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24 décembre 2020
Les échanges commerciaux asymétriques favorisent un transfert massif de ressources biophysiques des pays pauvres vers les pays riches
Dans des articles précédents qui portaient sur l’Afrique pillée, les inégalités et le rôle des frontières dans l’économie internationale, nous avons eu l’occasion de montrer comment le système économique mondial orchestrait le transfert d’argent et de valeur des pays pauvres vers les pays riches.
Dans le présent article, nous allons aborder un autre aspect de l’économie planétaire, à savoir la mesure dans laquelle notre système économique organise l’échange inégal des ressources physiques dont on peut imaginer les conséquences graves sur les potentialités de développement des différents pays et régions.
De notre point de vue, la prise en compte de la dimension physique des activités humaines est particulièrement opportune dans un contexte de changement climatique et de pandémie de la COVID-19 [lire].
Pour faire cela, nous utiliserons les résultats du travail présenté dans un article publié récemment sur Ecological Economics par un groupe de chercheurs et qui s’intitule « Global patterns of ecologically unequal exchange: Implications for sustainability in the 21st century » (Schémas mondiaux d’échange écologique inégal : implications pour la durabilité au XXIe siècle). Ce texte expose des preuves empiriques de « flux nets asymétriques de ressources des pays pauvres vers les pays riches » sur la période 1990-2015.
Pour résumer, on observe que tout comme l’argent s’accumule continuellement entre les mains des pays les plus riches grâce au commerce, les ressources physiques elles-aussi vont aux pays les plus riches, au détriment du reste du monde et de ses potentialités de développement.
Les données avancées sont le résultat de l’utilisation de modèles entrées-sorties multirégionaux étendus à l’environnement. Elles sont structurées en quatre catégories de ressources biophysiques (matériaux, énergie, terre et travail) et comparent la contre-valeur monétaire des ressources incorporées dans les biens échangés entre les pays riches et les pays pauvres. L’analyse « couvre 170 pays, 99,2 % de la population en 2015 et l’essentiel des chaînes d’approvisionnement et des flux de ressources de l’économie mondiale ». Les pays sont divisés en six groupes ayant approximativement la même taille de population, mais caractérisés par des niveaux de revenu décroissants : pays à haut revenu, pays à revenu intermédiaire supérieur, Chine, pays à revenu intermédiaire inférieur, Inde et pays à faible revenu.
Aspects théoriques et limitations
Le texte repose sur « la théorie de l’échange écologique inégal [qui] envisage qu’en plus des asymétries de pouvoir de marché [prises en compte dans l’économie conventionnelle], il y a des transferts de ressources biophysiques asymétriques qui sont négligés… [et qui] sont déterminants dans la capacité qu’ont les villes, les nations et les régions d’accumuler de l’infrastructure technologique et d’assurer leur croissance économique ». Pour cette théorie, « l’attribution d’une valeur plus grande à des biens ayant un potentiel de production restant plus faible, entraîne inexorablement des transferts asymétriques de ressources ». En outre, « les pays riches du point de vue du pouvoir économique, technologique ou militaire sont plus susceptibles d’avoir accès aux ressources (matériaux, énergie, terre et travail) qui servent à assurer la croissance économique et à établir une infrastructure technologique. Par conséquent, les ressources circulent de manière asymétrique des régions pauvres vers les régions riches… et les ressources des régions riches sont davantage compensées que celles des régions à revenu moindre », ce qui induit un comportement extractiviste.
Les principales limites de la méthode suivie par l’étude sont : (i) elle ne tient pas compte des échanges inégaux entre régions d’un même pays, qui peuvent être importants dans des cas comme le Brésil ou l’Inde ; (ii) les modèles utilisés collent bien aux données disponibles, mais cela ne signifie pas nécessairement que ces modèles (et la théorie qui les sous-tend) soient « corrects » ; (iii) les données traitées ont des limitations.
Les principaux résultats de l’étude peuvent être résumés comme suit :
•En ce qui concerne les pays à haut revenu :
•Ils ont employé davantage de ressources pour la consommation qu’ils n’en ont apporté par la production. Par conséquent, leurs besoins en matière première (y compris celle incorporée dans les ressources utilisées) dépassent leur extraction nationale par 10 milliards de tonnes par an, alors que les autres groupes voient leur production supérieure à leur consommation de ressources. Cette différence, ils l’ont importée des autres groupes.
•Ils ont montré qu’ils avaient une très forte empreinte énergétique. C’est là un résultat cohérent avec ce qu’ont trouvé d’autres sources [lire].
•De plus, ils ont émergé comme principaux utilisateurs de la terre : 31 % des terres mondiales (y compris, bien sûr, la terre incorporée dans les biens importés).
•En outre, ils sont apparus comme le seul groupe qui n’était pas un net pourvoyeur de travail.
•Enfin, ils ont réalisé un surplus monétaire commercial (environ 1,2 million de milliards - pendant la période) et ont généré plus de valeur ajoutée que tous les autres groupes réunis, Chine et Inde comprises !
