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Décembre 2022



AGRA: une métamorphose réduite à un simple maquillage*


par Timothy A. Wise**  et Jomo Kwame Sundaram***



Malgré son piètre bilan, l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) soutenue par la Fondation Gates a annoncé une nouvelle stratégie quinquennale en septembre dernier, après avoir changé son nom en abandonnant la mention « révolution verte » de son libellé.


Changer d’image sans réformer


Au lieu de tirer les leçons de son expérience et de modifier, en conséquence, son approche, la nouvelle stratégie d’AGRA [lire en anglais] ne promet rien de neuf. Sans tenir compte des faits, des critiques et des demandes et des arguments de la société civile [lire], la Fondation Gates a engagé 200 millions de dollars supplémentaires dans son nouveau plan quinquennal, portant sa contribution totale à environ 900 millions de dollars.




Plus des deux tiers du financement d’AGRA proviennent de Gates, tandis que les gouvernements africains fournissent bien davantage de subventions aux semences et engrais pour la Révolution verte, pratiquement un milliard de dollars par an [lire en anglais].


Touché par les critiques dénonçant ses mauvais résultats, AGRA a repoussé d’un an l’annonce de sa nouvelle stratégie, pendant que sa dirigeante guidait le controversé Sommet sur les systèmes alimentaires (en anglais). Par la suite, AGRA s’est mis à utiliser davantage la rhétorique des Nations Unies sur les Objectifs de développement durable.


D’où le nouveau slogan d’AGRA - « Croissance durable des systèmes alimentaires d’Afrique ». De même, le nouveau plan prétend « jeter la base d’une transformation agricole inclusive menée par des systèmes alimentaires durables ». Mais derrière ce jargon de pure forme, il y a peu de signaux d’un véritable engagement en faveur d’une agriculture durable dans le plan de 550 millions de dollars (en anglais) pour 2023-27.


Malgré des subventions gouvernementales considérables, la promotion des engrais et semences commerciales pour quelques céréales n’a pas réussi à augmenter de manière significative la productivité, les revenus, et même la sécurité alimentaire. Au lieu de remédier aux lacunes du passé, le nouveau plan continue de s’appuyer essentiellement sur la même formule, en dépit de son incapacité de « catalyser » une révolution de la productivité chez les agriculteurs africains.


La prétendue nouvelle stratégie anéantit tout espoir qu’AGRA ou la Fondation Gates admettent les effets sociaux et environnementaux nocifs de la Révolution verte en Inde, en Afrique et ailleurs. AGRA n’a apporté aucune explication sur la raison pour laquelle elle a éliminé « Révolution verte » de son nom.


Le changement de dénomination suggère qu’après 16 ans d’existence, AGRA veut se démarquer d’échecs passés, sans toutefois reconnaître son approche erronée. Récemment, des prix des engrais beaucoup plus élevés - à la suite des sanctions contre la Russie et la Biélorussie, après l’invasion de l’Ukraine - ont détérioré la situation des producteurs dépendant des intrants recommandés par AGRA.


Il est temps de changer de cap, grâce à des politiques faisant la promotion de l’agriculture écologique en diminuant par exemple l’utilisation des engrais synthétiques. Cependant, malgré son nouveau slogan, la nouvelle stratégie d’AGRA n’en a guère l’intention.


Le mois dernier, l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA) a rejeté la stratégie et a qualifié son changement de nom de « cosmétique », « un aveu d’échec » du projet de Révolution verte, et « une distraction cynique » du besoin urgent de changer de cap.


Gains et pertes de productivité


Malgré des dépenses de plus d’un milliard de dollars, les gains de productivité d’AGRA ont été modestes (en anglais), et seulement pour quelques cultures fortement subventionnées comme le maïs et le riz. Entre 2015 et 2020, les rendements céréaliers n’ont pas augmenté du tout.


Pendant ce temps, la production des cultures vivrières traditionnelles a baissé sous AGRA, le mil chutant de plus de 20 % (en anglais). Les rendements ont également diminué pour le manioc, l’arachide et des tubercules comme la patate douce. Si l’on considère un panier de cultures alimentaires de bases, les rendements n’ont cru que de 18 % en 12 ans.


Les revenus des producteurs n’ont pas progressé, surtout si l’on tient compte de l’augmentation des coûts de production. Quant à la diminution de moitié de la faim que Gates et AGRA avaient promise au départ, le nombre de personnes « gravement sous-alimentées » dans les 13 pays couverts par AGRA a augmenté de 31 % !


Une évaluation demandée par les donateurs (en anglais) a confirmé beaucoup de résultats défavorables pour les agriculteurs (en anglais). Elle a trouvé que la minorité de producteurs en ayant bénéficié était principalement faite d’hommes aisés et non de femmes auxquelles le programme était prétendument destiné.


Cela n’a pas empêché la Fondation Gates d’allouer davantage de ressources à AGRA, malgré son bilan lamentable, sa stratégie ratée et son faible système de suivi des résultats. Si l’on se fie au nouveau plan quinquennal, on peut s’attendre à une reddition des comptes encore plus déficiente.


Le plan ne fixe même pas d’objectifs mesurables de rendement, de revenu ou de sécurité alimentaire [lire en anglais]. Comme le dit l’adage : ce que vous ne mesurez pas, n’a pas de valeur pour vous. Apparemment, AGRA ne donne guère d’importance à la productivité agricole, alors qu’elle se trouve au cœur de sa stratégie.


Le mois dernier, la Fondation Rockefeller, l’autre donateur et fondateur d’AGRA, leader de la Révolution verte depuis les années 1950, a annoncé une réduction de son financement d’AGRA et une prise de recul décisive par rapport à l’approche Révolution verte [lire en anglais].


