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Comment arrêter la machine mondiale à fabriquer des inégalités ?*
par Jason Hickel**
Quand les Nations Unies ont dévoilé leurs objectifs de développement durable, il y a deux ans, c’est celui sur l’inégalité qui a attiré l’attention de tout un chacun. L’Objectif 10 - « réduire l’inégalité intra- et inter- pays » - a été rajouté à la 11e heure, après un long combat par des groupes de la société civile, face à une résistance farouche.
Et il est temps. L’inégalité de revenu à l’intérieur des pays a augmenté pratiquement partout à la suite de la mondialisation. Et au cours des cinquante dernières années, l’écart du revenu par habitant entre les pays du Nord et ceux du Sud a en gros triplé en taille, selon les données de la Banque mondiale.
Inverser ces tendances est essentiel pour rendre la stabilité à un monde qui est traversé de crises. L’objectif 10 exige un certain nombre de réformes importantes : amélioration de la protection sociale, diminution des frais imposés sur les transferts effectués par les migrants, régulation des marchés financiers mondiaux, etc.. Mais l’une de ces réformes apparaît comme particulièrement impérieuse, et c’est la nécessite de meilleurs salaires.
Cette revendication s’appuie sur une vieille demande des pays en développement. Pendant des décennies, un groupe de chercheurs du Sud ont défendu l’idée que l’écart des salaires au niveau mondial est l’un des principaux ressorts des inégalités entre les pays pauvres et les pays riches. Et cette idée ne recouvre pas simplement l’évidence que des salaires différents se traduisent par des niveaux de vie différents. Elle veut dire que, par le mécanisme du commerce international, l’écart de salaire produit activement de l’inégalité.
C’est l’économiste égyptien Samir Amin - bien connu pour avoir critiqué le néocolonialisme - qui a, le premier, développé cet argument au cours des années 1970. Il a remarqué que si nous considérons le travail qui entre dans la production de biens échangés entre le Sud et le Nord, nous voyons que les travailleurs au Sud sont payés bien moins que leurs homologues au Nord - même si l’on ajuste les salaires selon la productivité ou le nombre d’unités produites par heure de travail. Cela signifie que quand le Nord achète des biens du Sud, il paye ces biens beaucoup moins que ce que ces biens vaillent par ailleurs. En d’autres termes, le Nord siphonne en fait de la valeur du Sud, sans la compenser - il achète à bon marché et vend cher. Mais, par contre, quand le Sud achète des biens du Nord, il doit débourser en fonction des salaires comparativement plus élevés au Nord.
Amin appelle cela « l’échange inégal » et décrit ce phénomène comme un transfert caché de valeur du Sud vers le Nord.
Mais quelle est la taille exacte de ce transfert ? Amin suggère que l’on pourrait calculer la dimension de l’échange inégal en comparant les revenus tirés par le Sud du commerce avec ce qu’ils seraient si nous vivions dans un monde plus juste - un monde où le travail qui va dans la production de biens pour le commerce mondial serait payé à salaire égal pour une productivité égale. En utilisant cette méthode, Amin a calculé qu’au cours des années 1960, à la fin de la période coloniale, le Sud transférait environ 22 milliards de dollars vers le Nord, chaque année, ce qui serait équivalent à 160 milliards de dollars (142 milliards d’euros) en dollars d’aujourd’hui - soit le double du montant de l’aide et des investissements étrangers ces pays recevaient pendant la même période.
Selon cette logique, la dimension de l’échange inégal n’a fait qu’empirer au cours des décennies qui ont suivi. Les économistes Zak Cope et Timothy Kerswell ont récemment réactualisé les calculs d’Amin pour l’année 2012 et ont trouvé que les transferts de valeur hors du Sud dus à l’échange inégal ont augmenté pour atteindre le montant exorbitant de 1 460 milliards de dollars (1 300 milliards d’euros) par an, surpassant 11 fois l’aide internationale.
Et c’est là une estimation prudente, ajoutent les auteurs. Elle présuppose que les travailleurs du Sud sont bien moins productifs que leurs homologues du Nord ; mais l’écart de productivité pourrait bien être moins grand que nous le pensons. En fait, les travailleurs du Sud sont probablement au moins aussi productifs puisqu’à ce jour beaucoup d’entre eux travaillent dans des usines appartenant à des étrangers (pensez aux usines fabriquant les iPad d’Apple) et qui utilisent des technologies très efficientes et des règles tayloristes très rigides conçues pour extraire autant que possible de chaque mouvement. Si cela est vrai, alors le transfert caché de valeur pourrait atteindre 4 900 milliards de dollars (4 400 milliards d’euros) chaque année.
La plupart des économistes néoclassiques ne considèrent pas que cela constitue un problème. Ce n’est que naturel, disent-ils, que les travailleurs dans les pays pauvres comme le Bangladesh gagnent moins que de travailleurs dans les pays riches comme la Grande Bretagne. Dans un monde où les mouvements seraient libres, il se pourrait que l’on atteigne un salaire d’équilibre, mais dans un monde où les frontières sont rigides, les salaires vont s’aligner sur les économies nationales.
