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1 novembre 2016


Le libre-échangisme à l’agonie ? Pourquoi est-il de plus en plus difficile de conclure des accords de libre-échange?



CETA, TAFTA, APE, autant d’accords de libre échange qui font la une de la presse et qui arrivent à mobiliser de plus en plus d’opposition contre eux. Doit-on s’étonner de cette tendance qui semble s’affirmer davantage au fil du temps ?


La réponse est non, surtout dans la mesure ou le libre-échangisme a dominé les politiques commerciales pendant des décennies par toute une série d’accords qui se sont suivis: le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), les accords de la Ronde de l’Uruguay qui a abouti à la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en 1995 et, depuis lors, une multitude d’accords de libre échange bilatéraux, régionaux et inter-régionaux.


Il n’est donc pas surprenant de voir un ralentissement du processus, puisque le gros du travail a déjà été fait. En outre, les accords de libre échange se fondent essentiellement sur un principe économique, reposant sur la théorie des avantages comparatifs développée au début du XIXe siècle par l’économiste britannique Ricardo (1772-1823) qui stipule que le libre échange permet aux protagonistes de l’échange de tirer un avantage du commerce en se spécialisant dans la production et l’exportation des produits pour lesquels ils sont relativement plus efficaces et en important ceux pour qu’ils produisent avec une efficacité relative moindre. Il s’agit donc là d’un principe purement économique qui repose sur la priorité absolue donnée à un objectif de croissance économique qui correspond bien à une économie de pénurie et de misère telle que celle de la Grande Bretagne du début du XIXe siècle.


Mais, au XXIe siècle, la perspective a changé radicalement : depuis 1992 et le Sommet de la terre organisé par les Nations unies à Rio, au Brésil, et l’avènement du concept de Développement Durable nos sociétés ont pris conscience que la croissance économique per se n’est pas une option durable et qu’il faut appréhender le développement dans ses dimensions sociale, environnementale - et plus tard politique et culturelle - en plus qu’économique. La conséquence immédiate est qu’il est tout à fait insuffisant et illusoire d’évaluer les politiques économiques - et notamment les politiques de commerce international - à leur seul impact sur la croissance, fut-il la croissance des richesses ou même de l’emploi, surtout que dans ce cas l’impact annoncé est évalué en terme d’emplois nets créés, ce qui occulte le douloureux problème de la reconversion de ceux qui voient leur emploi disparaître du fait de la spécialisation qui résulte directement du développement des échanges commerciaux.


En effet, il apparait de plus en plus clairement que, quand on échange des produits, on ne fait pas qu’échanger des biens et services pour de l’argent, mais également des normes techniques, sociales, environnementales et culturelles comme l’exprime le schéma ci-dessous tiré de notre article sur Le modèle social européen - Histoire d’une faute politique. Ainsi, par exemple, dans le cas du CETA, il est probable que l’augmentation des importations par l’Union européenne de viande bovine en provenance du Canada se traduira aussi dans l’Union par le développement, pour la concurrencer localement, d’une production de viande bovine plus industrialisée ce qui modifiera substantiellement le mélange technologique utilisé pour produire la viande bovine européenne, et par conséquent le mélange de qualités de viande disponibles sur le marché européen.


Les échanges commerciaux ne se limitent pas à un échange

argent contre biens et services


On ne peut donc plus simplement négocier les accords commerciaux en discutant leurs conditions économiques, mais il s’agit aussi de considérer les autres dimensions de l’échange. Plus important encore, on ne peut plus se contenter de communiquer avec le public sur l’impact qu’auraient ces accords sur la croissance économique. Or c’est ce que font les pouvoirs publics qui perdent toute crédibilité en faisant miroiter à la population une croissance induite mirobolante de l’économie (de quelques dixième de point de taux de croissance…), et parfois, des emplois (en quelques milliers). Autant dire que ce sont là des arguments extrêmement faibles pour le citoyen moyen qui ne voit pas comment ces accords vont avoir un impact direct sur elle ou lui.


