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5 mai 2023
L’emprise des intérêts privés sur la gouvernance mondiale de l’alimentation et ses mécanismes
Dans « La ‘transition agricole et alimentaire’ est en cours » [lire], nous analysions 9 changements se produisant dans les systèmes alimentaires, soulignant que la plupart d’entre eux aboutissent à une plus forte concentration du pouvoir économique entre les mains de grandes entreprises privées.
Un travail mené par le Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food) revient sur cette évolution pour en détailler les multiples mécanismes [lire]. Il note, en particulier, que le poids grandissant du privé dans la gouvernance mondiale de l’alimentation coïncide avec une concentration accélérée du pouvoir à l’intérieur même du secteur privé.
Cette concentration, nous le soulignions il y a peu sur lafaimexpliquee.org, s’est fait à coup de fusions et acquisitions, de contrats asymétriques, d’innovations, d’imposition de normes, et par le développement du numérique, l’appropriation de l’information et la financiarisation [lire]. Elle se traduit dans la gouvernance du système alimentaire tant par l’influence directe accrue des grandes entreprises privées que par celle des fondations [lire] et des centres de réflexion qu’elles financent.
L’analyse de l’IPES-Food distingue les mécanismes visibles et ceux qui le sont moins, utilisés par les intérêts privés pour accroître leur emprise sur la gouvernance alimentaire mondiale :
•La partie visible de l’iceberg est faite :
•d’initiatives multipartites présentées comme des structures démocratiques participatives auxquelles toutes les parties prenantes de la question alimentaire sont conviées au niveau national, régional ou mondial. Au niveau mondial, elles comprennent des initiatives telles que la Nouvelle alliance du G8 pour la sécurité alimentaire et la nutrition [lire], le mouvement SUN pour l’amélioration de la nutrition et le Sommet sur les systèmes alimentaires [lire p.2-3], notamment. Toutes sont fortement dominées par les grandes entreprises privées, en dépit de l’apparence démocratique qu’entend leur donner une communication soignée. Elles cherchent toutes à fixer le cadre dans lequel le débat sur l’alimentation se déroule ;
•de nombreux partenariats public-privé dont nous avons déjà mentionné les avantages et inconvénients, il y a quelques années [lire], et qui peuvent se nouer au niveau local aussi bien que national, régional ou mondial (voir par exemple l’Alliance mondiale pour une meilleure nutrition - GAIN - ou l’Alliance pour une révolution verte en Afrique - AGRA [lire]). Ils servent à diriger les activités dans le domaine agricole et alimentaire ;
•de multiples financements de forums sur la gouvernance alimentaire mondiale, y compris le Forum économique mondial (WEF) de Davos [lire] qui a eu un rôle central dans le Sommet sur les systèmes alimentaires et dans l’orientation du débat sur l’évolution future du système alimentaire mondial.
•La partie moins visible de l’iceberg est faite :
•de concentration et d’accumulation de richesses donnant les moyens au secteur privé d’exercer son influence ;
•de lobbying [lire] et de consanguinité entre les dirigeants des entreprises et les hauts fonctionnaires (pantouflage ou recrutement de cadres d’entreprises dans les grandes administrations). Ces phénomènes permettent notamment d’orienter les politiques et les investissements publics ;
•le modelage et le parrainage de la recherche [lire p.3 et p. 6-11] pour aligner la science et l’innovation sur les intérêts privés ;
•les dons aux partis et responsables politiques [lire ici et ici] pour faire pencher leurs décisions en faveur des intérêts privés, en particulier dans le domaine des accords commerciaux et d’investissement, mais aussi de l’aide internationale [lire] et des politiques publiques.
Ce phénomène n’est pas spécifique au secteur de l’alimentation. Ainsi, le développement des initiatives multipartites et des partenariats public-privé s’intègre dans un mouvement plus vaste dont l’effet est ressenti dans l’ensemble de l’économie.
Ce mouvement plus ample était fondé sur « le paradigme des parties prenantes », c’est-à-dire des acteurs ayant un intérêt ou des préoccupations par rapport à un sujet précis. L’idée était que le rassemblement de ces parties prenantes (définissant un multipartenariat) permettrait de discuter et de s’accorder sur un récit, un discours, des politiques et des programmes relatifs à une question donnée. Grâce à la recherche d’un consensus et à la participation de l’ensemble des parties prenantes, ces multipartenariats étaient censés formuler plus efficacement les solutions à un problème spécifique [lire en anglais].
