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21 janvier 2021
Manifestations paysannes en Inde : paysans pauvres contre champion du libéralisme ?
En écoutant les médias, on peut être tenté d’interpréter les énormes manifestations paysannes qui se sont produites en Inde depuis novembre 2020 comme le signe du soulèvement de centaines de millions de paysans indiens pauvres (= le peuple indien) contre les politiques de libéralisation qu’entend mettre en œuvre le dirigeant nationaliste religieux extrémiste pro-entreprises Modi.
Cette vision manichéenne, qui désignerait clairement le « bien » d’un côté et le « mal » de l’autre, serait une caricature simpliste d’une situation indienne bien plus complexe.
Pourquoi les paysans manifestent-ils ?
Ils défilent contre trois lois approuvées par le Parlement au cours du dernier trimestre de 2020. Ces lois ont été votées facilement par la Chambre basse (Lok Sabha), puis, dans une grande confusion, par la Chambre haute (Rajya Sabha). Il s’agit de :
•La loi 2020 sur la promotion et la facilitation du commerce des produits des agriculteurs - The Farmers’ Produce Trade and Commerce (Promotion and Facilitation) Bill, 2020 ;
•La loi 2020 sur l’accord d’émancipation et de protection des producteurs agricoles portant sur les garanties de prix et les services agricoles - The Farmers (Empowerment and Protection) Agreement on Price Assurance and Farm Services Bill, 2020 ; et
•L’amendement 2020 de la loi sur les produits essentiels - The Essential Commodities (Amendment) Bill 2020.
La première de ces trois lois autorise les producteurs agricoles à vendre en dehors des marchés contrôlés par l’État ou « mandis ». La justification avancée par le gouvernement pour cette réforme est de donner davantage de liberté pour commercialiser leurs produits, dans la mesure où les « mandis » sont présentés comme des marchés anachroniques datant de l’époque des politiques pro-socialistes du passé qui ne fonctionnent plus correctement puisqu’ils n’attirent qu’un petit nombre de commerçants qui, dit-on, adoptent des comportements de cartel destinés à capter des rentes en offrant des prix bas aux producteurs.
La deuxième loi se charge d’établir un cadre légal pour des accords préalables à la production signés dans le cadre de l’agriculture contractuelle (c’est-à-dire les contrats de vente de produits entre les agriculteurs et des opérateurs privés).
La troisième loi est un amendement d’une loi de 1955 qui accorde une plus grande liberté au mouvement des produits agricoles.
La mise en œuvre de ces trois lois serait certainement un pas vers la libéralisation du commerce des produits agricoles et le remplacement du système existant administré par l’État par un modèle économique opérant selon les lois du marché.
Leur vote par le Parlement a immédiatement suscité des craintes parmi les agriculteurs qu’il s’agisse du premier pas vers une libéralisation plus poussée des marchés agricoles et la suppression, dans un futur proche, du système de prix minima garantis pour 23 produits qui est en place depuis 2009. Les observateurs estiment que cette rumeur est au moins en partie le résultat d’un manque d’information et de négociation entre le gouvernement et les organisations de producteurs agricoles.
Rappelons ici à nos lecteurs que les prix minima garantis sont calculés chaque année par la Commission des coûts et prix agricoles (Commission for Agricultural Costs and Prices - CACP) selon une méthode spécifique et qu’ils sont censés être fixés à un niveau au moins 50 % au-dessus du coût de production moyen pondéré pour l’Inde. Ce dispositif vise à garantir une rémunération correcte aux producteurs agricoles. Cette politique favorable aux agriculteurs est en partie responsable de la nécessité de mobiliser des subventions considérables en faveur des consommateurs et de mettre en œuvre un programme de sécurité alimentaire qui a pour objectif de s’assurer que les pauvres ont accès à la nourriture [lire].
Qui sont les manifestants ?
Selon la presse [lire en anglais], la masse des manifestants est constituée par des producteurs en provenance du Penjab et de l’Haryana, les deux États greniers alimentaires voisins de la capitale, New Delhi. Ces deux États sont au nombre des principaux États agricoles du pays. Ils ont bénéficié d’investissements gigantesques dans l’irrigation depuis le début de la Révolution verte et disposent d’excellentes infrastructures de transport et de stockage. On les considère également parmi les principaux bénéficiaires des prix minima garantis.
On peut estimer que les prix minima garantis profitent surtout aux producteurs agricoles les plus productifs et les plus gros qui sont en mesure de vendre des surplus à des prix calculés pour être largement au-dessus de leurs coûts de production. C’est assez facile à comprendre puisque les prix minima sont calculés à partir de moyennes pondérées des coûts de production dans toute l’Inde pour chacun des 23 produits concernés, dans lesquelles les coûts de production bas des producteurs les plus performants et les plus efficaces pèsent de tout leur poids. Ce sont ces agriculteurs qui vont faire de gros profits dans la mesure où ils pourront effectivement s’approprier au moins la marge de 50 % entre le coût de production moyen et le prix minimum - voire davantage - qui découle du mode de calcul de ce dernier. Par contre, les producteurs dont le coût de production est plus élevé que la moyenne vendront avec moins de bénéfice, et même, pour beaucoup d’entre eux, à perte. C’est parmi les premiers que l’on trouve la plupart des protestataires, tandis que, pour les seconds, ils ne seront probablement guère affectés négativement par les nouvelles lois, ni d’ailleurs si les prix minima garantis étaient supprimés.
