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Le monde en rose selon la Fondation Gates*


par Martin Kirk** et Jason Hickel***



La lettre annuelle de Bill et Melinda Gates est devenue un évènement marquant du calendrier du développement mondial. Mais un fait est oublié dans l’excitation qui accueille la lettre cette année : elle utilise 6 000 mots pour peindre un tableau si sélectif dans le choix des faits, qu’elle ne constitue guère qu’une propagande pour une « industrie du développement » et une idéologie en faillite.


La lettre de 2017 nous frappe particulièrement par son caractère décalé par rapport à l’esprit du temps. Les Gates ont utilisé leur lettre pour répondre à Warren Buffett qui, en 2006, avait donné un don stupéfiant de 44 milliards de dollars à la Fondation Gates - le don caritatif le plus grands de tous les temps. Dix ans plus tard, il leur a demandé de réfléchir sur ce qu’ils en avaient fait.




Le couple a choisi une poignée de tendances globales positives et les a mises au compte de la fondation. Ils ne distinguent nullement les réalisations des riches philanthropes et des organismes donateurs de celles des gouvernements, des agences des Nations Unies, des institutions multilatérales, des entreprises et des mouvements sociaux qui se consacrent au développement mondial.


Plus important encore, ils manquent de proposer la moindre réflexion sur le travail qu’ils ont effectué. Ce n’est pas là une philanthropie transparente et responsable que la leur. Nous voyons devant nous la fondation la plus puissante du monde choisissant soigneusement les meilleures données pour illustrer un texte plein de bonnes nouvelles afin de créer un sentiment d’optimisme qui, d’après eux, manque cruellement. En effet, la lettre se résume plus ou moins à une seule affirmation : « Le monde s’est amélioré au cours des 25 dernières années, et tant que nous continuerons à faire plus de la même chose, il continuera à aller de mieux en mieux. Faites-nous confiance. »


Il y a deux gros problèmes avec cette lettre. Premièrement, certains de leurs exemples sont tous simplement faux. Deuxièmement, il y a des erreurs par omission. Il y a beaucoup de choses dont ils ne parlent simplement pas.


Un excellent exemple du premier problème est leur revendication principale qui prétend que la pauvreté a été réduite de moitié depuis 1990. Ils utilisent des statistiques qui se fondent sur un seuil de pauvreté de 1,25 dollar par jour, alors qu’il y a un consensus solide parmi les spécialistes que ce seuil est bien trop bas. Un seuil de pauvreté plus indiqué est de 5 dollars par jour que même la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) estime être le strict minimum vital pour que les personnes puissent avoir accès à suffisamment de nourriture et aient une probabilité raisonnable d’atteindre une durée de vie normale.


La pauvreté mondiale mesurée à ce niveau n’a pas diminué. En fait, elle a augmenté - de façon dramatique - au cours des 25 dernières années. Aujourd’hui, plus de 4 milliards de personnes vivent en-dessous de ce seuil minimal, c’est-à-dire presque deux-tiers de la population mondiale. Les Gates feraient preuve de sagesse s’ils réfléchissaient sur ce fait, car c’est là un signe très clair que le système de promotion du développement échoue sur son objectif principal.


Pourquoi le développement échoue-t-il ? Cette question nous amène à ce que la lettre des Gates laisse sous silence. La lettre insiste tellement sur l’aide internationale qu’on pourrait vous pardonner de croire que la charité suffirait pour régler la question de la pauvreté. Rien sur les forces systémiques, telles que l’évasion et l’optimisation fiscale, et les droits de propriété intellectuelle, qui sont fondamentalement responsables de la pauvreté et de l’inégalité.


Les pays pauvres perdent plus de 1000 milliards de dollars par an du fait de flux financiers illicites. On estime que 83% de ce montant est siphonné grâce à la pratique dite de fausse facturation commerciale par laquelle les compagnies falsifient délibérément les prix des biens échangés afin de transférer de l’argent vers des paradis fiscaux extraterritoriaux, généralement dans le but d’éviter de payer des taxes. Ces flux illicites sont supérieurs à 7 fois l’aide internationale annuelle.


Même quand l’argent semble circuler légalement, l’utilisation intensive des paradis fiscaux par la plupart des entreprises multinationales rajoute un deuxième niveau d’extraction par des procédés d’optimisation fiscale certes légaux mais moralement répréhensibles. Microsoft, par exemple, détient actuellement environ 108 milliards de dollars dans des comptes off-shore. C’est là le type d’argent que l’ancien président de l’Autorité pour les services financiers du Royaume Uni, Adair Turner, appelait « socialement inutile » : il a été sorti de la circulation générale pour le protéger de la taxation, ce qui signifie qu’il ne contribue pas équitablement aux fonds pour l’éducation, la santé, l’infrastructure ou même à l’aide internationale dont les Gates disent qu’ils aimeraient la voir plus importante.