Mais force est de constater que, dans ces multipartenariats, certaines parties prenantes sont « plus égales que les autres » et parviennent, à l’aide de compétences particulières, de ressources et de processus plus ou moins opaques, à diriger les groupes vers des solutions favorables aux entreprises. Appliqués au niveau global, ces multipartenariats minent en réalité le système multilatéral en le remplaçant progressivement par une multitude de mécanismes où le secteur privé est à la barre, avec l’aide de certains États, d’institutions internationales et de prétendus philanthropes [lire en anglais].
Dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture, on a pu observer la multiplication de tels mécanismes lors de la préparation et du déroulement du Sommet sur les systèmes alimentaires [lire ici p.5-6 et ici p.3-4].
Quand on analyse un peu plus en détail la composition des multipartenariats et le rôle qu’y jouent les divers types de participants, on se rend vite compte que tous n’ont pas le même poids. Certaines parties prenantes (souvent les populations les plus concernées qui sont mal organisées et manquent de capacité et de moyens) y jouent un rôle de figurants ou sont même carrément absentes des débats. Au cours des réunions délibératives, les discussions sont fortement dominés par les autorités et celles des parties prenantes disposant de porte-parole capables d’articuler au mieux leurs points de vue. Les autres se contentent, le plus souvent, d’écouter et de subir la discussion.
La conséquence est que les solutions avancées par ces groupes favorisent généralement les intérêts privés et reposent sur des mécanismes de marché, les solutions de nature différente étant systématiquement rejetées [lire]. Ces solutions sont habituellement acceptées au bout du compte sous la pression des autorités politiques qui promettent monts et merveilles à la population en matière d’emploi ou de services - santé et éducation, par exemple - promesses qui, la plupart du temps, ne sont guère respectées.
Le rapport de l’IPES-Food recense un certain nombre d’initiatives prises dans le cadre des Nations Unies visant à réglementer les grandes sociétés privées. Il reconnaît cependant qu’elles sont loin d’avoir apporté une solution aux questions posées par l’influence croissante de l’intérêt privé dans la gouvernance mondiale. En effet, elles sont le plus souvent non contraignantes, faites « de ‘recommandations’, ‘d’attentes’ ou de ‘conseils’ volontaires pour une ‘conduite responsable des entreprises’ » dont l’application repose sur le volontariat. Quand elles sont au moins en partie obligatoires, le contrôle de leur mise en œuvre manque de mordant et ne permet que rarement le recours à la justice pour mettre les compagnies face à leurs responsabilités [lire]. En réalité, alors que la communication des multinationales a évolué pour tenter d’améliorer leur image notamment aux yeux de leurs clients et du public en général, leur pratique n’a guère changé [lire].
Dans sa dernière partie, le rapport de l’IPES-Food tente d’imaginer une gouvernance du système alimentaire qui est dans l’intérêt public. Pour cela, il avance une série de principes (lutter contre les conflits d’intérêts, réactualiser la réglementation antitrust pour l’adapter aux conditions actuelles, contrôler plus strictement le lobbying, rediriger des ressources publiques vers des activités d’intérêt général, améliorer les modalités de participation, favoriser les actions des mouvements sociaux et des organisations populaires) avant d’en déduire une suite de mesures.
Évidemment, on peut s’attendre à ce que la perspective de la mise en œuvre de telles propositions suscite une forte résistance de la part des grandes entreprises qui ne manqueront pas de mobiliser toutes les ressources et possibilités actuellement à leur disposition et d’exploiter toutes les faiblesses du système en place pour s’assurer que rien ne change. Le défi sera de réussir à briser l’alliance existant de fait entre le secteur privé et les États et d’amener effectivement les gouvernements du côté de la masse des producteurs agricoles et des consommateurs [lire].
Tout un programme…
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Pour en savoir davantage :
•IPES-Food, Qui fait pencher la balance ? L’influence croissante des grandes entreprises dans la gouvernance des systèmes alimentaires et comment la contrer, Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables, 2023.
•Manahan, M.A. et K. Madhuresh, The Great Takeover: Mapping of Multistakeholderism in Global Governance, People’s Working Group on Multistakeholderism, 2021 (en anglais).
Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :
•Le pouvoir économique privé dans les systèmes alimentaires et ses nouvelles formes, 2022.
•Gouvernance : unis pour décider ou divisés pour subir ? 2022.
•Protection de notre santé et de notre environnement - La justice au secours de la réglementation ? 2019.
•La privatisation de l’aide au développement : intégrer davantage l’agriculture au marché mondial, 2018.
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Dernière actualisation : mai 2023