Les ressources naturelles : L’eau (2022)

 


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Ressources naturelles


Les ressources en eau :

stress hydrique et pollution1



L’agriculture est le premier utilisateur d’eau, et le stress hydrique augmente


L’irrigation a un rôle central dans la production agricole mondiale et elle a été un des principaux facteurs à la base de sa croissance impressionnante au cours des six dernières décennies. Son développement a radicalement transformé l’agriculture mondiale en disséminant un type de culture fondé sur l’utilisation de variétés hybrides à haut rendement bénéficiant d’un grand apport d’engrais et de pesticides. En Asie, plus des deux tiers de l’augmentation de la production céréalière sont liés au développement de l’irrigation.


Fig. 1 : Prélèvements d’eau par secteur, au niveau mondial



Source: FAO.


En 2007, selon la FAO, l’agriculture irriguée produisait déjà 40 % de l’alimentation, y compris 60 % des céréales mondiales [lire], et son importance n’a cessé de croître depuis lors. En 2019, 342 millions d’hectares étaient équipés pour l’irrigation, soit 18 % de plus qu’en l’an 2000, et plus du double de 1961 [FAO]. Cette tendance, qui était perçue pendant des décennies comme positive, dans la mesure où elle contribuait à rendre l’agriculture moins dépendante des conditions météorologiques, a fait que la production de nourriture est devenue tributaire des disponibilités en eau douce qui sont désormais menacées par le changement climatique. Du point de vue économique, elle a stimulé les activités du secteur de la construction (barrages, canaux, routes, etc.) et des industries mécaniques (machines, pompes) et chimiques (engrais et pesticides). Avec la multiplication des situations de stress hydrique que l’on observe déjà aujourd’hui et leur exacerbation, du fait du dérèglement du climat, ce que l’on a pris longtemps pour un avantage est en train de se transformer en problème.


L’agriculture est, de loin, l’activité humaine employant la plus grande quantité d’eau. Elle utilise environ 72 % de l’eau consommée dans le monde, essentiellement pour l’irrigation, le reste étant partagé entre l’industrie et les ménages, dans une proportion d’un tiers - deux tiers, respectivement (Fig. 1). En outre, 41 % des prélèvements pour l’agriculture ne sont pas compatibles avec la préservation des services écosystémiques [lire].


Sur les 110 000 km3 d’eau fournis par la pluie, environ 2/3 s’évaporent avant d’arriver dans la mer. Cela laisse de l’ordre de 44 000 km3/an de ressources en eau renouvelable utilisables par l’humanité. Les prélèvements (tous les secteurs inclus) représentent 4 000 km3/an􏰶􏰻􏰺􏰹􏰷 [lire en anglais]. Cela peut paraître peu et pourrait donner l’impression que l’eau est abondante. En réalité, le manque d’eau devient de plus fréquent ; en outre, l’eau est chaque jour plus polluée.




Le stress hydrique se mesure par le ratio entre le prélèvement d’eau douce et le volume total des ressources renouvelables. Au niveau mondial, ce ratio est de 18%, ce qui correspond à une situation moyenne sans stress hydrique. Mais ce bon chiffre masque des variations considérables selon les régions (Fig. 2).


L’Europe est privilégiée, avec un ratio de seulement 8,3%. En Asie Orientale et au Moyen Orient, ce ratio est entre 45% et 70%, ce qui correspond à un stress hydrique faible à moyen. En Afrique du Nord, le ratio est supérieur à 100%, ce qui indique un stress critique, puisque le volume d’eau prélevé est plus grand que les ressources renouvelables disponibles.


Le stress hydrique n’est pas simplement une question de disponibilité physique de l’eau : il a également une dimension économique, quand les pays et les personnes, malgré une abondance relative de l’eau, ne disposent pas des ressources financières pour investir dans des infrastructures et des institutions adaptées chargées d’assurer un accès à l’eau selon leurs besoins.


