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31 octobre 2019
Les dangers d’une analyse « partielle » d’impact : l’exemple d’une étude de l’impact d’une conversion totale de l’agriculture de l’Angleterre et du Pays de Galles en agriculture biologique
Au cours de ces derniers jours, une publicité assez importante fut accordée par les médias à la publication par une équipe de chercheurs principalement de l’École de l’eau, de l’énergie et de l’environnement (School of Water, Energy & Environment) de l’Université de Cranfield, au Royaume Uni, des résultats d’une étude de l’impact d’une conversion à 100 % de l’agriculture en agriculture biologique en Angleterre et au Pays de Galles.
Une analyse critique de cette étude illustre à bien des égards la difficulté présentée par l’analyse de toutes les dimensions de la transition alimentaire et comment une restriction de la portée de la recherche affecte le message envoyé aux décideurs et, plus largement, au public.
Une des justifications avancées par les membres de l’équipe de chercheurs pour l’étude est que les résultats d’études antérieures sur le remplacement de l’agriculture conventionnelle par une production biologique étaient mitigés, en dépit des affirmations que l’agriculture biologique émettrait moins de gaz à effet de serre (GES) par tonne de produit du fait d’une moindre utilisation d’intrants agricoles et qu’elle permettrait de stocker davantage de carbone dans le sol. Néanmoins, certaines études avaient montré plus d’émissions de GES par tonne de produit, et d’autres moins, après la conversion [voir deux exemples d’études sur ce sujet ici et ici, en anglais].
Une des originalités de cette étude est le niveau auquel elle est menée, non pas au niveau de la parcelle de culture ou de la ferme, mais au niveau d’une zone administrative, dans ce cas l’ensemble constitué par l’Angleterre et le Pays de Galles.
Les principales conclusions de l’étude
À partir de l’utilisation du modèle Agri-LCA [lire en anglais] et du modèle de programmation linéaire OLUM [lire en anglais], l’équipe des chercheurs a « prédit » (!) qu’après une conversion totale à l’agriculture biologique :
•La production totale de la zone considérée, exprimée en énergie métabolisable et en protéines diminuerait d’environ 40 % par rapport au niveau de référence de l’agriculture conventionnelle, du fait d’un rendement moindre et de la nécessité d’introduire dans la rotation de cultures de légumineuses fourragères pouvant fixer l’azote de l’air ;
•Les émissions totales de GES directement associées à des cultures biologiques seraient inférieures (moins 20 % pour les cultures, moins 4 % pour la production animale et moins 6 % au total) ;
•Pour différentes productions, les résultats seraient variés : pour certaines cultures ou productions animales, les émissions de GES diminueraient, pour d’autres elles augmenteraient ;
•Il y aurait davantage de fixation de carbone dans le sol, mais seulement pendant « la première ou la seconde décennie de la conversion, car un sol n’a qu’une capacité limitée d’accumulation du carbone » ;
•« La superficie requise pour compenser la diminution de la production de la zone représenterait presque cinq fois la superficie de terre utilisée à l’heure actuelle pour produire de la nourriture à destination de l’Angleterre et du Pays de Galles » ce qui induirait des émissions de GES plus importantes à l’étranger et accroîtrait la superficie totale requise pour nourrir la population de 50 % par rapport à la situation sous agriculture conventionnelle.
Critique de l’étude : une question mal définie et une méthode d’analyse inadaptée
L’étude offre donc des arguments apparemment très forts contre la conversion de l’agriculture conventionnelle en agriculture biologique. Ces conclusions ont été présentées de façon spectaculaire dans les médias, avec des titres comme « Une agriculture totalement biologique entraînerait une hausse des émissions de CO2 » [Express Business] ou « L’adoption de l’agriculture biologique par le Royaume Uni ‘augmenterait les émissions’ » (FarmingUK). Ainsi formulés, ces titres ne peuvent que provoquer une attitude négative de l’opinion publique par rapport au développement de l’agriculture biologique, d’autant plus que les conclusions avancées sont présentées comme résultant d’une étude scientifique rigoureuse menée par des chercheurs reconnus.
Dans la discussion des résultats obtenus, les auteurs réfutent les critiques relatives à un manque de prise en compte de l’impact sur la biodiversité en invoquant fait que l’augmentation de la surface cultivée dans le scénario de conversion vers l’agriculture biologique « devrait probablement » avoir un plus grand impact sur la biodiversité totale que ce qui pourrait être gagné au niveau local.
De la même manière, ils rejettent la possibilité qu’avec plus de recherche sur l’agriculture biologique les rendements pourraient augmenter, en prétendant que « ces améliorations sont probablement marginales, étant donné le besoin fondamental d’introduire des cultures fourragères dans les rotations dans le cas d’une agriculture biologique ». L’éventualité que ce « besoin fondamental » puisse être compensé par une gestion améliorée des cultures (comme par exemple l’introduction de nouvelles rotations [lire en anglais], d’associations de cultures complémentaires ou d’autres moyens d’amélioration de la gestion de la fertilité du sol) n’est même pas considérée, les auteurs se plaçant délibérément dans un environnement statique ou ni la technologie, ni le régime alimentaire de la population ne changent.