En réalité, en Inde, plus de 90 % des producteurs agricoles sont des petits paysans ou des paysans marginaux (moins de deux hectares) et ils sont souvent acheteurs nets de nourriture. Ils n’ont donc guère d’occasions de profiter des prix minima garantis. C’est le cas, par exemple, des petits paysans du Bihar pour qui les prix garantis proposés dans les « mandis » sont bas comparés à leurs coûts de production élevés. Par conséquent, dans certains États, moins de la moitié des paysans bénéficient des prix minima garantis, et beaucoup parmi eux en sont exclus, victimes de discrimination de la part des commerçants du fait de leur caste [lire en anglais]. Selon un auteur, il s’ensuit que, tandis que les agriculteurs du Penjab et de l’Haryana vendent presque toute leur production de riz et de blé avec profit, au prix garanti à la Food Corporation of India (agence publique d’achat), la plupart des paysans du Bihar sont obligés de vendre au rabais en faisant une perte de 25 % à 35 % [lire en anglais].
Il n’est donc pas surprenant que les grands agriculteurs performants du Penjab et de l’Haryana, ainsi que les commerçants opérant dans les « mandis », forment la masse des manifestants, dans la mesure où ils sont les principaux bénéficiaires du mécanisme dont ils craignent le démantèlement. Ces deux catégories sont bien placées pour s’emparer de la rente engendrée par la politique de prix minimum garanti. Il est également évident que ces personnes n’ont pas grand-chose à voir avec des paysans pauvres, mais qu’elles sont des agriculteurs et des commerçants prospères comme en témoignent les tracteurs sur lesquels ils sont venus jusque dans les faubourgs de Delhi et leur capacité d’occuper le terrain pendant trois longs mois.
Les positions
Les manifestants ont demandé au Premier ministre d’abroger les lois dans la mesure où elles réduiraient le rôle de l’État dans l’agriculture et les laisseraient à la merci de l’avidité du secteur privé.
En face, le gouvernement s’est défendu en arguant que les lois donneraient plus de liberté aux producteurs, attireraient de l’investissement vers l’agriculture et favoriseraient la croissance dans un secteur qui a eu tendance à stagner. En particulier, les agriculteurs seraient en mesure de vendre directement aux supermarchés et aux entreprises agroalimentaires et, ainsi, obtenir de meilleurs prix. Tous ces changements apporteraient plus de flexibilité dans un système de commercialisation de la nourriture très sclérosé.
La décision prise par la Cour suprême, le 12 janvier, de bloquer les lois fut bien accueillie par les manifestants. Elle pourrait offrir une ouverture au gouvernement pour sortir de la crise en renouant le dialogue avec les organisations paysannes pour négocier un compromis.
L’agriculture indienne
Il est utile de se souvenir que plus d’une unité de production agricole sur cinq dans le monde se trouve en Inde et de rappeler que plus de 60 % des 1,3 milliard d’Indiens dépendent principalement de l’agriculture, bien que le secteur ne représente qu’environ 16 % de la valeur ajoutée brute du pays. Au cours de ces dernières années, le taux de croissance annuelle réelle de l’« agriculture et des secteurs alliés » est resté en moyenne en dessous de l’objectif de 4 % fixé par le gouvernement : il était de 2,9 % en 2018-19, selon l’Economic Survey 2019-20.
Les productions de riz et de blé ont constamment été en augmentation depuis les années 1960 pour atteindre près de 180 millions de tonnes pour le riz (dont environ 10 millions de tonnes sont exportées, faisant de l’Inde le premier exportateur de riz dans le monde) et un peu plus de 100 millions de tonnes pour le blé.
Cependant, la vie est difficile pour la masse des ruraux d’Inde, comme l’illustre le chiffre estimé de 15 000 suicides annuels de paysans endettés [lire]. Certains États* ont tenté d’innover en protégeant les paysans en leur versant des paiements directs à la surface et en faisant des remises de dettes, mais la plupart de ces instruments n’atteignent pas les ménages les plus pauvres et tendent à profiter aux plus gros producteurs. Des programmes de versements inconditionnels d’allocations monétaires ont également été mis en œuvre pour aider les plus pauvres, mais ils ont servi davantage comme filets de sécurité que comme source d’investissement et de croissance.
Malgré ces activités, la colère contre le gouvernement s’est accrue et l’exode rural a été massif au cours des années [lire], en dépit du fort chômage frappant les zones urbaines, surtout pour les jeunes. L’importance de cette migration a été illustrée par les retours spectaculaires vers les zones rurales déclenchées par la pandémie de la COVID-19 en 2020 [lire].
Paradoxalement, malgré tout cela et les trois lois agricoles passées vers la fin de 2020, le gouvernement BJP** reste extrêmement populaire, probablement à cause de sa rhétorique et de ses politiques teintées de nationalisme, de populisme et de religion. Les observateurs s’attendent à ce qu’il gagne les prochaines élections prévues dans trois ans, dans la mesure où l’opposition est divisée.
En attendant, les syndicats et organisations paysannes entendent provoquer des manifestations géantes le 26 janvier, le « Republic day », jour de fête nationale commémorant l’entrée en vigueur de la Constitution indienne, en 1950.
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Notes
* L’Inde étant une fédération, les États y jouissent d’une grande latitude notamment en matière de politiques agricoles et sociales.
** BJP : Bharatiya Janata Party (parti du peuple indien).
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Pour en savoir davantage :
•M. Mashal and K. D. Singh, In the Cold and Rain, India’s Farmers Press Their Stand Against Modi , The New York Times, 2021 (en anglais).
•M. Bhardwaj, Explainer: India's multi-billion dollar food programme is at the heart of farmers' protests, Reuters, 2020 (en anglais).
•S. De Roy, Will Increasing Minimum Support Price Cure Indian Agriculture? Engage, 2018 (en anglais).
•A. Gulati et al., Supporting Indian Farmers: Price Support or Direct Income/Investment Support? Working Paper No. 357, Indian Council for Research on International Economic Relations (ICRIER) 2018 (en anglais).
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Dernière actualisation : janvier 2021