Fig. 2:  Niveau de stress hydrique par grand bassin en 2018



Source: FAO.


Les ressources renouvelables d’eau douce disponibles par personne varient grandement d’une région à l’autre. Elles sont les plus importantes en Amérique du Sud (environ 30 000 m3 par personne) et les plus faibles en Asie du Sud (à peine de l’ordre de 1 000 m3 par personne). En Afrique Sub-Saharienne, elles sont inférieures à 5 000 m3 par personne, et en Europe, elles atteignent presque 10 000 m3 par personne.


Le changement climatique amplifiera probablement le stress hydrique à cause des températures et de l’évapotranspiration plus élevées qu’il entraîne et de la modification de la distribution des précipitations dans le temps et l’espace qu’il provoque, ce qui aura un impact sur la croissance des cultures [lire].


La Fig. 3 montre l’énorme différence observée dans les prélèvements par personne dans différentes régions. Elle indique également que, dans beaucoup de régions, la disponibilité en eau par personne a diminué depuis le début du siècle. On estime que 3,2 milliards de personnes vivent dans des zones agricoles souffrant d’un déficit ou d’un manque d’eau très élevé, dont 1,2 milliard de personnes - environ un sixième de la population mondiale - qui habitent dans des zones agricoles à forte contrainte en eau [lire].


Notons que 80 % de l’eau employée par l’agriculture provient directement de l’eau de pluie trouvée dans l’humidité du sol (que l’on désigne en général par le terme d’eau verte). Le reste de l’eau utilisée par l’agriculture vient des rivières, des moyens de stockage de l’eau, des lacs et des réserves souterraines (eau bleue).


La situation des eaux souterraines est une source particulière de soucis. Dans l’irrigation, l’eau souterraine représente environ 30 % du total de l’eau employée, et le volume prélevé augmente à un taux de 2,2 % par an, menaçant d’épuiser les aquifères et d’accroître la fréquence des intrusions d’eau saline dans les zones côtières [lire en anglais].


Fig.3 : Prélèvement annuel total d’eau par personne dans différentes régions

(en m3 par personne)



Source: FAO.


Pendant ce temps, la demande en eau par personne croît constamment avec l’urbanisation et la progression des revenus, le développement de l’industrie et des services, et l’évolution des régimes alimentaires. Concernant la nourriture, des revenus plus élevés entraînent la consommation d’aliments nécessitant plus d’eau (par exemple la viande et les produits laitiers) [lire]. Le tableau 1 donne l’empreinte aquatique de quelques produits alimentaires. Notons que, dans un pays riche comme la France, l’eau (tant verte que bleue) dans la nourriture consommée est équivalente à plus de 10 fois l’eau utilisée pour l’hygiène et l’assainissement [lire].


Tableau 1 : Empreinte aquatique de quelques produits alimentaires (litres/kg)



Source: Mekonnen et Hoekstra


Le type de chiffres présentés dans le Tableau 1 peut cependant varier de manière considérable en fonction de la technique de production de la nourriture : par exemple, un kilogramme de viande de bœuf nourri de grain peut demander entre 15 000 et 100 000 litres, selon la façon d’organiser l’élevage [lire en anglais].


L’exemple de la Chine est frappant (Tableau 2). Entre 1981 et 2016, le besoin en eau agricole a augmenté de 66 %. C’est là le résultat combiné de la croissance démographique (+44 %) et d’une progression des besoins en eau agricole par habitant (+20 %). Il est important de remarquer qu’une part importante de l’augmentation des besoins par habitant est liée à l’urbanisation, dans la mesure où les urbains consommaient 27 % plus d’eau par personne que les ruraux, en 2016. En effet, quand les personnes migrent vers les villes, leur régime alimentaire change et tend à accentuer leur empreinte aquatique.


Tableau 2 : Évolution des besoins en eau agricole en Chine



Calculé à partir de He et al., et données démographique de la Banque mondiale


La qualité de l’eau devient une sérieuse cause de préoccupation.


