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Le dur retour de la réalité 

Réflexions autour de la crise de la COVID-19


par Materne Maetz




C’est une citation très en vogue ces jours-ci : « Le réel, c’est quand on se cogne. » disait Jacques Lacan.


Je me permets de la reprendre à mon compte, car, à l’heure qu’il est, le monde se cogne au réel, et cela fait mal.


On en avait eu un petit avant-goût « sympathique » avec la crise du climat qui nous rappelait que, contrairement à ce que beaucoup semblaient croire selon la tradition judéo-chrétienne, l’humanité doit prendre conscience qu’elle n’est pas là « pour qu’[elle] domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la Terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la Terre » (Genèse 1:26).


En tous les cas, elle est très loin d’être en mesure de le faire.




Jusqu’à ces dernières semaines, le mur du réel contre lequel on se cognait restait « sympathique », molletonné et rembourré à souhait, car pour la plupart d’entre nous, surtout les plus privilégiés, la crise climatique demeure malgré tout trop lointaine pour qu’elle change nos façons d’apprécier la réalité et nos priorités. Avec les moyens dont disposent les nantis, ils peuvent facilement se protéger de la chaleur excessive, fuir vers des zones qui sont à l’abri des inondations, se procurer la nourriture nécessaire voire superflue en cas de pénuries alimentaires même aiguës. Pas de quoi paniquer donc, bien que de plus en plus de preuves scientifiques pointent vers le fait qu’il faut se préoccuper aujourd’hui du climat pour pouvoir faire face aux défis de demain (et surtout pour pouvoir réduire l’acuité des crises futures).


Avec la COVID-19, le mur a changé. Il est devenu rugueux et l’on s’y écorche au moindre contact ; plus de protection, ou si peu, car le virus ne distingue pas les riches des autres - même si les premiers sont un peu moins vulnérables que les pauvres, qu’ils peuvent se confiner dans des conditions confortables et avoir accès à des services de soin plus sophistiqués. Il touche nos dirigeants et les célébrités comme le commun des mortels. Le fait est que, pour l’heure, il n’y a pas de remède sûr contre le virus ; il y a l’assistance respiratoire certes, pour soulager les malades, mais en réalité on ne peut se défendre contre le nouveau coronavirus, pour l’instant, qu’avec les moyens du bord, qu’avec les moyens du corps. Et ces moyens dépendent de la dure réalité de l’état de notre santé (résultat de notre mode de vie) et de nos aptitudes génétiques qui ne peuvent pas encore être modifiées pour aider quiconque à mieux résister.


L’argent ne sert donc pas vraiment à se tirer de cette crise qui est bien installée désormais et qui ne se décline pas sur un futur qui s’étale sur des décennies ou des années, mais sur une perspective mesurée en jours et en semaines. La COVID-19 n’en a que faire du nombre de zéro qui figurent au montant du compte en banque de celui qu’il attaque !


Il est emblématique de voir la teneur de la réaction des autorités face à cette crise qui se révèle de jour en jour d’une urgence et d’une dangerosité croissante :


  1. Pour freiner la propagation du virus, on commence par fermer nos écoles, puis on protège la population en arrêtant la plupart de nos unités de production et en décrétant le confinement et la suspension d’un grand nombre d’activités économiques. Certaines sont préservées : tout ce qui tourne autour de l’alimentation notamment (Tiens ? Aurions-nous pris conscience que la nourriture n’est pas une marchandise comme les autres, qu’elle est plus importante - vitale - que les téléphones, les cosmétiques, les automobiles et les habits ?), de la santé, de l’énergie et, dans une moindre mesure, les transports.

  2. Puis, enfin, on jette par-dessus bord la vulgate économique et ses totems qui paraissaient aussi inviolables qu’indéboulonnables : voilà que l’argent n’est plus l’objectif ultime (« devenez milliardaire », idéal proposé par un dirigeant politique qui illustrait un individualisme exacerbé) et qu’il perd sa valeur intrinsèque pour ne garder de l’utilité que parce qu’il devient un des outils permettant d’agir sur le réel pour y préserver ce qui compte vraiment : manger, se soigner, se chauffer, assurer le maintien de l’outil de production. Où sont passés les dogmes qui ont pollué le débat public depuis de longues années (dépenses et déficit public, compétitivité…) ? Voilà que les idoles gisent, ébréchées, dans un coin, prêtes à être recouvertes de poussière, car, jusqu’à nouvel ordre, on ne se nourrit pas d’argent, et il ne sert pas directement à produire quoi que ce soit, si ce n’est de l’angoisse ou de l’hybris (les illustrations ne manquent pas dans l’actualité récente).


L’individualisme laisse soudain la place à la nécessité de penser collectif. L’argent, quant à lui, est en passe de redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un moyen de faire tourner la société, une huile dans les rouages, un moyen d’économiser pour s’assurer un minimum de sécurité. Alors on y va à coup de 300 milliards par ci, 750 milliards par là… et tant pis pour les 3% de déficit et pour la dette. Car quelle réalité la dette a-t-elle en face du risque de voir des dizaines (ou des centaines) de milliers de morts dans jours et les semaines à venir ?


