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18 juillet 2023



Inégalités dans les systèmes alimentaires. Est-il réaliste de croire que les systèmes alimentaires puissent devenir plus égalitaires dans une société qui ne l’est pas ?


Le mois dernier, le Groupe d’experts de haut niveau du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) des Nations Unies publiait un rapport sur les inégalités dans le domaine de la sécurité alimentaire et de la nutrition [lire en anglais]. Ce rapport entend « analyser les preuves quantitatives et qualitatives sur la manière dont les inégalités au sein des systèmes alimentaires entravent les possibilités de vaincre l’insécurité alimentaire et la malnutrition » avec l’objectif de formuler des recommandations pour faire face à ce problème.


Les principales conclusions du rapport sont notamment :


  1. Les inégalités en matière d’insécurité alimentaire frappent particulièrement la population en Afrique, en Asie du Sud et dans les Caraïbes, mais les inégalités d’état nutritionnel existent partout dans le monde.

  2. L’insécurité alimentaire a empiré dans la plupart des régions depuis 2015.

  3. Les trois principaux moteurs déterminant l’insécurité alimentaire sont : « (i) les inégalités dans les ressources servant à la production de nourriture ; (ii) les inégalités dans les filières d’approvisionnement alimentaire ; (iii) les inégalités dans l’environnement alimentaire et le comportement des consommateurs ».

  4. Dans le domaine de la production, l’accès à la connaissance et aux ressources financières, les chaînes de valeurs et les marchés sont les facteurs les plus importants.

  5. Les inégalités dans les systèmes d’éducation et de santé aggravent celles en matière de sécurité alimentaire et de nutrition, illustrant que celles-ci sont également largement le résultat de facteurs situés hors des systèmes alimentaires au sens strict (comme le dérèglement du climat et la dégradation de l’environnement) qui provoquent des inégalités systémiques plus générales, qu’elles soient sociales, économiques ou environnementales.

  6. Les moteurs liés à l’économie et au marché ont fondamentalement transformé les systèmes alimentaires en façonnant les flux de marchandises et financiers, avec des implications sur les inégalités dans la capacité de prise de décision et d’appropriation. Les régimes alimentaires ont changé, souvent en direction d’une généralisation des modes d’alimentation occidentaux entraînant surpoids et obésité même dans les parties les plus pauvres et les plus marginales de la société.

  7. Les politiques ont davantage aggravé les inégalités plutôt que de les réduire, et les conflits ont contribué à leur faire atteindre des niveaux particulièrement dramatiques.




Sur la base de ces conclusions, le rapport avance une série de propositions d’actions prioritaires, dont :

  1. Des politiques et programmes adaptés au contexte, centrés sur l’agencéité1, cherchant à éliminer des normes inéquitables et s’attaquant aux déséquilibres de pouvoir2.

  2. Dans le domaine de la production, les actions comprennent (i) celles rendant plus égal l’accès à la terre, aux forêts, à l’élevage et à la pêche, (ii) l’application de principes agroécologiques, (iii) l’établissement d’organisations inclusives de producteurs, et (iv) des investissements favorables à l’équité dans « la recherche et d’autres investissements publics ».

  3. Dans les filières alimentaires, les actions englobent des approches inclusives, des mesures de protection des travailleurs, des approches territoriales et, encore, des investissements, notamment dans des technologies numériques et des systèmes d’information améliorés (et plus inclusifs ?).

  4. Dans la consommation, les actions incluent une planification et une gouvernance améliorées qui tiennent en compte les aspects comportementaux et une protection sociale renforcée.


La plupart de ces recommandations d’action paraissent appropriées, mais plutôt générales (et un peu fades) et insuffisamment audacieuses pour constituer un paquet assez solide et convaincant de leur capacité à inverser la tendance actuelle vers un accroissement des inégalités. Cette faiblesse relative peut probablement être largement expliquée par le fait que le langage dans lequel elles sont formulées ne reflète pas - et tempère fortement - la réalité révélée par l’analyse menée dans le rapport.


Deux exemples illustrent cette lacune.


  1. 1.Premièrement, dans le résumé, les auteurs affirment que « les moteurs liés à l’économie et au marché ont fondamentalement transformé les systèmes alimentaires en façonnant les flux de marchandises et financiers, pour consolider le pouvoir de décision et la propriété ». Cette formulation pourrait faire penser que les moteurs fondamentaux de ce qui se produit dans les systèmes alimentaires sont économiques et relatifs au marché. Or, l’analyse détaillée menée dans le Chapitre 4 montre que les politiques économiques et les marchés eux-mêmes sont le résultat d’un équilibre de pouvoir (voir par exemple l’Encadré 7, p.85), et que les politiques ne sont pas vraiment conçues par des « pays » (voir p.82) mais plutôt par des centres de pouvoirs économiques capables d’imposer leurs vues aux niveaux national et mondial. Dans ce contexte, l’origine du débat entre les partisans du marché et ceux de la souveraineté alimentaire (Encadré 8, p.88) peut être repoussée de plusieurs centaines d’années, comme l’observent des historiens décrivant l’opposition entre, d’un côté, les économistes moralistes et les organisateurs d’émeutes de survie accordant la priorité à l’alimentation et à la survie en tant que droits, et de l’autre, les économistes de marchés donnant la priorité au commerce et ne jurant que par les lois du marché alors en plein développement. Cette opposition devint particulièrement aiguë en France au moment de la Révolution [lire]. En d’autres termes, les moteurs économiques et de marché sont tout sauf « naturels, donnés ou préexistants » , comme leurs fanatiques voudraient souvent le faire croire. Plutôt, ils sont la conséquence d’un rapport de force qui les produit et les maintient en place au bénéfice de ceux qui détiennent le pouvoir et leurs acolytes, au détriment de tous les autres [lire ici et ici]. En conséquence de quoi, à moins que ce rapport de force ne soit modifié, ces moteurs resteront inchangés, de même que leurs implications en matière d’inégalités alimentaires.

