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26 février 2023


Le « Cerrado » brésilien : un cas d’école du développement agricole « moderne » fondé sur l’accaparement des ressources, la collusion et la violence


Le Brésil fait inévitablement partie de tout débat sur le changement climatique et les systèmes alimentaires. Malheureusement, la discussion porte alors en général sur la région amazonienne où l’expansion de la production végétale (soja) et de l’élevage bovin (viande) est la cause majeure de déforestation et où la compétition entre les groupes de population locaux et les investisseurs, et entre les mégafermes industrielles et l’agriculture familiale est souvent faite de violence.


Il y a cependant au Brésil un autre territoire généralement oublié, le Cerrado, une zone de savane, qui a eu encore davantage d’importance que la région amazonienne dans le « miracle » agricole brésilien au cours des cinq dernières décennies. Il couvre environ 24 % de la superficie du Brésil, soit plus de 200 millions d’hectares.


Le Cerrado constitue, en effet, la plus vaste frontière agricole brésilienne. Elle est également un cas d’école sur la manière de promouvoir le développement agricole adoptée par l’alliance entre les grandes multinationales, la finance mondiale, les firmes agroalimentaires nationales et l’État brésilien.


L’IDS Bulletin de ce mois analyse le développement de l’agriculture dans le Cerrado et ses mécanismes.



Carte du Cerrado



Source: Tavares Azevedo Vieira l. et al., 2019


L’histoire d’une réussite


Vantée comme un grand succès par la Banque mondiale et présentée en modèle de développement de l’agriculture commerciale destiné à être répliqué dans certaines parties de l’Afrique [lire en anglais], le Cerrado a été un lieu où les recettes de la Révolution verte ont été mises en œuvre sur une grande échelle pendant des décennies, avec l’objectif de donner une impulsion aux exportations alimentaires brésiliennes afin de nourrir le monde en faisant du pays l’un des plus grands exportateurs de produits agricoles (notamment de soja vers la Chine).


Ce processus a commencé à l’époque où le pouvoir politique au Brésil était entre les mains des militaires. Il a été décrit par le gouvernement brésilien comme une entreprise fondée sur la science et la technologie, sous la direction de l’Institut brésilien de recherche agricole (Embrapa). Il a bénéficié d’un énorme soutien public en matière d’investissement en infrastructures, et de subventions massives.


Le prix du succès


Marginalisation des groupes locaux de population


Ce succès, écrivent les auteurs du papier d’introduction à l’IDS Bulletin [lire en anglais], s’est payé au prix fort et s’est fait aux dépens des communautés locales vivant dans une région que les autorités considéraient comme « vide » et « non productive ».1 Le développement de l’agriculture a été accompagné d’une forte concentration de la terre dans d’énormes mégafermes industrielles qui coexistent, dans un système dual, avec de petits colons généralement repoussés vers les terres les moins fertiles, tandis que les groupes locaux de population étaient exclus et marginalisé dans la pauvreté, victimes d’injustices et de violences.


Dégradation de l’environnement


Les dégâts environnementaux majeurs découlant du processus de développement agricole comprennent « la déforestation, l’émission de gaz à effet de serre, la perte de biodiversité et l’épuisement des ressources en eau ». Rien qu’entre 2000 et 2018, les terres agricoles se sont accrues de plus de 10 millions d’hectares (équivalent à un tiers de la superficie agricole totale de la France), tandis que les zones pâturées initialement étaient graduellement mises sous culture pour la production de grain.


En 2018, « le Cerrado représentait 44,6 % de la surface agricole du Brésil » (environ 100 millions d’hectares) et son expansion se poursuit encore à présent sur une superficie totale de plus de 73 millions d’hectares - le Matopiba2 - en réaction à une demande croissante pour les exportations, mais aussi du fait d’une dégradation progressive des terres défrichées en premier. En outre, des chercheurs ont montré que la zone souffrait des conséquences du changement climatique, notamment une diminution des pluies, ce qui a un effet négatif sur les rendements des cultures [lire en anglais].


Le Cerrado : après et avant



Source : IDS Bulletin


Violence


Les auteurs de l’IDS soulignent que l’expansion des mégafermes industrielles a provoqué d’innombrables conflits sur la terre, l’eau, le bois et les minéraux, créant « un héritage d’un demi-siècle de violences dans le Cerrado » qui ne peut pas être ignoré. Plusieurs autres articles de l’IDS Bulletin fournissent des preuves de cette situation et de « l’empreinte destructrice d’une Révolution verte persistante et des batailles qui ont englouti des personnes et la nature dans le Cerrado, en général, et sur sa frontière du Matopiba, en particulier ».


