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10 mai 2020
Le dilemme de la COVID-19 : Santé ou économie ?
Le monde est face au dilemme « santé - économie ». Dans les pays pauvres, il se traduit par le choix entre protéger la population de la pandémie ou la sauver de la faim.
Priorité initiale à la santé
Depuis le début de l’épidémie de COVID-19, la tendance a été d’accorder la priorité absolue à la protection de la santé de la population. La Chine, la première, a donné l’exemple dès la fin janvier en n’hésitant pas à confiner d’abord des dizaines de millions de personnes à Wuhan et dans la province du Hubei, puis des centaines de millions d’habitants dans diverses parties du pays, mettant son économie à l’arrêt. Alors qu’il semblait encore improbable sinon impossible, en février, d’envisager un tel confinement dans un État démocratique, l’Italie adopta l’approche chinoise en mars, imitée à son tour par la France, l’Espagne, le Royaume-Uni et une longue série de pays à travers le monde.
Le retour de l’économie
Dès avril, diverses voix s’élevèrent pour réexaminer la stratégie du confinement. Les uns estimaient que, pour sauver quelques dizaines de milliers de vies du nouveau coronavirus, on sacrifiait l’économie, déclenchant une crise dont le monde mettrait des années à se relever. Les autres tentaient de faire le décompte des victimes induites par l’approche sanitaire, arguant qu’elles seraient bien plus nombreuses que celles qui auraient été causées par le virus en l’absence de confinement : malades souffrant de problèmes cardiovasculaires sérieux ou du cancer qui n’osent ou ne peuvent plus aller se faire soigner, enfants qui n’ont pas pu être vaccinés, personnes subissant la crise alimentaire et économique résultant de l’arrêt des activités et des restrictions de mouvement, victimes de violences domestiques ou civiles. D’autres enfin s’étonnaient de voir l’entrain avec lequel les pouvoirs se sont mobilisés contre la COVID-19, alors que le silence a été largement de rigueur autour de maladies telles que le paludisme, le VIH/SIDA, les troubles respiratoires graves découlant de la pollution, les cancers entraînés par l’alcool et une alimentation malsaine, dont les victimes cumulées représentent annuellement cependant plusieurs dizaines (centaines ?) de fois plus que celles provoquées par la COVID-19.
Ces jours-ci, les média regorgent de références aux prévisions du FMI (Fonds monétaire international) qui s’attend à une contraction de l’économie mondiale de 3 % en 2020 (à comparer avec les prévisions initiales d’une croissance de 3,3 %), les pays les plus riches étant les plus touchés (moins 6,1 %, et jusqu’à moins 14 % pour le Royaume-Uni selon les prévisions de la Banque d’Angleterre), à celles de la CNUCED qui s’attend à une forte baisse des flux d’investissement direct étranger, au BIT qui prévoit un accroissement du chômage (doublement attendu au Royaume-Uni selon la Banque d’Angleterre) ou aux projections de l’OMC qui envisagent une réduction du commerce des marchandises de 13 à 32 % en 2020, sans oublier les mises en gardes des observateurs contre un endettement de plus en plus massif.
Ce sont là autant de messages qui cherchent à replacer l’économie au centre des préoccupations. S’engouffrant dans la brèche, certains industriels demandent l’assouplissement des règles environnementales et contestent les objectifs à leurs yeux dépassés de diminution des émissions de gaz à effet de serre afin d’ouvrir la voie à une reprise plus rapide, tandis que les compagnies aériennes et les constructeurs d’avions réclament des sommes astronomiques pour pouvoir poursuivre leurs activités, menaçant de licencier des dizaines de milliers de personnes ou d’augmenter considérablement le prix des billets si des mesures sanitaires strictes les obligeaient à opérer à perte avec des appareils à moitié vides.
Les montants nécessaires au financement de la relance sont vertigineux : rien que pour les pays émergents, le FMI les estime à 2 500 milliards de dollars (soit pratiquement l’équivalent du PIB de la France).