  2. 2.Deuxièmement - et largement une conséquence du point précédent - si l’inégalité alimentaire doit être réduite (éliminée ?), les actions requises ne peuvent simplement être celles qui portent sur les seuls systèmes alimentaires (comme c’est le cas pour celles proposées par le rapport du Groupe d’experts), puisque les systèmes alimentaires font partie d’un système plus grand qui détermine amplement leur mode d’opération. Sinon, les recommandations ne seront fondamentalement que des souhaits bien intentionnés qui ne se concrétiseront probablement jamais. En outre, les forces à l’œuvre et autour des systèmes alimentaires résisteront à la mise en œuvre de ces actions recommandées, à moins que quelque chose ne soit fait pour provoquer un changement de l’équilibre de pouvoir plus large [lire].


En d’autres termes - cette idée ne surprendra pas le lectorat de lafaimexpliquee.org -, la solution aux inégalités alimentaire n’est pas technique, mais politique [lire, par exemple, ici ou ici].


Sur un point spécifique de l’analyse faite dans le rapport du Groupe d’experts, on pourrait vouloir compléter l’idée que ceux qui souffrent le plus de l’inégalité alimentaire sont les femmes, les travailleurs agricoles et migrants, les peuples autochtones, les travailleurs du secteur informel et les personnes handicapées. En fait, particulièrement dans les pays riches, les travailleurs pauvres et les jeunes sont de plus en plus parmi ceux qui souffrent davantage, et c’est là une conséquence de la pression accrue exercée pour maintenir les salaires bas, tout en mettant en place une sorte de protection sociale (aide alimentaire) qui cherche à rendre supportable la violence produite par le système économique [lire ici et ici]. Les mesures de protection sociales recommandées dans le rapport apparaissent alors comme un pis-aller. Elles ont pour but de panser les plaies sans tenir compte ni s’attaquer aux causes profondes du mal.


Avec un peu de recul, il apparaît que l’inégalité est un concept bien trop neutre. La réalité est plus violente et davantage faite d’exclusion. Il y a plus de 10 ans, nous avions tenté d’analyser divers mécanismes d'exclusion entraînant la faim [lire]. Il se peut que le moment soit venu de réactualiser cet article et d’élargir l’analyse afin d’examiner comment une grande partie de la population mondiale est exclue des bénéfices des richesses créées à travers le monde et précipitée dans la malnutrition (retards de croissance, émaciations, surpoids et obésité).



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Notes :


  1. 1.L’agencéité « désigne les actions qu’une personne est libre d’entreprendre et de mener à bien dans la poursuite des objectifs ou des valeurs qu’elle considère importants. L’agencéité ne se résume pas à l’accès aux ressources matérielles, dans la mesure où elle inclut l’autonomisation, à savoir la capacité des personnes à agir dans le but d’améliorer leur propre bien-être, ainsi que leur capacité à se mobiliser au sein de la société pour influer sur le contexte général, y compris en pesant dans l’élaboration des politiques ». [lire p.7]

  2. 2.Il est intéressant de noter que le rapport affirme que « Si les actions se poursuivent comme d’habitude, y compris en les amplifiant, elles sont trop lentes pour traiter l’ampleur des injustices dans les systèmes alimentaires et du changement découlant des menaces climatiques et environnementales », alors que l’on pourrait argumenter qu’en réalité, les actions habituelles ne s’attaquent pas réellement à ces questions. Au contraire, elles les aggravent.



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Pour en savoir davantage :


  1. Groupe d’experts de haut niveau, Reducing inequalities for food security and nutrition, Rome, Comité de la sécurité alimentaire mondiale, High-Level Panel of Experts, 2023 (en anglais).

  2. FAO, L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture: Moteurs et déclencheurs de transformation – Résumé, FAO Rome, 2023.

  3. Bouton, C. Les mouvements de subsistance et le problème de l’économie morale sous l’ancien régime et la Révolution française, Annales historiques de la Révolution française, 2000.



Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. L’emprise des intérêts privés sur la gouvernance mondiale de l’alimentation et ses mécanismes, 2023.

  2. Faim, aide alimentaire et pauvreté dans les pays riches (avec illustrations tirées des cas de la France et des États-Unis), 2023.

  3. Agriculture, alimentation et développement économique - La pénalisation de l’agriculture et de l’alimentation est-elle unestratégie de développement durable ? 2022.

  4. Obstacles à la transition - Pourquoi est-il si difficile de rendre notre système alimentaire plus durable et plus respectueux du climat ? 2019.

  5. Le creusement des inégalités dans le monde constitue une menace pour la stabilité sociale et politique, 2017.

  6. Opinions : Comment arrêter la machine mondiale à fabriquer des inégalités ? par J. Hickel, 2017.

  7. Le monde de demain:  l’inquiétante vision du Panel de haut niveau des éminentes personnalités sur l’Agenda pour le développement post-2015, 2014.

 

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Dernière actualisation :    juillet 2023