L’augmentation de la pollution de l’eau est en train d’émerger comme une menace planétaire majeure qui affecte directement la santé, la productivité agricole et la sécurité alimentaire. En l’occurrence, l’agriculture est à la fois responsable (avec l’industrie et les autres activités humaines) et victime de la détérioration de la qualité de l’eau. Au fur et à mesure que la pollution augmente, les sols deviennent incapables de stocker et dégrader les contaminants. Avec le temps, quand la concentration de produits polluants s’accroît, la capacité des sols de faire face à la pollution diminue : en particulier, les microorganismes vivant dans le sol sont affectés et leur faculté de dégrader les produits toxiques est réduite.


Les principaux produits polluants comprennent l’azote (surtout l’azote réactif)2, le phosphore, le mercure et les autres métaux lourds, les pesticides, la matière organique, le sel, les acides et les sédiments. Une partie des contaminants de l’eau provient essentiellement de l’agriculture. La pollution menace la sécurité hydrique de la population (Fig. 4).


En 2016, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) estimait qu’entre 70 et 400 millions de personnes étaient exposées à la pollution des eaux de surfaces à travers le monde [lire en anglais]. L’idée que la pollution de l’eau serait plus importante dans les pays pauvres que dans les pays riches n’est pas confirmée par les faits, essentiellement parce que le développement économique a été une source de nouveaux polluants issus des activités humaines, tant industrielles qu’agricoles, même si l’eau est traitée dans les stations d’épuration.


Fig. 4 : Répartition géographique des menaces d’incidents

dans le domaine de la sécurité hydrique



Source: Vörösmarty et al., 2010.


La pollution azotée s’est accrue rapidement et 80 % de la fixation de l’azote d’origine humaine est liée à la production industrielle d’engrais par le processus de Haber–Bosch [lire] et à la fixation biologique se faisant dans les systèmes agricoles, les 20 % restant provenant de la combustion dans les moteurs et dans les centrales électriques. L’azote réactif est un facteur majeur de la détérioration de la qualité de l’eau. Il provoque l’eutrophisation des eaux de surface, dégrade le sol par acidification et est une cause de baisse de la biodiversité du sol. Il nuit aux plantes, aux insectes (notamment les pollinisateurs), et a un effet sur la composition de la végétation et sur les animaux de pâturage. En Europe, le coût total de l’impact environnemental de la pollution azotée a été estimé entre 70 et 320 milliards d’euros en 2013 [lire en anglais].


Pour sa part, la quantité de phosphore libérée dans l’eau a été estimée à environ 1,47 million de tonnes/an, dont 38 % proviennent de l’agriculture (essentiellement par les engrais et par les déjections provenant des unités de production animales intensives), le reste venant de sources domestiques et industrielles [lire en anglais]. Plus de la moitié est libérée en Asie (30 % pour la seule Chine), suivie par l’Europe (19 %), l’Amérique latine et les Caraïbes (13 %) et l’Amérique du Nord (7 %) [lire en anglais]. Le phosphore, comme l’azote réactif, est une cause d’eutrophisation de l’eau.


On a beaucoup parlé récemment de la pollution de l’eau par le plastique. De presque rien, au début des années 1950, la production mondiale de plastique a atteint près de 400 millions de tonnes annuelles. On estime qu’entre 1,2 et 2,4 millions de tonnes de plastique sont transportées chaque année par les rivières vers la mer, dont les deux tiers en Asie [lire en anglais] (Fig. 5).