Cela fait sens, intuitivement, à première vue. Mais le problème avec cette approche est qu’elle ignore les forces politiques qui déterminent les salaires. Il est facile de voir comment cela fonctionne dans nos propres pays. Nous savons que le racisme et le sexisme institutionnels maintiennent les salaires des femmes et des minorités ethniques à un niveau artificiellement bas. Et nous savons que les salaires baissent quand des responsables politiques de droite adoptent une loi antisyndicale ou diminuent les budgets sociaux ou les normes de travail. Et puis, il y a l’exemple extrême de l’Afrique du Sud sous l’apartheid où tout le régime légal était conçu pour maintenir le travail Africain bon marché et exploitable, permettant ainsi à la minorité blanche de pomper des corps noirs de la valeur non compensée, pour s’enrichir.
La même chose se produit sur la scène internationale. Prenons le colonialisme, par exemple. La politique coloniale, dans la plupart des pays, était conçue pour forcer la population vers le marché du travail en les chassant de leurs terres ou en leur imposant des taxes écrasantes qui ne leur laissaient d’autre choix que de travailler pour les industries européennes où les employeurs pouvaient s’en tirer en payant des salaires de misère - dans la mesure où ils les payaient. Et c’est parce que les pouvoirs coloniaux pouvaient dicter les règles du commerce, qu’ils furent capables de pousser vers le bas le prix des produits exportés de leurs colonies, ce qui contribuait à pousser vers le bas les salaires.
Après la colonisation, les pouvoirs occidentaux sont souvent intervenus pour renverser des leaders favorables aux travailleurs - comme Salvador Allende, Mohammad Mossadegh et Jacobo Árbenz - et les remplacer par des dirigeants qui maintiendraient le travail bon marché et exploitable. Au cours des années 1980 et 1990, les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI ont entraîné un effondrement des salaires dans le Sud. Aujourd’hui, beaucoup d’accords commerciaux obligent les pays en développement à restreindre les syndicats et la protection des travailleurs. Et parce que la mondialisation permet aux compagnies de franchir facilement les frontières, les employeurs peuvent calmer les revendications salariales des travailleurs en les menaçant de plier bagage et de s’installer dans un endroit moins cher.
Tout ceci contribue à garder les salaires artificiellement bas au Sud. Le jeu faussé en leur défaveur à la Banque mondiale, au FMI et à l’OMC n’aide pas les pays en développement. Parce que les pays riches détiennent tout le pouvoir dans ces institutions, ils obtiennent de décider sur les règles qui déterminent les prix à l’exportation et les salaires dans le reste du monde.
Le fait est que les salaires ne sont pas naturellement bas dans le Sud - Ils ont été maintenus bas, délibérément. Les salaires sont un effet du pouvoir.
L’objectif 10 comprend cela et prend des mesures dans la bonne direction. Par exemple, il met en évidence le fait essentiel que les pays en développement ont besoin d’avoir un vrai mot à dire à la Banque mondiale, au FMI et a l’OMC, ce qui leur permettrait de négocier en faveur de politiques qui protègent leurs travailleurs et traitent équitablement leurs exportations. Il exige aussi que le travail puisse mieux franchir les frontières. Mais à part cela, il reste vague sur comment améliorer les salaires au Sud.
Il y a pourtant une solution évidente : un salaire mondial minimum. Si le capitalisme se mondialise, il est logique que nous devrions aussi mondialiser les règles et les normes qui en protègent la population. L’économiste Thomas Palley recommande un salaire plancher fixé à 50 % du salaire médian de chaque pays ; ainsi, il serait adapté aux conditions économiques locales et provoquerait un minimum de perturbations à l’avantage comparatif. L’Organisation Internationale du Travail a déjà démontré qu’elle a la capacité de gérer un tel système. Et il serait logique de le coupler avec un revenu universel de base. En donnant la possibilité à la population d’éviter des emplois qui relèvent de l’exploitation, le revenu de base forcerait les employeurs à augmenter les salaires - et offrirait un amortisseur aux travailleurs qui seront bientôt frappés par la vague montante de l’automatisation.
Ces idées ne sont pas simplement réalisables, elles gagnent aussi du terrain. Les mettre en oeuvre nécessitera un combat politique, pour sûr. Mais si nous voulons arrêter la machine mondiale à fabriquer des inégalités, c’est un combat qu’il nous faudra mener.
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* Publié initialement dans le Guardian le 18 mai 2017, sous le titre « How to stop the global inequality machine » https://amp.theguardian.com/global-development-professionals-network/2017/may/18/how-to-stop-the-global-inequality-machine
** Jason Hickel est anthropologiste au London School of Economics.
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Pour en savoir davantage :
•P. K. Goldberg et N. Pavcnik, Distributional Effects of Globalization in Developing Countries, Journal of Economic Literature Vol. XLV (March 2007), pp. 39–82 (en anglais)
•PNUD, Objectif 10, Objectifs du développement durable (ODD)
•S. Amin, Le développement inégal : Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Éditions de minuit, 1973
•T. Lauesen and Z. Cope, Imperialism and the Transformation of Values into Prices, Monthly Review, Volume 67, Issue 03 (July-August), 2015 (en anglais)
•J. Hickel, Basic income isn’t just a nice idea. It's a birthright, Global development professionals network, The Guardian, 2017 (en anglais)
•P. Caughill and E. Corpuz, In the developing world, two-thirds of jobs could be lost to robots, World Economic Forum, 2016 (en anglais)
Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :
•Afrique pillée, 2015
•Treize idées reçues (et fausses) sur la faim..., 2012 (actualisé en 2015)
Dernière actualisation: juin 2017
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