Le montage


Les acteurs


Plusieurs articles du Bulletin montrent que le développement du Cerrado a suivi une logique d’extraction et a été mis en œuvre à partir d’un accaparement des ressources naturelles par les entreprises agroalimentaires brésiliennes, en partenariat avec des multinationales et des groupes de la finance mondiale, appuyés par l’État brésilien, et très souvent au nom de la durabilité (!) et fréquemment à l’aide d’une « appropriation illégale de terres publiques en utilisant des documents de propriété faux ou falsifiés ».


Détournement de la réglementation


Les terres et les autres ressources naturelles saisies à l’aide de « l’accaparement vert » en s’abritant derrière la réglementation environnementale en place, ne sont pas exploitées pour la production, mais gardées en réserve dans un but spéculatif, en vue d’une exploitation ultérieure possible, comme on a pu l’observer ailleurs dans le monde [lire p.7 et suivantes]. Paradoxalement, c’est en dévoyant une réglementation censée protéger l’environnement que « l’État a dirigé le processus d’accaparement de la nature en utilisant les cadres de politiques et réglementaires pour traduire son programme de durabilité en actions répondant aux intérêts du capital ». Les feux ont également été instrumentalisés pour faire avancer la frontière [lire].


Résistance


Ce processus entraîna des conflits et provoqua l’émergence de mouvements de résistance qui furent réprimés violemment, particulièrement pendant la récente période sous Bolsonaro. C’est là l’expression d’une longue tradition de résistance et de mobilisation contre l’injustice, organisées dans le cadre de plusieurs mouvements à travers le pays.


Conclusion


Le développement agricole du Cerrado est un exemple frappant de la manière dont le secteur de l’agriculture et l’alimentation a été envahi par les entreprises de l’agroalimentaire et la finance, soutenus par les gouvernements et aux dépens de groupes locaux de population.


En brandissant des slogans tels que « nourrir le monde », « progrès par la science et les technologies », et maintenant « protéger la nature », ces forces privées s’approprient, à grande vitesse et à l’aide de violences, les ressources naturelles mondiales pour jeter les fondations d’un monde indésirable qui nous attend dans l’avenir, si nous les laissons faire. 



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Notes


  1. 1.Il y a là une similarité évidente avec la frontière américaine entre le XVIIe et le XIXe siècle, une période de « conquête d’une terre libre », de croissance et de « civilisation ».

  2. 2.Une zone qui s’étend vers le nord sur les États brésiliens du Maranhão, Tocantins, Piauí et Bahía).


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Pour en savoir davantage :


  1. Cabral, L., S. Sauer and A. Shankland, Frontier Territories: Countering the Green Revolution Legacy in the Brazilian Cerrado, IDS Bulletin Vol. 54 No. 1, 2023 (en anglais).

  2. Morris, M.; Binswanger-Mkhize, H.P. and Byerlee, D., Awakening Africa’s Sleeping Giant: Prospects for Commercial Agriculture in the Guinea Savannah Zone and Beyond, World Bank and FAO, 2009 (en anglais).


ainsi que 7 autres articles publiés dans l’IDS Bulletin Vol.54 No.1, 2023.



Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Science, quelle science ? Problème ou une partie de la solution ? 2023.

  2. La gouvernance, l’information des consommateurs, une meilleure distribution des revenus et de la richesse, et des innovations technologiques, sociales et institutionnelles, seront déterminantes pour la réalisation d’un avenir souhaitable, dit la FAO, 2022.

  3. Déforestation, dérèglement climatique et consommation, 2022.

  4. Gouvernance : unis pour décider ou divisés pour subir ?  2022.

  5. Le pouvoir économique privé dans les systèmes alimentaires et ses nouvelles formes, 2022.

  6. Opinions : Contre-révolution verte en Afrique ? par Jomo Kwame Sundaram, 2020.

  7. Quelle est la cause des grands feux de forêt : la cupidité ou la pauvreté ? 2019.

  8. Les mégafermes industrielles sont-elles une solution pour nourrir le monde ? 2018.

  9. La terre: une ressource essentielle menacée et inégalement distribuée, 2013.

 

Pour vos commentaires et réactions : lafaimexpl@gmail.com

Dernière actualisation :    février 2023