Oui, c’est bien le réel contre lequel on se cogne la tête, et l’on comprend, chaque jour davantage, qu’on l’a bradé pour l’illusion de l’argent, une illusion de plus en plus éthérée qui s’est progressivement éloignée de la réalité en passant des cauris et pièces traditionnels, aux billets de banque dont l’utilité concrète n’est pas contestable, pour aboutir à l’immatérielle monnaie scripturale virtuelle et aux cryptomonnaies qui, avec le temps, sont devenues leur propre raison d’être, une nouvelle forme de divinité qui régit le monde selon une logique qui n’a plus rien - ou si peu - à voir avec l’économie réelle qui se retrouve souvent réduite à un rôle d’outil (quel retournement de situation !); ces nouvelles formes de monnaie qui permettent, de nos jours, une accumulation vertigineuse de richesses entre les mains d’une infime minorité.


Comme l’affirme un personnage du roman que je compte publier prochainement (j’en suis à la lecture finale) et qui y tient un peu le rôle du chœur d’une tragédie antique : « nous vivons une époque formidable », potentiellement historique qui nous fera peut-être reprendre conscience de ce qui compte réellement. Alors, il se peut que l’on dise, plus tard, bien plus tard, que nous vivions à un moment qui changerait durablement le cours de l’Histoire. Ou pas.


Peut-être que non, en effet, puisque nous sommes prompts à oublier nos prises de conscience, une fois l’orage passé. Il suffit de relire certains discours faits par nos responsables politiques lors de la crise financière d’il y a un peu plus de dix ans, discours probablement sincères au moment où ils furent prononcés, mais qui ne se sont jamais vraiment traduits dans les faits.


La crise de la COVID-19, celle du climat, et plus largement celle de notre environnement sont des occasions de prendre conscience que l’argent n’est pas une fin en soi, mais un outil, ce qui signifie qu’il ne peut rester l’objectif ultime de nos vies, tel qui l’est (presque) devenu. Car nos objectifs sont plus divers, à dimensions multiples, et ils ne peuvent être réduits à une seule dimension, à un seul numéraire, la monnaie.


Car comme le dit un autre personnage de mon roman : « Quoi de plus stupide que de vouloir exprimer en dollars la valeur d’une vie humaine ? D’une année de vie perdue ? De plus ou moins d’éducation ? Qui peut dire, en effet, quel est le coût réel d’une eau polluée, d’une terre dégradée, d’une espèce éteinte à jamais, de la violence subie par un paysan à qui l’on a pris son lopin ou de la souffrance d’une ouvrière exploitée dans un atelier de confection ? »


Si nous voulons durablement tirer les leçons de cette crise sanitaire et les utiliser pour affronter plus efficacement les crises climatique et environnementale, il va falloir développer de nouveaux outils permettant d’évaluer de manière plus holistique nos actions en face de multiples objectifs, prendre en compte pour décider non seulement l’argent et la dimension économique, mais aussi toutes les autres dimensions « importantes » de la réalité sur laquelle nous voulons agir et obtenir des résultats.


Dans le cas d’une agriculture durable et respectueuse du climat, nous avons déjà vu qu’une multitude d’aspects doivent être considérés [lire] pour lesquels des indicateurs représentatifs devront être sélectionnés. C’est en comparant les résultats obtenus par différentes options alternatives que l’on pourra déterminer celle qui est préférable. Pour cela, il existe diverses méthodes de décision multicritères plus ou moins sophistiquées, mathématiques ou graphiques qui peuvent faciliter la négociation et une prise de décision plus collective, plus démocratique et moins technocratique [lire].


Tant que nous nous contentons d’oublier nos promesses relatives à ce qui s’apparente à une forme d’illusion, nous aurons probablement à faire face à des conséquences graves et peut-être douloureuses. Mais, si nous nous avisons à négliger les promesses portant sur ce qui fait partie de la réalité la plus tangible (l’alimentation, la santé, l’environnement), les effets ne seront pas seulement faits de douleur ou même de colère, ils seront tragiques et deviendront une question de vie ou de mort. Alors, il sera trop tard pour que l’argent nous soit d’une quelconque utilité.


Et si l’on arrive jusqu’à se cogner là, cela fera très très mal.



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Sélection de quelques articles récents parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Les dangers d’une analyse « partielle » d’impact : l’exemple d’une étude de l’impact d’une conversion totale de l’agriculture de l’Angleterre et du Pays de Galles en agriculture biologique, 2019.

  2. Politiques pour une transition vers des systèmes alimentaires plus durables et plus respectueux du climat, 2018.



Autre lecture conseillée :


- Maetz, M., Deus ex machina, Octuor tome 4, roman.

 

Dernière actualisation: mai 2020

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