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L’équité intergénérationnelle est possible :
à condition de changer profondément les principes qui gouvernent le monde1
L’égoïsme et la haine seuls ont seuls une patrie ; la fraternité n’en a pas !
(Alphonse de Lamartine)
Dans un article publié en 2012 2, nous avions analysé les dimensions environnementales et économiques de l’équité intergénérationnelle et en avions conclu que « les inégalités d’aujourd’hui sont le ferment des inégalités intergénérationnelles, [et qu’] une action visant à les réduire, tant entre groupes de population dans un pays donné, qu’entre pays, sera favorable à une équité intergénérationnelle plus grande », sans pour autant être suffisante. Nous avions également noté qu’il « serait sans doute plus facile de résoudre cette question, étape par étape, en comparant deux générations successives, à condition cependant de ne pas négliger les problèmes qui pourraient survenir sur le très long terme (changement climatique, biodiversité, autres à identifier). »
Nous allons tenter, ici, de pousser un peu plus loin notre réflexion et d’explorer quelles sont les implications des conclusions auxquelles nous étions arrivés en 2012 sur les politiques économiques à adopter, des politiques qui anticiperaient la forme éventuelle que pourrait - devrait - prendre le ‘nouvel humanisme’ dont beaucoup appellent l’avènement. Ces politiques, et les conditions requises pour leur avènement, permettraient enfin aux hommes, après avoir successivement vécu dans un univers appréhendé comme magique, religieux, mécanique, dynamique, puis complexe, voire chaotique, de vivre dans un monde où le bien-être durable de chacun serait au centre des préoccupations de tous.
Il y a une vingtaine d’années, vivait dans une petite ville d’Asie une famille dont la mère, veuve, cherchait tant bien que mal à assurer la survie. Parmi les trois enfants, se trouvait une petite fille d’une dizaine d’années, curieuse et intelligente, qui voulait étudier et sortir de la misère dans laquelle sa famille s’enfonçait malgré la solidarité de certains parents et d’un peu d’aide apportée par le hasard d’un voisinage. La petite fille mourut avant l’âge de quatorze ans d’une maladie bénigne, faute de soins, et son frère et sa sœur n’ont survécu que pour grossir la masse des travailleurs urbains sous-payés et miséreux.
Trente ans plus tôt, vivait quelque part en Europe, une famille de la classe moyenne qui fut frappée de plein fouet par la mort, jeune, de celui qui lui assurait sa subsistance. La solidarité informelle permit à sa veuve de trouver deux emplois à mi-temps qui assurèrent sa survie et celle de la famille ainsi que le remboursement des dettes contractées par le ménage pour construire son logement, à une époque où les emprunts n’étaient pas assurés. L’État vint au secours de la famille : une pension de veuve, ainsi que des bourses d’études pour les enfants, qui couvraient effectivement leurs frais, firent que ces enfants purent continuer leurs études et trouver une place dans la société à la richesse de laquelle ils ont par la suite contribué.
Que nous disent ces deux histoires ? Elles montrent que ni le cours « naturel » des choses, ni la solidarité informelle suffisent à assurer la mise en valeur du potentiel humain que recèle une société, et qu’une forme institutionnelle d’ordre supérieur – le plus souvent l’État - est nécessaire pour assurer un rôle de protection afin que ce potentiel ne soit pas perdu. Car une telle perte se ferait au détriment d’innombrables individus, de la société toute entière et de sa cohésion. Ces histoires illustrent aussi que la lutte contre la pauvreté aujourd’hui - ou sa prévention - est une façon de contribuer au bien-être de la génération à venir.
Dans les pays de l’OCDE, les dépenses sociales par habitant ont augmenté régulièrement depuis les années 1980. Elles ont été multipliées par 2,4 en termes constants pour atteindre plus de 20% du PIB des pays membres (soit environ 9.000 milliards de dollars en 2011). C’est le pays réputé l’un des plus importants centres financiers, offrant des conditions fiscales très favorables aux entreprises multinationales, le Luxembourg, qui, en 2011, avait les dépenses sociales par habitant les plus élevées (15.300 dollars PPA constants de 2005), suivi du Danemark (10.000 dollars). La France (9.200 dollars), les États-Unis (8.400 dollars) et l’Italie (7.900 dollars) étaient loin devant les ‘derniers de la classe’, le Chili (1.800 dollars) et le Mexique (1.200 dollars). A titre de comparaison, alors que le Danemark consacrait environ 25% de son PIB aux dépenses sociales, cette part n’était que de 11% en Australie, 9% aux États-Unis, 5% en Chine et 4% en Inde 3. A l’heure actuelle, seule 25% de la population mondiale a accès à une quelconque forme de protection sociale.