Crise économique et alimentaire
Préoccupée par les effets qu’aurait une crise économique mondiale sur la faim, la FAO projette une forte augmentation du nombre de personnes sous-alimentées vivant dans les pays les plus pauvres. Dans une note (en anglais) qui vient de sortir, la FAO souligne le lien très fort existant entre le contexte économique d’un pays et sa situation alimentaire. Elle précise que 65 des 77 pays ayant vu une dégradation de leur situation alimentaire entre 2011 et 2017 ont connu un ralentissement ou une récession économiques. On peut donc raisonnablement s’attendre, dit-elle, à ce que la crise de la COVID-19 contribue à une accélération de la détérioration de la situation alimentaire dans le monde, dans la mesure où les gouvernements font un recours massif au confinement et à la distanciation sociale. Le maintien probable de cette dernière mesure pendant de longs mois augurerait d’un rétablissement économique ralenti.
La FAO ajoute à ce constat que les programmes de relance devront absolument s’atteler à diminuer les inégalités si elles doivent permettre une réduction durable de l’insécurité alimentaire et de la sous-alimentation. Elle observe que de nombreux pays ont commencé d’agir tant pour remettre leur économie en marche que pour venir en aide aux personnes les plus vulnérables en ayant recours à la distribution d’argent ou de nourriture aux plus pauvres. Mais elle s’inquiète que, dans les pays les plus fragiles et disposant de peu de moyens financiers, ces dernières mesures aient en général été négligées. C’est le cas notamment dans une majorité de pays d’Afrique.
Fin avril, le PAM avertissait que le nombre d’individus en situation d’insécurité grave pourrait presque doubler cette année pour atteindre 265 millions, à cause des conséquences de la COVID-19. Cent trente millions de personnes pourraient ainsi sombrer dans la sous-alimentation du fait de l’impossibilité pour le secteur informel d’opérer normalement, de la chute des ressources tirées du tourisme, de virements moindres en faveur de leur famille restée au pays provenant des travailleurs émigrés et de restrictions diverses, y compris de voyage. Ces chiffres effrayants présagent une augmentation de la mortalité due à la sous-alimentation ; mais les Nations Unies ont pour l’instant refusé de se lancer dans une macabre comptabilité des victimes potentielles.
Pour agir à la hauteur des enjeux, le PAM estime qu’il lui faudra entre 10 et 12 milliards de dollars pour financer son programme pour l’année en cours, soit bien plus que le montant record de 8,3 milliards de dollars mobilisé l’an dernier. L’agence humanitaire est déjà en train de prépositionner des stocks alimentaires en anticipation de besoins en forte augmentation [lire en anglais].
Le Rapport mondial sur les crises alimentaires, publié par les Nations Unies en début d’année (en anglais), s’inquiète des tensions sociales que pourrait entraîner la pandémie de COVID-19. Les entraves aux mouvements, la peur de la maladie et l’impossibilité de travailler pour gagner sa nourriture du jour pourraient provoquer des réactions de panique et de violence avec les forces de l’ordre chargées d’imposer les restrictions, voire des scènes de pillage. Autant de circonstances qui contribueraient à déstabiliser davantage des économies déjà fragiles où les tensions sociales et politiques sont souvent aiguës. Les auteurs s’inquiètent des risques de conflits entre population locale et réfugiés dans les pays où ceux-ci sont nombreux, des perturbations éventuelles des processus électoraux et des conséquences pour les groupes de personnes habituellement assistés qui se pourraient se voir négligés du fait de la crise de la COVID-19.
Déconfinement et relâchement des mesures restrictives
Dans les pays riches, après deux mois de confinement imposé par la peur du nouveau coronavirus et la priorité donnée à la santé plutôt qu’à l’économie, le pendule est entrain de changer de côté. Partout on déconfine pour relancer les activités. Le discours officiel est que l’état des finances publiques (déficit, endettement) a atteint un niveau intenable : il est urgent de renouer avec une vie « normale » de travail. Il faut dire qu’aux États-Unis, par exemple, le nombre des chômeurs avait déjà augmenté de 23 millions, fin avril, et les banques alimentaires étaient prises d’assaut, un fait sans précédent depuis 1929 [lire].
Dans les pays pauvres, le confinement aura duré bien moins longtemps et des signes de reprise s’observent un peu partout. En Haïti, les usines de confection ont été rouvertes dès la fin avril, tandis qu’en Afrique, le Nigeria, le Ghana et l’Ouganda ont levé certaines restrictions sous la pression de la population qui se trouve dans une situation désespérée. Ces décisions sont prises en dépit des prévisions de l’OMS qui envisage jusqu’à 10 millions de cas de COVID-19 dans la région. Le peu de malades signalés jusqu’à présent (62 000 en ce 10 mai), le nombre faible de victimes recensées (2 200) - probablement très sous-estimé selon certaines indications - a sans doute convaincu les responsables politiques de desserrer l’étau des mesures de confinement.