Fig. 5 : Carte de la masse de plastique transportée par les rivières vers les océans

(en tonnes par an)



Source: Lebreton et al., 2017

DPMG : déchets de plastique mal gérés


Quand il se dégrade en micro- et nanoplastique, le plastique est présent partout et il a été détecté dans l’eau marine, l’eau usée, l’eau douce, la nourriture, l’air et l’eau potable, qu’elle soit en bouteille ou du robinet [lire en anglais]. Par exemple, une étude récente [lire en anglais] a trouvé du microplastique aéroporté à l’observatoire du Pic du Midi (à une altitude de 2877 m), dans les Pyrénées, qui a probablement été apporté sur place par un courant d’air intercontinental et transocéanique [lire].


L’omniprésence du plastique dans l’environnement se manifeste aussi par sa présence dans l’alimentation et, au bout du compte, dans les personnes [lire]. Les effets directs du plastique sur la santé humaine sont encore mal connus, mais les scientifiques pensent que, dans des cas de forte absorption, il pourrait être une source de danger sanitaire, étant donné la nature toxique de certains composants du plastique.


Beaucoup d’autres polluants peuvent être détectés dans l’eau. Les composés organiques y dominent et comprennent notamment les produits pharmaceutiques (par exemple les antibiotiques [lire]), les produits de soins personnels, les hormones, les additifs alimentaires, les pesticides, les conservateurs, les détergents, les désinfectants, les tensioactifs, les retardateurs de flammes, etc. [lire en anglais]. On estime que, chaque année, aux États-Unis, plus de 1 000 nouveaux produits chimiques sont libérés dans l’environnement, beaucoup d’entre eux terminant dans l’eau.


Les efforts énormes consentis pour le développement et la gestion des infrastructures d’irrigation


Au cours des années 80, l’irrigation a bénéficié de près de 30 % des prêts agricoles de la Banque mondiale. Au Mexique, 80 % des dépenses publiques pour l’agriculture entre 1940 et 1990 ont été consacrées au développement de l’irrigation. Dans le cas de la Chine, de l’Indonésie et du Pakistan, la moitié des dépenses pour l’agriculture est allée au développement de l’irrigation. En Inde, 30 % des investissements publics ont servi à l’installation de périmètres irrigués [lire en anglais]


Le pic d’investissement dans l’irrigation a été atteint vers la fin des années 70 avant de chuter de moitié vers la fin des années 80.


L’Asie détient 70 % des terres irriguées, dont la moitié en Chine et en Inde. En tout, on comptait dans le monde environ 40 000 ouvrages hydroagricoles de plus de 16 mètres de haut en 2005.




L’entretien et la gestion des infrastructures d’irrigation ont été fortement subventionnés par les États. On estime que, vers le milieu des années 80, les subventions à l’irrigation, dans six pays d’Asie, représentaient en moyenne 90 % du coût total évalué de l’exploitation et de la maintenance des infrastructures d’irrigation.3 Des études de cas ont fait apparaître que les redevances d’irrigation payées par les producteurs correspondaient en moyenne à moins de 8 % de la valeur des avantages tirés de l’irrigation.


Malgré les efforts faits, force est de constater que l’eau d’irrigation n’est pas gérée de façon efficace. Maintenant que la prise de conscience de la valeur et de la rareté croissante de l’eau s’avère, la stratégie adoptée est en train de changer et, plutôt que de continuer de construire de nouveaux périmètres hydroagricoles, il s’agit désormais d’améliorer l’efficacité de l’existant (il existe un grand nombre d’infrastructures d’irrigation dégradées et non utilisées, un peu partout dans le monde).


Cette réorientation est très justifiée, dans la mesure où l’on estime que plus de la moitié de l’eau d’irrigation est gaspillée. En outre, le pompage d’eau souterraine a, dans bien des endroits, abouti à une surexploitation des nappes souterraines et à leur baisse progressive. C’est le cas en particulier en Chine, en Égypte, en Inde, au Mexique et en Afrique du Nord. L’absence de drainage satisfaisant dans une part importante des zones irriguées a provoqué leur engorgement et leur salinisation. On estime qu’au moins 1/4 des terres irriguées dans les pays du Sud sont atteintes par la salinisation à degrés divers qui, à terme, rendra ces terres de moins en moins productives, voire inutilisables.