Les dépenses sociales sont de plus en plus critiquées au moment même où elles sont devenues le plus nécessaires, celui où la crise et ses conséquences frappent de plein fouet les groupes les plus vulnérables de nos sociétés. Le discours que l’on entend souvent pour justifier des coupes dans les programmes sociaux explique qu’ils créent une dépendance et une mentalité d’assistés chez les bénéficiaires. Les responsables politiques ne manquent pas pour se plaindre, par exemple, que les allocations payées aux chômeurs les découragent de rechercher un emploi et qu’elles devraient donc être réduites, oubliant que derrière chaque chômeur se cache une famille et des enfants qui représentent l’avenir de nos sociétés. Ces critiques se font dans un contexte de déficit budgétaire et d’endettement croissant qui s’explique au moins en partie par un système fiscal de plus en plus défaillant, où les profits des entreprises sont moins taxés que les salaires, et où les entreprises les plus grandes profitent de leur caractère multinational pour ‘optimiser’ leurs impôts en transférant artificiellement leurs profits vers les pays où la fiscalité est la plus basse (comme l’Irlande ou le Luxembourg dans l’Union Européenne), réussissant ainsi à bénéficier d’un taux d’imposition bien inférieur au taux d’imposition moyen - pourtant en baisse - en vigueur dans les pays de l’OCDE 4. Ainsi, en France, on estime que les grandes entreprises payent jusqu’à 25% de moins d’impôts que les petites et moyennes entreprises, avec de fortes variations selon les secteurs. Par exemple, le géant de l’énergie, Total, qui a fait un chiffre d’affaires de 184,7 milliards de dollars en 2011 et un profit de 12 milliards de dollars, n’a payé que 1,2 milliard d’euros d’impôts en France cette année-là, dont seulement 300 millions d’euros d’impôt sur les sociétés, alors qu’il n’avait payé aucun impôt sur les sociétés en 2010 ! Certaines de ces entreprises en profitent d’ailleurs pour créer des Fondations qui utilisent des ressources qui ont échappé à l’impôt pour se substituer à l’État en engageant des actions sociales ou de développement qui n’ont aucune justification démocratique et qui sont souvent utilisées pour atteindre des objectifs ou véhiculer des idéologies chers à ceux qui les financent. D’après The Index of Global Philanthropy and Remittances 2013, les fondations philanthropiques constituent à présent environ 50% de l'aide publique au développement alors qu'elles ne représentaient qu'une part minime dans les années 90 5.
Voilà qui illustre de façon choquante les conséquences de la mondialisation et de l’incapacité du niveau national à faire payer les impôts aux sociétés multinationales. La capacité des États de financer les actions indispensables pour lutter contre la pauvreté, la faim et le changement climatique, s’en retrouve affaiblie, ainsi que les investissements effectués dans l’éducation et la formation, ce qui contribue à creuser davantage les inégalités 6. De plus, les État ont tendance à mettre en œuvre des politiques qui souvent ne vont pas dans le sens de la promotion d’une économie durable. Ainsi, le FMI estimait que, dans le monde, les subventions sur l’énergie en 2012 se montaient à 1.900 milliards de dollars (soit pratiquement la valeur du PIB de l’Italie), dont la plus grande partie dans les pays les plus avancés - même si l’Inde y consacrait 50 milliards de dollars et le Maroc 4% de son PIB 7 ! Certaines de ces subventions peuvent certes bénéficier aux populations défavorisées, mais elles donnent surtout des signaux encourageant la consommation d’énergie fossile, la production de gaz à effet de serre et contribuent ainsi à l’accélération du dérèglement climatique.
