s’approvisionner, soit parce qu’elles n’ont pas les moyens financiers de le faire.
Aveugles
Il semblerait que seuls ceux qui sont directement impliqués dans l’aide des personnes qui sont dans le besoin soient capables de les voir [lire en anglais]. Et encore… Souvent, ils s’inquiètent surtout de la capacité de maintenir leurs activités habituelles d’assistance alimentaire [lire] ou de s’approvisionner dans les conditions imposées par le confinement [lire]. Mais ils ne sont souvent pas conscients que le confinement crée de nouvelles vulnérabilités qui demanderont non seulement de maintenir les activités en cours, mais aussi de les développer.
Pour en être conscient, il faut probablement résider dans un pays où ces personnes vulnérables sont suffisamment nombreux pour ne plus être invisibles [lire] ou que l’on est par la nature de son travail mieux informé des conditions prévalant dans les pays pauvres [lire en anglais] et dans le « quart-monde » des pays riches. Mais même dans ce cas, le risque est élevé qu’on se contente de chercher principalement à maintenir ses activités habituelles sans voir arriver une énorme vague de personnes en situation de grande vulnérabilité [lire en anglais].
Invisibles
Pourtant, peu à peu, la crise nous fait prendre conscience de l’existence d’invisibles que l’on peut probablement classer en deux catégories principales:
•Dans les pays riches (surtout, mais pas exclusivement), les invisibles font marcher le système et leur présence semble aller de soi et est si normale qu’on ne les voit plus ; si jamais on les aperçoit, on ne considère en eux que leur fonction, et non les personnes qui se cachent derrière elle : la caissière de supermarché, le facteur, l’éboueur, le livreur que l’on côtoie régulièrement, et ceux plus éloignés, qui garantissent la disponibilité de l’électricité qui nous est indispensable et une multitude d’autres services tout aussi essentiels ainsi que les producteurs de tout ce qui nous est nécessaire dans le quotidien. Ce sont généralement des travailleurs mal considérés et travaillant dans des conditions souvent très difficiles et mal payés. On peut également rattacher à cette catégorie tout le personnel soignant et, très important, tous ceux qui rendent possible le travail du personnel soignant que tous les soirs nous applaudissons, mais dont il faut repenser les conditions de travail et de vie qui ne sont pas en rapport avec les services qu’ils assurent.
•Dans les pays pauvres (surtout, mais pas exclusivement) la multitude de travailleurs précaires de la rue (du porteur d’eau à la petite vendeuse de noix de cola, en passant par une foule d’individus vendant des produits allant de la nourriture de rue aux mouchoirs en papier et aux briquets [lire]) qui, en situation de confinement se voient privés de toute source de revenus, ce qui les met en danger si l’on ne leur vient pas en aide et si, à l’avenir, on ne leur permet pas d’avoir accès à un minimum de sécurité économique et de protection sociale.
Oui, la crise de la COVID-19 illustre à merveille comment nous avons été conditionnés à penser, en consommateurs et non en citoyens.
Le monde vu par le consommateur « idéal »
(Inspiré du travail d’un groupe d’étudiants
sur les facteurs déterminant les choix de consommation - 2019)
télécharger le diagramme: Consommateur.jpg
Inutile d’ajouter beaucoup de texte à ce diagramme pour voir comment ce profil de consommateur idéal est cohérent avec ce que révèle la crise actuelle, pour réaliser qu’il était déjà annoncé par la crise environnementale et climatique, et pour comprendre que c’est là une des sources de nos maux [lire].
Dans ce contexte, il est utile de considérer un autre aspect souligné par la crise de la COVID-19 qui nous parle d’aveuglement et d’invisibilité. À force de nous convaincre depuis deux siècles [lire] que le marché peut tout résoudre de la façon la plus efficace, nous avons, surtout depuis trois ou quatre décennies, eu tendance à nous fier à lui, sans essayer de prévoir et d’anticiper l’avenir de manière proactive, méprisant même toute tentative d’études de perspectives à long terme. Le niveau d’impréparation de nos systèmes de santé face aux épidémies qui pourtant ont été annoncées par les chercheurs [voir un exemple en anglais] est effrayant, d’autant plus que nous avons pris l’habitude d’adopter une stratégie unique de prévention, la vaccination qui, pour utile qu’elle soit, ne permet pas de faire face à une maladie nouvelle comme l’est la COVID-19 et nous a amené à moins investir dans nos systèmes de santé.
Pire encore, on se rend compte ces jours-ci que nous avons perdu la capacité de planifier et la volonté de nous efforcer d’anticiper les conséquences de la pandémie. Ainsi il est extraordinaire que personne n’ait été capable de prévoir qu’en multipliant par plus de 5 le nombre de patients en réanimation on risquait d’être à court des médicaments nécessaires pour leur prodiguer les soins indispensables ! N’est-ce pas de l’aveuglement - ou de la pure incompétence crasse - de se rendre compte de ce problème alors que, par endroit, les stocks de ces médicaments sont si bas qu’ils ne représentent plus que quelques jours de besoins ? (trois jours dans certains centres hospitaliers si l’on en croit les témoignages de soignants interviewés sur les médias avant-hier).
Cela pointe la nécessité de lutter contre ce que l’on pourrait qualifier de « fatalisme du marché » et de restaurer notre capacité de planifier nos actions pour affronter avec succès nos défis sanitaires, écologiques, sociaux et économiques plutôt que de s’en remettre à la supposée faculté du marché de tout résoudre, un marché qui s’avère bien impuissant en ces jours de crise.
Une question
La question est donc bien la suivante : « Comment changer notre vision du monde pour reprendre la main face aux défis qui sont les nôtres ? ».
De nombreux historiens ont dit que le XXe siècle avait commencé en 1914. Faisons que le XXIe siècle commence réellement en 2020.
Réfléchissons-y pendant le confinement…
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Pour en savoir davantage :
•M. Torero, Novel coronavirus COVID-19 | Food supply chains under strain, what to do? FAO, 2020 (video en anglais).
•Manjakahery, T., En Afrique, le coronavirus nourrit une vague d’exode urbain, Le Devoir, 2020.
•Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition, Conséquences de la pandémie au COVID-19 pour la Sécurité Alimentaire et la Nutrition (SAN) - Document de synthèse provisoire, Comité de la sécurité alimentaire mondiale, 2020.
•Banques alimentaires, COVID-19 : La solidarité doit continuer à s’exprimer, 2020.
•Roberto Azevêdo constate une forte baisse des échanges et appelle à des solutions mondiales à la crise liée au COVID-19, Organisation mondiale du commerce (OMC), 2020 (video en anglais sous-titré).
•Coronavirus: pas de pénurie alimentaire en France, insiste le ministre de l’Agriculture, Le Point, 2020.
•Nathan, J.C., Le coronavirus, risque alimentaire ou non, L’observatoire des aliments, 2020.
Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :
•COVID-19 et nourriture - La pandémie risque d’entraîner une crise alimentaire majeure, 2020.
•Opinion : Le dur retour de la réalité - Réflexions autour de la crise de la COVID-19, 2020.
•La Vie malade de la folie humaine : il nous faut changer de paradigmes, d’objectifs et de valeurs, 2019.
•L’agriculture et l’alimentation aux États-Unis : situation actuelle et (peut-être) future, 2017.
Dernière actualisation : mai 2020
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