À côté de l’effort de réhabilitation et d’amélioration de la gestion des infrastructures existantes, deux types d’investissement subsistent cependant. Il s’agit principalement : (i) de mégaprojets tels que les projets de transfert d’eau du sud vers le nord de la Chine et que la construction de liaisons interfluviales en Inde qui cherchent à amener de l’eau de zones excédentaires vers des zones déficitaires, et (ii) de petits investissements individuels ou collectifs pour l’installation de petits périmètres irrigués et le pompage d’eau.


Les bénéfices de l’irrigation sont inégalement distribués


Du fait de son rôle déterminant dans l’augmentation de la production et de la productivité agricole, l’irrigation a été avancée comme l’un des principaux facteurs explicatifs de la diminution tendancielle des prix agricoles entre 1960 et 2005.4 Cette diminution a surtout profité aux consommateurs, tout particulièrement aux consommateurs pauvres dont le régime alimentaire est à base de céréales. Elle a également permis de maintenir bas les salaires en zone urbaine. Grâce à l’irrigation, les prix agricoles sont devenus plus stables, contribuant également à stabiliser la production agricole. Enfin, l’accroissement de la production agricole et sa transformation ont permis de créer des emplois.


Les producteurs détenant des terres irriguées ont également vu leur niveau de vie augmenter de façon importante. Mais ce n’est là souvent qu’une minorité, dans la mesure où l’on observe que les terres irriguées ont été accaparées en grande partie par les élites rurales au détriment des couches les plus pauvres de la population. Des données précises sur la répartition des terres irriguées sont assez difficiles à trouver.


Voici quelques exemples qui illustrent ce point et qui s’appuient pour la plupart sur les résultats de recensements agricoles :


  1. Au Népal, seulement environ la moitié des unités de production a accès à des terres irriguées [lire en anglais] ;

  2. En Inde, les 1 % des unités de production ayant plus de 10 ha détiennent 11 % des terres irriguées, alors que les 62 % des fermes ayant moins de 1 ha contrôlent 21 % des terres irriguées ;

  3. Au Vietnam, les unités de production agricoles dirigées par des femmes disposent en moyenne de moins de terres irriguées que celles dirigées par des hommes (0,37 ha pour les femmes contre 0,52 pour les hommes) ;

  4. Au Mexique, seules 17 % des fermes possèdent des terres irriguées ;

  5. En Tanzanie, ce sont 7,5 % des unités de production qui ont accès à l’irrigation ;

  6. Cette proportion est de moins de 1 % au Ghana.5


Le développement de l’irrigation en amont d’un cours d’eau peut aussi avoir des conséquences négatives pour les populations vivant en aval, que ce soit en réduisant l’eau qui reste à leur disposition pour irriguer leurs cultures ou pratiquer la pêche, ou en dégradant la qualité de l’eau qu’ils utilisent, ce qui a pu contribuer à créer de vives tensions entre pays situés dans un même bassin fluvial (par exemple le bassin du Nil, du Mékong ou du Niger). Certains pays dépendent en effet étroitement de cours d’eau provenant d’autres pays. Le Botswana, la Bulgarie, le Cambodge, le Congo, l’Égypte, la Gambie, la Hongrie, le Luxembourg, la Mauritanie, les Pays-Bas, la Syrie, la Roumanie et le Soudan reçoivent plus de 75 % de leur approvisionnement en eau de cours d’eau sortant de chez leurs voisins en amont.6


L’irrigation a également augmenté la fréquence de certaines maladies (filariose, diarrhées, dysenterie, typhoïde, hépatite, etc.) : on estime qu’en 1998 en Inde, ce sont 44 millions de personnes qui souffraient de maladies liées à la mise en place d’infrastructures d’irrigation.


Les exemples sont aussi multiples de populations déportées pour permettre la construction d’une retenue d’eau.