D’un volume moindre, mais avec un impact néanmoins non négligeable sur l’environnement, des sommes considérables sont dépensées chaque année par les États pour subventionner l’utilisation d’intrants agricoles, principalement les engrais, les pesticides et fongicides à fort contenu énergétique et qui se retrouvent par la suite dans l’alimentation ou l’environnement et y ont des effets délétères sur la qualité des sols et de l’eau, ainsi que sur la santé humaine. En 2011, par exemple, environ 14% du soutien apporté aux producteurs agricoles par les pays de l’OCDE était lié à l’utilisation d’intrants (plus de 25 milliards d’euros). La Chine pour sa part, consacrait 12 milliards d’euros à ce même type de mesures. Même en Afrique, pour les quelques pays pour lesquels les données sont disponibles, il apparait qu’entre le tiers et la moitié du soutien apporté aux agriculteurs portait sur les intrants agricoles, majoritairement au profit de producteurs aisés.
Les politiques et les incitations en place découragent donc largement l’évolution de nos sociétés vers davantage de durabilité. Une fraction au moins des ressources ainsi utilisées devrait être redirigée vers des programmes de protection sociale et de développement des capacités de la jeunesse, pour préparer leur avenir, et vers le développement de nouvelles technologies plus respectueuses de l’environnement. Cela s’avère d’autant plus nécessaire et urgent que les tentatives de mobilisation de ressources par de nouvelles modalités de financement (taxe Tobin au niveau européen, écotaxe en France, par exemple) se soldent au mieux par de faibles balbutiements.
Dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture, d’autres mesures pourraient servir à en finir avec la faim, réduire les gaspillages et favoriser l’émergence d’une agriculture plus durable. Il suffirait de quelques dizaines de milliards de dollars chaque année pour donner suffisamment à manger à tous ceux qui sont sous-alimentés dans le monde. Un mécanisme pourrait être imaginé pour faire baisser le gaspillage alimentaire tout en mobilisant des ressources pour financer des programmes de développement durable, en s’inspirant du Mécanisme de développement propre pour les émissions de carbone. Un système d’incitation-taxation pourrait aussi être envisagé pour soutenir l’adoption de techniques agricoles durables et pénaliser celles qui le sont moins, tout en levant des ressources pour développer de nouvelles technologies respectueuses de l’environnement.
Mais la mise en œuvre de ces solutions demanderait la remise en cause de deux principes fondamentaux qui paraissent aujourd’hui intouchables, tant les intérêts qui les défendent sont puissants. Ils sont au cœur de la façon dont nous percevons et gérons notre monde :
•Le vieux principe décrit par Adam Smith (1723-1790) il y a près de 250 ans, sur le modèle de la force de gravité qui venait alors d’être découverte par Isaac Newton (1642-1727), qui se trouve à la base de notre système économique - à savoir que c’est la recherche du profit individuel à court terme qui est le meilleur ressort du développement économique - et auquel il s’agit de laisser libre cours.
•Le principe de la souveraineté nationale dont la myopie nous empêche de voir que seule une véritable gouvernance mondiale peut nous rendre capable de nous attaquer aux principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés à l’heure actuelle et qui sont avant tout mondiaux. Ce principe nous interdit de concevoir des règles de gouvernance qui nous permettraient de dépasser les limites rédhibitoires dont souffre l’ébauche de gouvernement mondial mis en place depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
La combinaison de ces deux principes, qui est à la racine des égoïsmes nationaux, donne la priorité à un monde fonctionnant sur le principe de la concurrence et non de la coopération. Ainsi, aujourd’hui, tout pays qui chercherait à taxer justement les profits des multinationales verrait ces entreprises réagir soit en s’arrangeant pour rendre inopérantes les nouvelles taxes, soit en se délocalisant, avec les conséquences qu’aurait leur départ sur la situation économique et sociale du pays. De même, tout pays faisant des efforts pour réduire drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre risquerait fortement de se retrouver, à court terme, en position de compétition défavorable par rapport à ses partenaires. Voilà qui verrouille toute initiative ‘locale’ visant à résoudre ces questions globales qui ont trait à des biens publics globaux 8. Tant que ces deux principes n’auront pas été remis en cause et que l’humanité ne disposera pas d’instruments empêchant certains parmi nous - individus, pays ou groupes de pays - d’agir comme des passagers clandestins planétaires, elle n’arrivera ni à refonder un système inique qui produit des inégalités extrêmes et croissantes, ni à éliminer les contraintes qui entravent son développement équitable et durable.