De plus en plus de responsables et d’experts jugent que le confinement ne peut tenir lieu de solution appropriée pour combattre l’expansion de la pandémie dans les pays pauvres, notamment en Afrique [voir un exemple ici], pour des raisons économiques autant que parce que la démographie de l’Afrique n’a rien à voir avec celle de la Chine, de l’Europe ou de l’Amérique du Nord.
Aveuglement ou stupidité ?
Dans un article sur African Arguments (en anglais), J. Fairhead et M. Leach soulignent que les personnes âgées réputées plus vulnérables au virus ne forment qu’une part réduite de la population du continent. Ils notent par exemple que les individus de plus de 55 ans constituent 23 % de la population chinoise (et davantage encore en Europe et en Amérique du Nord) contre seulement 5 % en Ouganda. En se fondant sur ce que l’on connaît à cette heure du virus, ils estiment que l’on peut s’attendre à bien moins de victimes directes de la COVID-19 en Afrique qu’ailleurs et insistent sur l’impact énorme - et selon eux impossible à amortir - qu’aurait un arrêt des activités sur le quotidien des habitants de ses pays, étant donnée la fragilité des économies.
Toujours dans African Arguments, A. Du Toit répond à Fairhead et Leach que les risques de la COVID-19 ne concernent probablement pas que les personnes âgées en Afrique, tant il y a de jeunes sur le continent qui vivent dans un état sanitaire désastreux (tuberculose, SIDA, diabète, hypertension et sous-alimentation) qui les affaiblit face au virus. Il estime que ce qui compte, c’est de s’inspirer des expériences du passé. Partant du cas de l’épidémie de choléra au XIXe siècle et de celle du VIH/SIDA, il juge qu’une part de la solution se trouve dans la création d’un mouvement de santé populaire capable d’informer et d’éduquer la population, sans l’infantiliser, afin de lui faire adopter des comportements permettant de réduire la diffusion de la pandémie tout en considérant qu’elle est constituée de citoyens responsables [lire en anglais].
Dans un message (en anglais) publié sur le site du Got Matar Community Development Group, au Kenya, Andrew MacMillan se souvient de l’an 2001 lorsqu’il visita le Kenya en pleine épidémie du SIDA qui fit 300 000 morts dans le pays (sur une population de 32 millions de personnes en 2000) et qui continue à tuer environ 28 000 personnes par an des suites de cette terrible maladie. Observant que, tandis que les victimes de la COVID-19 sont principalement des gens âgés, le VIH/SIDA, lui, frappe des actifs, soutiens de famille - plus de 30 % d’entre eux ont disparu dans les districts les plus touchés et les plus pauvres -, créant une multitude d’orphelins et provoquant une crise économique durable en fauchant une partie considérable des forces vives d’une génération. Il fait l’amer constat qu’il aura fallu les contributions de donateurs privés étrangers pour aider la communauté à construire son avenir en investissant dans l’éducation.
Le court article publié dans le journal « Le Monde » par l’écrivain et réalisateur argentin Santiago Amigorena fait écho au message de MacMillan. Amigorena s’y interroge : « Pourquoi les vies que l’on tente de sauver aujourd’hui, en menant la “guerre” contre la COVID-19, nous paraissent-elles plus importantes que celles que l’on ne sauve pas d’habitude ? » et pourquoi sommes-nous prêts à tout pour les sauver ? Pourquoi elles, plutôt que les victimes de l’obésité, ou que celles de la faim et de la pauvreté qui pourraient être sauvées avec des ressources incomparablement moindres que les milliers de milliards de dollars que coûtera la lutte contre la COVID-19 ? Et que dire des victimes de guerres que l’on approvisionne en « armes qu’on est si fiers, en France ou aux États-Unis, de fabriquer et de vendre ? »
Pour l’auteur argentin, la réponse à ces questions est tristement évidente et accablante. C’est la « stupidité » des gouvernants, écrit-il crûment : « Le COVID-19 est une guerre immédiate, elle peut faire perdre - ou rapporter à très court terme ». Mais comme maladie, le COVID-19 « ne sera qu’une maladie de plus… [qui] tuera plus ou moins de personnes que nos grippes habituelles, et sans doute toujours beaucoup moins que la faim et la malnutrition ou le changement climatique ou les guerres, ou la combinaison de tout ça. » Du fait d’une impréparation qui aura permis d’économiser un peu d’argent, « tout le reste a soudain cessé d’avoir de l’importance aux yeux de ceux pour qui ce reste a toujours justifié de laisser mourir des millions de personnes. » Cette absurdité, finalement, selon Amigorena, n’affectera durablement que les victimes habituelles des crises, c’est-à-dire les plus pauvres et les plus vulnérables. Un article qui suscite certainement la réflexion.