D’une façon plus générale, il y a un lien très étroit entre accès à l’eau à des fins de production et de consommation, et pauvreté. D’une part, les inégalités sociales sont plus importantes dans les zones irriguées que dans les zones d’agriculture pluviale, et d’autre part ce sont les régions du monde les plus pauvres qui ont le plus de mal à capter et mettre en valeur durablement leurs ressources en eau.


Le débat est ouvert pour savoir si le choix fait de donner la priorité à l’irrigation au détriment du développement de l’agriculture en sec a été le bon. D’un côté, l’irrigation a très certainement eu des conséquences très positives sur le niveau et la stabilité de la production agricole et le prix de l’alimentation pour les consommateurs. De l’autre, on peut critiquer le fait que l’irrigation, largement financée par des fonds publics, se soit développée au bénéfice d’une minorité de producteurs. On peut aussi regretter que son expansion se soit accompagnée de l’adoption généralisée de techniques agricoles qui ont eu un impact fortement négatif sur l’environnement. On peut également se demander s’il n’eût pas été possible de développer des techniques agricoles productives en sec bénéficiant à la totalité des agriculteurs avec le même montant de ressources financières utilisées pour l’irrigation, dont l’installation s’est faite à renforts de grands travaux et qui a présidé à la mise en place d’une industrie chimique à forte intensité de capital et aux effets environnementaux désastreux.


L’agriculture devra s’adapter pour faire face à une compétition accrue pour l’eau de la part des autres secteurs


Pour éviter de mettre sous une pression accrue une ressource qui déjà est surexploitée en bien des endroits de la planète, il s’agira non seulement d’améliorer les techniques d’irrigation et de gestion de l’eau, mais aussi probablement de modifier la structure de la production agricole pour réduire le contenu en eau par kilogramme de produit.


En effet, il est maintenant bien établi que la production de protéines animales demande plus d’eau que celle des protéines végétales. L’augmentation rapide de la demande pour les produits d’origine animale résultant du développement d’une importante classe moyenne dans les pays pauvres et émergents va exercer une pression considérable sur les ressources en eau, notamment en vue de la production d’aliments pour le bétail. À telle enseigne que certains experts pensent que le phénomène d’accaparement des terres cache en fait un processus d’accaparement de l’eau.


Il s’agira aussi très certainement de s’intéresser de façon conséquente à l’amélioration de la productivité de l’agriculture pluviale.


Conclusion


L’eau est indispensable à la vie et elle joue un rôle capital dans l’agriculture qui en est la plus grande utilisatrice. L’expansion des zones dans le monde touchées par un stress hydrique de plus en plus fort, et la dégradation de la qualité de l’eau du fait des activités humaines, mettent en danger la durabilité de la production de notre alimentation.


Les technologies agricoles et alimentaires employant et rejetant dans l’environnement une masse croissante de substances diverses (engrais, pesticides, matière organique, sel, acides, antibiotiques, hormones, additifs alimentaires, conservateurs, etc.) sont à l’origine d’une concentration accrue de produits nocifs dans l’eau qui nuit à la santé humaine et à l’environnement, et menace la biodiversité.


De l’avis des scientifiques, le changement climatique, déjà ressenti de manière de plus en plus violente, douloureuse et dramatique, en provoquant l’augmentation des températures et en modifiant la répartition et l’intensité des précipitations, multipliera les zones de stress hydrique, allant jusqu’à rendre invivables certaines régions de la planète, et menaçant la sécurité alimentaire mondiale future [lire].