Pour l’instant, la création de l’OMC reste probablement le seul cas où les pays ont accepté de laisser un peu de leur souveraineté en consentant à ce que leur engagement dans cette organisation devienne légalement contraignant et que tout manquement à cet égard puisse être puni par une juridiction mondiale - l'organe de règlement des différends. Cet accord unique n’a pu être atteint que parce que les plus grandes puissances ont exercé une pression économique et politique extrême sur les autres membres de l’Organisation, ont fait miroiter des perspectives de croissance économique qui se sont concrétisées de façon très inégale selon les pays, et ont agrémenté le tout de promesses d’aide pour les pays les plus pauvres qui n’ont pas été tenues. Ce renoncement à une parcelle de souveraineté s’est aussi fait car il s’inscrivait dans la logique du système économique et du principe de Smith, et ne remettait pas en cause le pays comme apparent centre principal de décision.
Le défi reste donc entier pour arriver à changer notre mode de gouvernance encore principalement ancré au niveau national, pour ce qui est du politique, face des questions à résoudre qui sont de plus en plus mondiales et alors que les centres de décision économiques sont déjà devenus globaux : on ne peut gouverner au XXIe siècle sur la base d’idées datant du XVIIIe ! C’est de notre capacité de changer de paradigme et d’inventer un nouveau système de gouvernance mondiale qui soit à la fois adapté à la résolution des problèmes globaux et acceptable par tous, que dépendra la résolution de ces questions et la possibilité d’orienter le monde vers plus d’équité tant intra- qu’intergénérationnelle. Ce système devra s’appuyer sur des indications incontestables informant sur l’évolution de l’héritage dont nous avons la gestion et qui devront être produites par un système de suivi qui intègre des indicateurs portant sur tous les domaines du développement durable (économique, social, environnemental, culturel et spirituel).
Pour relever ce défi, il faudra informer et mobiliser la population afin d’inventer cette nouvelle gouvernance et créer la lame de fond indispensable pour arriver à mener à terme une telle transformation qui puisse emporter sur son passage les myopies égoïstes, qu’elles soient individuelles, locales, nationales ou régionales.
En attendant un tel mouvement, tout accord qui se ferait sur la taxation des flux financiers, la lutte contre les paradis fiscaux, le respect de règles sociales protégeant les travailleurs ou sur une réglementation environnementale préservant les ressources naturelles, ne serait-ce qu’entre quelques pays ayant un poids économique certain au niveau international (Union européenne, G20), irait sans aucun doute dans la bonne direction.
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1.Par Materne Maetz, paru initialement sous le titre «L’equità intergenerazionale è possibile: a condizione di cambiare profondamente i principi che governano il mondo», dans la revue Incontri: Un nuovo umanesimo? Anno VII, No.14, gennaio-giugno (2015) Edizioni Polistampa, Firenze
2.Materne Maetz, Equità intergenerazionale e sostenibilità, Incontri, semestrale Anno IV, n.8 luglio-decembre 2012, Edizioni Polistampa, Firenze. (version en français)
4.Le taux moyen d’imposition sur les sociétés dans l’OCDE est passé de 38% en 1993 à 24,11% en 2014.
5.Hudson Institute, Center for Global Prosperity, The Index of Global Philanthropy and Remittances 2013.
6.F. Cingano, Trends in Income Inequality and its Impact on Economic Growth, OCDE, 2014.
7.Contre 0,2% chacune pour la protection sociale et pour les subventions alimentaires.
8.Biens publics mondiaux : biens à la disposition de tous qui, à cause de leurs caractéristiques économiques, pour être produits en quantité suffisante nécessitent un mécanisme d'action collective. Exemple : paix et sécurité, qualité de l’environnement, sécurité alimentaire, stabilité financière, etc. D’après Kaul, I. et al. Les biens publics à l’échelle mondiale, La coopération internationale au XXIe siècle, PNUD/Oxford University Press, 1999, http://web.undp.org/globalpublicgoods/French/Resume.pdf
Dernière actualisation: mai 2015
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