Par contre, les citoyens sont (justement) de plus en plus sensibles aux questions environnementales (émission de gaz à effet de serre dont presque tout le monde a à présent compris l’importance), de santé (normes, contenu de l’alimentation en terme de résidus chimiques, d’OGM, etc), de politique sociale (protection sociale), de politique (la question des tribunaux d’arbitrage privés) et même philosophique (principe de précaution à la mode européenne inscrit dans la Constitution française ou principe scientifique classique adopté outre-atlantique qui veut qu’on s’en tienne à ce qui est démontré scientifiquement) dont ils comprennent de mieux en mieux toutes les conséquences potentielles sur leur vie quotidienne. Autant de dimensions qu’il serait difficile d’évaluer en utilisant un indicateur unique, monétaire (comment, par exemple, évaluer en terme monétaire la cession d’une part des prérogatives publiques à une instance privée?) - si tant est que ce serait là une bonne idée. S’engager dans un accord commercial en ne regardant que l’aspect économique et financier revient donc à brader sans le dire ces autres dimensions de l’échange et, en fait, tout un mode de vie, contre des avantages sonnant et trébuchant dont la majorité de la population ne voit jamais la couleur. Il n’est donc pas étonnant que l’opposition à ces accords gagne en vigueur, et c’est sans doute là la raison principale, avec les élections en cours un peu partout dans les principaux pays concernés, pour laquelle les négociations sur le TAFTA/TTIP ont été (temporairement au moins sans doute) suspendues.


Dans le cas de l’Europe, la situation est encore complexifiée du fait d’une gouvernance confuse où le commerce international est une compétence de l’Union (pour des raisons historiques évidentes à cause du tarif extérieur commun qui est à la base de cette union douanière), alors que les autres dimensions dépendent de niveaux inférieurs, nationaux voire régionaux… A l’heure où l’Union européenne vit sa crise la plus profonde depuis sa création, personne n’oserait rouvrir le dossier des compétences (temporairement réglé lors du Traité de Lisbonne avec l’introduction de l’idée de compétences mixtes), de peur de voir cet ensemble exploser, et pourtant… une clarification parait indispensable si l’Europe doit avancer, non seulement dans ses relations commerciales, mais aussi dans tous les autres dossiers qui l’occupent (fiscalité, gestion des frontières et de l’immigration, etc.).


On voit donc mal comment engager d’autres accords commerciaux en occultant tous ces aspects, sans augmenter la transparence des négociations et sans mesurer réellement l’impact qu’ils pourraient avoir sur chacune des dimensions qu’ils affectent. Sinon, on risque de voir, dans l’espoir d’un gain économique minime, une augmentation de la résistance à ces accords qui pourrait être récupérée par des partis extrémistes et s’exprimer sous la forme la plus négative qui soit : une accentuation, si c’est encore possible, des souverainismes et des nationalismes les plus furieux.


Danger !


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Pour en savoir davantage :


  1. -France Culture, L’esprit public, La loyauté à l'Union européenne, 30/10/2016

  2. -AITEC, Les Amis de la Terre France, Attac, La Confédération paysanne, Fondation Nicolas Hulot, Les menaces du traité de libre-échange avec le Canada (CETA) sur l’agriculture française, 2016

  3. -Bastamag, Traités de libre-échange : les multinationales contre la démocratie ? Dossier 2016

  4. -Coordination Sud Les Accords de partenariat économique UE – pays ACP

  5. -J.M. Caballero, M. Maetz et M.G. Quieti, Le commerce international: Quelques théories et concepts de base dans "Les Négociations CommercialesMultilatérales sur l’Agriculture - Manuel de Référence - I - Introduction et Sujets Généraux", FAO 2000



Sélection d’articles parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. -Les accords de libre-échange font la promotion des intérêts des grandes entreprises, 2017

  2. -La face cachée du chocolat: une comparaison des filières cacao ‘conventionnelle’, ‘durable’ et ‘équitable’ , 2016

  3. -Equité intergénérationnelle : le modèle social européen - Histoire d’une faute politique (2015)

  4. -Le commerce international des produits agricoles, 2014

  5. -L’imposition du modèle économique libéral, 2013

  6. -Agriculture et environnement: l’avertissement de la CNUCED, 2013


 

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Dernière actualisation:    janvier 2017