Ensuite, il y a l’omission des droits de propriété intellectuelle. C’est extraordinaire, étant donné le rôle vital qu’ils jouent pour aider les pays pauvres à s’extraire de la pauvreté. Les règles du droit de propriété sont définies et gérées grâce à un accord commercial dit « ADPIC » (Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce).


Les grandes compagnies états-uniennes telles que Microsoft - sous la présidence de Bill Gates - ont exercé de fortes pressions en faveur de cet accord dans la mesure où ils font 60% de leur profits à partir de licences et brevets. Quand l’ADPIC est entré en vigueur, cela a fait dépenser aux pays en développement un supplément de 60 milliards de dollars par an en redevance d’exploitation de brevets pour avoir accès à des technologies et des médicaments essentiels pour se développer. 60 milliards de dollars, c’est la moitié de toute l’aide internationale et à peu près 15 fois plus que ce que la Fondation Gates distribue.


Plus frappant encore, le dérèglement climatique n’est pas mentionné dans la lettre de 2017. Nous savons que le changement climatique est presque entièrement dû aux émissions historiques faites par les pays riches, mais son impact est ressenti principalement dans les pays pauvres. Il coûte déjà environ 570 milliards de dollars par an en dégâts et pertes de revenus. L’ONU en parle comme « une menace majeure et de plus en plus importante pesant sur la sécurité alimentaire mondiale » qui pourrait entraîner 122 millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté extrême d’ici 2030. La plus grande partie du personnel politique a dorénavant admis qu’il s’agit là d’une des menaces principales auxquelles nous devons faire face. Il est remarquable que les Gates fassent si peu cas de cette question.


Avec toute sa candeur et sa coloration, ici en noir et blanc, voilà ce que la lettre annuelle ne vous dit pas : que notre système économique mondial est conçu de façon à faire affluer la richesse de notre planète vers les mains d’une petite élite. La preuve ? Les huit personnes les plus riches du monde - dont Bill Gates, même après avoir donné 30 milliards de dollars à la fondation - ont plus de richesses personnelles que la moitié la plus pauvre de la population mondiale dans son ensemble.


Changer ce système à la racine - en stoppant les flux financiers illicites, en fermant les paradis fiscaux, en créant un système commercial plus équitable, en combattant le dérèglement climatique et en aidant la construction d’économies et de communautés économiques résilientes - demanderait à ceux qui détiennent le pouvoir et la richesse de démanteler la machine qui a généré leurs privilèges. Cela paraît impossible, mais si les racines grecques du mot « philanthropie » veulent réellement dire « l’amour de l’humanité », alors certainement, ce qui est en jeu, c’est un changement fondamental qui se ferait au bénéfice de la population et de la planète.


Cette critique de la lettre des Gates ne devrait pas nous détourner du fait qu’il y a eu des avancées considérables dans le développement humain au cours de ces dernières années. L’illettrisme, la mortalité infantile, l’accès au planning familial vont dans la bonne direction. La Fondation Gates a sans conteste fait quelques contributions valables à ce travail, particulièrement dans le domaine des vaccins, et elle devrait être reconnue et célébrée pour cela.


Mais raconter une telle histoire réductrice et auto-glorifiante n’est pas de l’optimisme, c’est de la tromperie. Il est faux de penser que l’on peut obtenir un changement durable en parlant uniquement de ce qui soulage parmi les pires souffrances et en ignorant leurs causes. C’est aussi fallacieux de prétendre que la pauvreté peut être éliminée par davantage de charité et d’aide étrangère. Oui, le monde a besoin de bonnes nouvelles, mais pas au prix de la négation d’un besoin de vrai changement.



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  1. *   Publié initialement sur Humanosphere, le 20 mars 2017, sous le titre « Gates Foundation’s rose-colored world view not supported by evidence » https://www.humanosphere.org/opinion/2017/03/gates-foundations-rose-colored-world-view-not-supported-by-evidence/

**    Martin Kirk est co-fondateur et directeur à /TheRules

***   Jason Hickel est anthropologiste au London School of Economics.




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Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. Les grands philanthropes internationaux sont-ils vraiment si philanthropes ?, 2016

  2. Des chiffres et des faits sur la faim dans le monde, 2015

  3. L’équité intergénérationnelle est possible : à condition de changer profondément les principes qui gouvernent le monde, 2015

  4. Dans la tradition des grandes fondations privées : le gâchis de la Fondation Gates, 2014

  5. Faim dans le monde: quel est le nombre réel de personnes sous-alimentées dans le monde ? 2013

 

Dernière actualisation: avril 2017

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