En réponse à des critiques, l’un des membres de l’équipe justifie les diverses limites de l’étude, en expliquant que : « Déterminer si un autre régime alimentaire pourrait être alimenté par la même superficie agricole cultivée en agriculture biologique est une autre étude. Celle-ci visait à comprendre les limites à la production. L’étude reposait sur une modélisation rigoureuse qui avait fondamentalement l’objectif d’établir les limites biophysiques de la production végétale sans recours à de l’engrais azoté de synthèse » [lire en anglais]. Si l’on donnait foi à cette affirmation maladroite, on pourrait s’étonner de la façon dont les conclusions de l’étude sont formulées (en termes d’émissions de GES, et d’expansion de la superficie agricole, notamment).
Il apparaît clairement de tout cela qu’il y a un problème avec la définition de la question à laquelle l’étude devait apporter une réponse et avec l’incohérence entre cette question et les conclusions produites.
La question à laquelle la recherche devait apporter réponse, la méthode utilisée par l’équipe de chercheurs et les résultats obtenus illustrent les conséquences du cloisonnement de notre pensée [lire]. En voulant mener une analyse plus complète (en passant du niveau parcelle de culture au niveau national), l’équipe a oublié d’adapter sa méthode d’analyse à ce nouveau niveau et elle a omis de prendre en compte d’importantes dimensions du changement qu’elle voulait analyser, notamment la dimension socio-économique. Elle a fait l’hypothèse que la comparaison entre les cultures conventionnelle et biologique faites sur une parcelle de blé, par exemple, est identique à la comparaison entre l’Angleterre et le Pays de Galles en situation d’agriculture conventionnelle et en situation de conversion en agriculture biologique. Elle se trompe.
En introduisant la dimension « nationale », l’équipe se doit de prendre en compte au moins trois dimensions supplémentaires cruciales (d’autres pourraient probablement être ajoutées à cette liste) : la dimension politique (dans le sens de « politiques économiques »), la dimension temps et la dimension socio-économique.
Si l’étude doit produire des résultats utiles pour la prise de décision, alors elle doit être placée dans des conditions qui reflètent la réalité. Passer du niveau parcelle au niveau pays veut dire que l’on ne peut plus simuler une expérience où seul un facteur serait modifié (dans ce cas, remplacer la technique agricole conventionnelle par la technique de production biologique), « toutes choses égales par ailleurs », car dans la réalité les autres choses ne restent jamais égales par ailleurs…
D’abord, pour que se produise le changement dont on veut analyser l’impact, certaines conditions doivent être en place (à ce niveau, le changement ne peut plus être imposé par un expérimentateur comme c’est le cas au niveau d’une parcelle).
Ensuite, une fois que le changement se produit, il déclenchera une chaîne d’effets qui pourront se transmettre dans plusieurs composantes (et dimensions) du système alimentaire, un peu comme quand une goutte tombe sur une étendue d’eau, elle déclenche une onde qui va se propager dans l’eau. Il s’agira alors d’analyser et de mesurer ces effets. Certains seront bénéfiques par rapport à un résultat désiré, tandis que d’autres seront néfastes, ce qui signifie également que le résultat désiré (ou la direction du changement désiré) devrait être défini au préalable. De même, certains effets peuvent être attendus, alors que d’autres pourraient être inattendus, et des efforts devraient être consenti pour essayer de les identifier à l’avance.
La dimension politique fait référence au fait que la conversion ne se fera pas automatiquement mais nécessitera d’être soutenue par un ensemble de mesures de politique économique faisant la promotion de l’agriculture biologique.
La dimension temps signifie, entre autres, que la conversion ne se fait pas du jour au lendemain, que cela prend du temps et que pendant ce temps, les technologies évolueront du fait d’une recrudescence de recherche sur l’agriculture biologique - encouragée par un environnement politique favorable. Cette recrudescence de la recherche aura certainement pour objectif d’augmenter la productivité de l’agriculture biologique et la conception de nouvelles manières de gérer la fertilité du sol, faisant en sorte que l’utilisation de cultures fourragères bloquant une partie des terres agricoles ne sera plus qu’une parmi d’autres options.