•En ce qui concerne la Chine :
•Elle a réalisé le plus grand surplus monétaire commercial (1,9 million de milliards), et a exporté ses ressources naturelles, sauf dans le cas de la terre.
•Les trois groupes à revenu inférieur (pays à revenu intermédiaire inférieur, Inde et pays à faible revenu) jouent un rôle relativement marginal dans le commerce international et sont généralement exportateur de leurs ressources naturelles, sauf pour la terre dans le cas particulier de l’Inde.
Le diagramme ci-dessous illustre les flux de ressources tels qu’estimés par l’équipe de l’étude.
Source: C. Dorninger et al., 2020 (traduction de l’auteur). télécharger le diagramme: Diagramme de Sankey.png
Note : Les diagrammes de Sankey montrent la production et la consommation de ressources dans chaque groupe de pays (pays à haut revenu (HI), pays à revenu intermédiaire supérieur (UMI), Chine (CHN), pays à revenu intermédiaire inférieur (LMI), Inde (IND) et pays à faible revenu (LI)). Les flux représentent la redistribution des ressources par échanges commerciaux. Remarquons que l’argent (la dépense des consommateurs) et les ressources circulent en sens opposé des flux commerciaux - l’argent va des consommateurs vers les producteurs. Cependant, la valeur ajoutée incorporée circule dans le même sens que les ressources qui l’incorporent (e).
Il y a un résultat qui illustre parfaitement le rapport de force imposé par le système en vigueur : la valeur ajoutée par tonne de matériaux exportée par les pays riches est 11 fois plus haute que pour les pays avec le plus bas niveau de revenu, et 28 fois plus par unité de travail incorporé ! En d’autres termes, il lui faudra à un pays pauvre exporter (en moyenne) 11 fois plus de matière qu’un pays riche pour pouvoir générer une valeur ajoutée équivalente. De même, il faudra pour un ressortissant d’un pays pauvre travailler (en moyenne) 28 fois plus qu’un ressortissant de pays riche pour générer la même valeur ajoutée (et on peut donc s’attendre à ce que les revenus des travailleurs varient grosso modo dans des proportions comparables).
L’article aborde d’autres analyses et si elles vous intéressent, vous pouvez consulter directement le texte (en anglais).
On peut néanmoins mentionner ici deux points particulièrement importants avancés par les auteurs, dans la mesure où ils participent d’un débat plus large sur le développement :
•L’étude montre un effet négatif significatif de la présence de réserves biophysiques sur l’adaptation technologique, ce qui suggère que « les pays riches en ressources biophysiques tendent à être en retard dans le développement technologique ». Cette affirmation est très cohérente avec l’existence de ce que l’on a appelé dans la littérature sur le développement « la malédiction des ressources naturelles ».
•Les différences entre la compensation monétaire des matériaux, de l’énergie, de la terre et du travail incorporés dans les marchandises échangées semblent « principalement déterminées par le niveau de revenu des pays, ce qui implique que les pays pauvres sont dans des positions dans les chaînes de valeur qui entraînent une faible compensation pour les ressources et les biens qu’ils vendent. A contrario, l’exportation de marchandises à forte valeur ajoutée par les pays riches permet de générer un revenu national brut plus élevé pour maintenir un haut débit d’intrants et de ressources importées ». Les auteurs interprètent cela au moins en partie par des différences de productivité, mais nous avons vu par ailleurs que d’autres facteurs jouent également un rôle dans ce phénomène, notamment la segmentation du marché du travail assurée par l’existence de frontières internationales relativement étanches pour la main-d’œuvre, indispensables à la perpétuation de ce système [lire].
Quand prend connaissance de ces flux, on ne peut pas être surpris par le fait que les inégalités augmentent dans le monde et l’on comprend le mécanisme par lequel ces inégalités sont perpétuées et amplifiées, condamnant les pays pauvres à des économies à tendance « minières » où le travail est, en moyenne, très faiblement rémunéré.
Puisque nous sommes la veille de Noël, le moment est peut-être bien choisi pour faire un jeu à une question:
-Après l’argent, la valeur et les ressources biophysiques, quel est l’autre facteur dont l’importance croît dans notre économie et dont il faudrait analyser les flux ?
La réponse est :
- L’information et les données* !
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Note :
* Sur les données dans le domaine de l’alimentation, lire ici.
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Pour en savoir davantage :
•C. Dorninger et al., Global patterns of ecologically unequal exchange: Implications for sustainability in the 21st century, Ecological Economics, 2021 (en anglais).
Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :
•Opinion : Le dur retour de la réalité - Réflexions autour de la crise de la COVID-19 par M. Maetz, 2020.
•Afrique pillée (Saison 2), 2017.
•Opinion : Comment arrêter la machine mondiale à fabriquer des inégalités ? par J. Hickel, 2017.
Dernière actualisation : décembre 2020
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