Le présentisme aveugle et absurde de nos sociétés et des responsables politiques qui les dirigent, le poids que donne la proximité aux victimes dans le respect et l’aide que nous sommes prêts à leur accorder sont des idées qui ont déjà été évoquées sur lafaimexpliquée [lire par exemple ici et ici]
Complexité et diversité des situations, simplisme des solutions
Le débat dont on vient de présenter quelques éléments montre la complexité de la question et la dimension proprement politique qu’elle prend depuis peu. Ceci est confirmé également dans les pays riches - voir l’exemple de la France - où l’importance croissante dans le débat de la dimension économique par rapport à celle purement sanitaire relance les clivages politiques voire philosophiques, le tout dans une situation d’urgence qui ne facilite guère la prise de décision bien réfléchie.
En méditant sur la complexité de la question, ses multiples dimensions (sanitaire, démographique, économique, sociale, mais aussi environnementale) et la diversité des situations (niveau des infrastructures sanitaires, des ressources financières et budgétaires, institutions, tissu social, etc.), on ne devrait pas s’étonner que les stratégies soient elles aussi diverses pour s’adapter aux conditions spécifiques du terrain. L’erreur serait alors de décider en s’appuyant sur un unique indicateur (sanitaire ou économique, pour prendre les deux les plus évidents en l’occurrence) ou d’opter, ballotté par les événements, pour un changement irréfléchi de critère en cours de route sur la base d’une urgence immédiate ressentie ou manifestée par l’opinion publique. Ce qu’il faut, c’est considérer les multiples enjeux sans se laisser tenter par le choix de réduire artificiellement la question au seul aspect économique comme nous avons eu tendance à le faire au cours des dernières décennies, et accepter de piloter notre action dans un cadre multicritère [lire] en analysant et en pesant soigneusement les avantages et les inconvénients de chaque option dans leur complexité, afin de déterminer les préalables requis pour atteindre le meilleur résultat final possible, étant donné la situation et les caractéristiques de chaque pays et des régions qui le composent. Enfin, il s’agit de tirer profit de l’occasion pour élargir la réflexion et l’action pour construire une société qui sera en mesure d’éviter une répétition d’une crise semblable et qui soit plus juste et plus durable.
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Pour en savoir davantage :
•ONU-Info, Le Covid-19 ne pouvait arriver à un pire moment pour les communautés vulnérables d’Afrique de l’Ouest (FAO), ONU-Info, 2020.
•A. Jaloh, Severe hunger threatens Africa during COVID-19 lockdowns, Deutsche Welle, 2020 (en anglais).
•Sánchez, M.V. et al., COVID-19 global economic recession: Avoiding hunger must be at the centre of the economic stimulus, FAO, 2020 (en anglais).
•COVID-19: 50 million people threatened by hunger in West Africa, Save the Children’s global COVID-19 emergency appeal, 2020 (en anglais).
•Fairhead, F, and M. Leach, One size fits all? Why lockdowns might not be Africa’s best bet, African Arguments, 2020 (en anglais).
•FSIN, 2020 Global report on food crises - Joint analysis for better decisions, Global Network Against Food Crises & Food Security Information Network (FSIN), 2020 (en anglais).
Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :
•COVID-19 et alimentation : la crise économique et alimentaire frappe les plus démunis - un aperçu, 2020.
•L’égoïste, l’aveugle et l’invisible : ce que la crise de la COVID-19 nous révèle de nos sociétés, 2020.
•COVID-19 et nourriture - La pandémie risque d’entraîner une crise alimentaire majeure, 2020.
•Opinion : Le dur retour de la réalité - Réflexions autour de la crise de la COVID-19, 2020.
Dernière actualisation : mai 2020
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