La dimension socio-économique signifie qu’avec le temps la consommation évoluera dans la mesure où, pendant que la conversion s’opère, les prix relatifs de la nourriture évolueront, de même que le niveau de sensibilisation des consommateurs qui seront influencés par des campagnes de communication, ce qui ne manquera pas d’entraîner une évolution du régime alimentaire. Et si le régime alimentaire change, cela influence en retour ce qui est cultivé, ce qui veut dire que la composition des cultures et le niveau de production animale changeront également [lire en anglais] - il est désolant de constater que les auteurs écartent la possibilité d’une réduction de la production animale en estimant que « les tendances mondiales vont vers une augmentation de la consommation totale et par habitant de viande », comme si les tendances passées étaient immuables, alors qu’on observe d’ores et déjà une réduction de la consommation de viande dans plusieurs pays (riches). En outre, avec des politiques adaptées, le gaspillage alimentaire peut être réduit avec le temps, ce qui changera de façon considérable les quantités et la composition de l’alimentation requise.
En guise de conclusion, on peut dire que l’équipe de chercheurs a fait un effort louable en élargissant la portée de l’analyse de la conversion vers une agriculture biologique du niveau de la parcelle de culture vers le niveau national. Cependant, en procédant à cet élargissement, ils ont négligé plusieurs dimensions que cette décision rajoutait au phénomène qu’ils analysaient. L’absence de prise en compte ces aspects fait que la validité des conclusions tirées de leur recherche peut être contestée.
Il est regrettable que dans les médias, la présentation du résumé des conclusions de leur travail n’est généralement pas accompagnée des réserves de rigueur (heureusement il y eut cependant quelques exceptions !). De ce fait, le message communiqué aux citoyens est que la conversion en agriculture biologique n’est pas une solution dans la mesure où elle réduirait la production et augmenterait les émissions de GES (alors que l’équipe elle-même se contente de dire dans son papier que ce n’est pas « la seule manière optimale pour rendre la production alimentaire durable du point de vue de l’environnement », ce qui est une affirmation bien plus nuancée) [lire].
Nous sommes là en face d’un exemple très clair de cloisonnement de notre mode de penser (et de travailler) qui fait que nous avons tendance à analyser seulement un aspect du problème qui nous occupe. Le risque alors est que les résultats d’une telle analyse partielle soient considérés comme scientifiquement valables et qu’ils influencent les décideurs au moment de trancher sur les politiques à mettre en œuvre non sur une partie de notre système alimentaire, mais sur le système dans son ensemble, dans l’ignorance de multiples conséquences importantes non sérieusement prises en compte par l’étude.
La composition de l’équipe de chercheur pourrait être l’une des raisons de la portée limitée de l’étude (un spécialiste de l’agroécologie et de la modélisation des systèmes agricoles, un spécialiste des sciences du sol et modélisateur, un spécialiste de l’environnement et modélisateur et un économiste agricole). Une autre raison pourrait être le rôle central des modèles utilisés, dont l’architecture détermine fortement le genre de résultats qui peuvent être obtenus.
Au bout du compte, que nous apprend cette étude au-delà de ses conclusions ?
D’un point de vue méthodologique, elle nous confirme la difficulté de prendre en compte la complexité de la question de la transition alimentaire et la nécessité de développer de nouveaux outils mieux adaptés et permettant de la traiter de manière plus holistique. Elle pointe aussi la nécessité de mobiliser des équipes pluridisciplinaires comprenant des expertises variées touchant à un grand nombre de domaines (économie, sociologie, environnement, institutions, notamment).
Elle nous montre aussi que la mesure de l’impact de changements envisagés ne peut pas se faire simplement à l’aide d’un indicateur (par exemple la variation de la quantité de GES émis) mais plutôt d’un ensemble d’indicateurs pouvant prendre en compte toutes les dimensions « importantes » de la situation sur laquelle on veut comparer l’impact. Dans le cas d’une agriculture durable et respectueuse du climat, une multitude d’aspects doivent être considérés [lire] pour lesquels des indicateurs représentatifs devraient être sélectionnés. C’est en comparant les résultats obtenus par différentes options alternatives que l’on pourra déterminer quelle est l’option préférable. Pour cela, il existe diverses méthodes de décision multicritère plus ou moins sophistiquées, mathématiques ou graphiques qui peuvent faciliter la négociation et la prise de décision.
Bien sûr, certains diront que c’est là une manière trop complexe d’aborder la réalité. Mais le fait est que le monde est complexe et que de chercher à trop le simplifier, on court le risque d’être mal informé et de prendre des décisions biaisées dont les résultats pourraient présenter des surprises désagréables...
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Pour en savoir davantage :
•Lefebvre, A., Une agriculture totalement biologique entraînerait une hausse des émissions de CO2, Express Business, 2019.
•L’info durable, Étude : la conversion agricole au tout bio impliquerait une hausse des émissions, 2019.
•Smith, L.G., et al., The greenhouse gas impacts of converting food production in England and Wales to organic methods, Nature Communicationsvolume10, Article number: 4641, 2019 (en anglais).
•Harvey, F., Switching to organic farming could cut greenhouse gas emissions, study shows, The Guardian, 2018 (en anglais).
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Dernière actualisation : octobre 2019
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