Sa contribution à AGRA soutient des initiatives de cantines scolaires et « des alternatives aux engrais et pesticides produits à partir d’énergie fossile, grâce à la promotion de pratique d’agriculture régénérative telle que la culture de haricots fixateurs d’azote ».


Le commerce aux manettes


La nouvelle stratégie d’AGRA repose sur une série de secteurs d’activité, par exemple le « Secteur d’activité d’agriculture durable » va se coordonner avec le « Secteur d’activité des systèmes semenciers » pour vendre des intrants. Des conseillers villageois privés sont censés former et donner des conseils agricoles dans le cadre d’un système commercial privatisé qui mime les services de vulgarisation gouvernementaux ou quasi gouvernementaux du passé.


L’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation a fait la promotion, avec succès, de la transmission des pratiques agroécologiques par apprentissage entre paires grâce aux Champs-écoles des producteurs après les avoir testés avec réussite. Ceci s’était produit après que des recherches montrèrent que les delphacides brunes du riz proliféraient une fois que les pesticides de la Révolution verte eurent éliminé leurs prédateurs.


La Chine a perdu un cinquième de sa récolte de riz en 2007-08 à cause de ces insectes, ce qui a déclenché une hausse des prix de ce produit relativement peu commercialisé sur le marché mondial, par rapport au volume de sa production. En cherchant de l’aide auprès de l’Institut international de recherche sur le riz, aux Philippines, une délégation chinoise trouva que son département d’entomologie avait perdu la plus grande partie de sa capacité par sous-financement [lire en anglais].


Des collaborations antérieures, associées à la Révolution verte, dans le domaine de la recherche internationale - particulièrement pour le blé, le maïs et le riz - semblent s’être effondrées, renonçant face aux intérêts privés et philanthropiques. Cette amère expérience a encouragé la Chine à renforcer ses efforts de recherche agronomiques en lui donnant une orientation plus agroécologique.


Promesses creuses ?


La nouvelle stratégie promet que « AGRA fera la promotion de la diversification des cultures au niveau des unités de production ». Mais ses conseilleurs-revendeurs ont intérêt à vendre leurs produits, plutôt que de bonnes semences locales qui ne demandent pas des achats lors de chaque saison de culture.


AGRA n’est pas en train de renforcer la résilience en soutenant la dissémination de l’agroécologie ou en réduisant la dépendance des agriculteurs aux intrants coûteux tels que les engrais fabriqués à partir d’énergie fossile ou d’autres produits agrochimiques souvent toxiques. Malgré le grand nombre d’initiatives agroécologiques africaines éprouvées, le soutien dont elles bénéficient reste modeste.


La nouvelle stratégie met l’accent sur l’irrigation, centrale à la plupart des autres Révolutions vertes, mais clairement absente de la Révolution verte africaine. Mais le plan fait un silence assourdissant sur la manière de laquelle des gouvernements à court de ressources fiscales pourraient être en mesure de fournir des infrastructures cruciales face à un stress hydrique, fiscal et causé par l’endettement, exacerbé par le réchauffement mondial.


On dit souvent que la stupidité, c’est refaire continuellement la même chose en attendant des résultats différents. Peut-être est-ce à cause de la prétention technophile qu’une innovation de prédilection surpasse tout, y compris la connaissance scientifique, les processus et les solutions agroécologiques.


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Publié initialement sur Interpress Service, le 29 novembre 2022 sous le titre « AGRA Gets Make-Up, Not Make-Over ».


**  Timothy A. Wise est conseiller principal à l’Institute for Agriculture and Trade Policy (Institut de politique agricole et commerciale) et auteur de Eating Tomorrow: Agribusiness, Family Farmers, and the Battle for the Future of Food (Manger demain : L’agribusiness, l’agriculture familiale et la bataille pour l’avenir de l’agriculture).


*** Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.



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Pour en savoir davantage :


  1. AFSA, La société civile africaine et les leaders religieux affirment que le changement de nom de la Révolution verte n’est pas une solution : nous avons besoin de l’agroécologie pour l’alimentation et l’action climatique, Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique, 2022.

  2. AGRA, AGRA’s Five-Year Strategy, Sustainably Growing Africa’s Food Systems, 2022 (en anglais).

  3. PIATA, PIATA Evaluation Report (Rapport d’évaluation d’AGRA), Partnership for Inclusive Agriculture Transformation in Africa, 2022.

  4. A. R. Mkindi et al, False Promises: The Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA), INKOTA-netzwerk and Rosa Luxemburg Stiftung, 2020 (en anglais).

  5. T.A. Wise, Failing Africa’s Farmers: An Impact Assessment of the Alliance for a Green Revolution in Africa, Global Development and Environment Institute, Tufts University, 2020 (en anglais).



Sélection d’articles sur lafaimexpliquée.org liés au sujet :


  1. Opinions : Un autre faux départ en Afrique, vendu grâce aux mythes de la Révolution verte par Timothy A. Wise et Jomo Kwame Sundaram, 2021.

  2. Opinions : La menace scientiste du Sommet sur les systèmes alimentaires par Jomo Kwame Sundaram, 2021.

  3. Opinions : Contre-révolution verte en Afrique ? par Jomo K. Sundaram, 2020.

  4. La “Nouvelle vision pour l’agriculture” du Forum de Davos est en marche… 2017.

  5. L’Union européenne enquête sur la Nouvelle alliance sur la sécurité alimentaire et la nutrition du G8, 2016.

  6. Afrique: peut-elle en finir avec la faim et devenir auto-suffisante d’ici 2025 ?, 2016.


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Dernière actualisation: décembre 2022

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