Ces tendances appellent une réorientation de nos stratégies, politiques et programmes alimentaires et agricoles, en plus de la poursuite de l’amélioration de l’efficience des systèmes d’irrigation :


  1. Agir pour réorienter la consommation et la production alimentaire de manière à en réduire l’impact sur le climat et le caractère polluant. Cela demandera notamment une refonte des technologies agricoles afin qu’elles utilisent plus effectivement les processus naturels, au lieu de chercher à créer des conditions uniformes et artificielles [lire] et l’adoption de régimes alimentaires moins gourmands en eau ;


  1. Passer d’une stratégie fondée sur le « tout pour l’irrigation » inégalitaire, fragile et favorisant le gaspillage d’eau, à une stratégie de rééquilibrage qui accorde sa place à la production alimentaire en sec. Cela exigera un travail de fond d’amélioration génétique, de diversification des espèces et d’utilisation de synergies et de possibilité de symbiose reposant sur une utilisation intensive des processus naturels [lire].


Cette réorientation demandera également un effort de mobilisation accrue et un recentrage de la recherche scientifique pour développer des pratiques mieux adaptées à la diversité des conditions locales [lire], plus respectueuses de l’environnement et du climat, et plus accessibles à la masse des producteurs agricoles [lire].


Cette réorientation est possible et est source d’espoir.


Bien sûr, comme toujours, ce ne sera pas facile, car des forces de résistance contre ce changement se manifesteront qui chercheront à préserver leurs intérêts et leurs profits. Il faudra, pour vaincre leurs obstructions, une mobilisation politique et citoyenne au niveau local, national et mondial. 



Materne Maetz

(février 2022)


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Notes :


  1. 1.Ce texte réactualise et complète L’eau - La stratégie du «tout pour l’irrigation» a abouti à un système inégalitaire fragile et gaspilleur publié sur lafaimexpliquee.org en 2013.

  2. 2.L’azote réactif comprend l’oxyde nitreux, les nitrates, nitrites, l’ammoniaque et l’ammonium qui sont des composants actifs du point de vue biologique, photochimique ou de l’effet de serre, contrairement à N2, qui est un gaz plutôt inerte constituant 80% de l’atmosphère. Bien que pouvant avoir une origine biologique, comme les cyanobactéries, les activités humaines sont sa source principale, principalement par les engrais et la combustion de combustibles fossiles, ainsi que diverses activités industrielles telles que la production de munitions. [lire en anglais].

  3. 3.R. Repetto, Skimming the water: rent-seeking and the performance of public irrigation Systems. Research Report No. 4. WRI, Washington, 1986.

  4. 4.Après 2005, les prix se remirent à augmenter pour diverses raisons [lire].

  5. 5.Xinshen Diao, Importance of Agriculture for Sustainable Development and Poverty Reduction: Findings from a Case Study of Ghana, IFPRI, 2010.

  6. 6.IWMI, Des systèmes d'irrigation pilotés par les paysans eux-mêmes changent la donne en matière de sécurité alimentaire en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, août 2012.



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Pour en savoir davantage :


  1. FAO, The State of the World’s Land and Water Resources for Food and Agriculture – Systems at breaking point. Synthesis report, 2021, Rome (en anglais).

  2. FAO, La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2020. Relever le défi de l’eau dans l’agriculture, Rome, 2020.

  3. FAO, Agriculture et rareté de l’eau: une approche programmatique pour l’efficacité de l’utilisation de l’eau et la productivité agricole, Comité de Agriculture de la FAO, Rome, 2007.



Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Le climat change,... l’alimentation et l’agriculture aussi, 2021.

  2. Pour gérer durablement nos ressources en eau, nous devons modifier notre consommation alimentaire, 2019.

  3. La pêche et l’aquaculture mondiale en eaux troubles, 2018.

  4. Dégradation des terres :  une conséquence grave des activités humaines avec des implications dramatiques sur l’alimentation, la santé et le bien-être de la population mondiale, 2018.

  5. L’omniprésence du plastique : du plastique protégeant la nourriture à la nourriture contenant du plastique, 2018.

  6. L’eau - La stratégie du «tout pour l’irrigation» a abouti à un système inégalitaire fragile et gaspilleur, 2013.

 

Dernière actualisation:  février 2022

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