Opinions

 

Télécharger :    Faux_depart.pdf




Un autre faux départ en Afrique,

vendu grâce aux mythes de la Révolution verte*


par Timothy A. Wise**  et Jomo Kwame Sundaram***



Depuis le lancement de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), en 2006, les rendements agricoles ont à peine progressé alors que la pauvreté rurale reste endémique et qu’elle aurait augmenté davantage en l’absence d’émigration vers les villes.


Financée par les Fondations Bill et Melinda Gates et Rockefeller, AGRA avait été créée avec l’objectif de doubler les rendements et les revenus de 30 millions de familles de petits paysans et de diminuer de moitié l’insécurité alimentaire à l’horizon 2020.




Il n’y a aucun signe de progrès dans la productivité et les revenus découlant de l’utilisation des semences commerciales et des intrants agrochimiques dont AGRA fait la promotion dans les 13 pays cibles [lire en anglais]. Entre-temps, le nombre de personnes sous-alimentées vivant dans ces pays a augmenté de 30 % ! Quand allons-nous enfin apprendre ?


Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Les manifestations persistantes des agriculteurs indiens, malgré la résurgence de la COVID-19, illustrent l’héritage problématique de la Révolution verte sur le chemin d’une sécurité alimentaire durable.


Bien des études ont déjà souligné quelques mythes de la Révolution verte indienne. Rétrospectivement, ses failles et ses conséquences désastreuses auraient dû avertir les décideurs sur les probables résultats décevants de la Révolution verte en Afrique.


Les descriptions élogieuses de la Révolution verte racontent comment la dissémination à travers l’Asie, et particulièrement l’Inde, du blé et du riz nain « à haut rendement » et « à croissance rapide » a sauvé des vies, modernisé l’agriculture et « libéré la main-d’œuvre » pour des emplois non agricoles plus rémunérateurs.


Beaucoup d’études historiques récentes (en anglais) contestent les principaux succès revendiqués, y compris les prétendues augmentations généralisées des rendements, et même le nombre de vies réellement sauvées grâce à une accroissement de la production.


La dégradation de l’environnement et d’autres menaces sur la santé publique causées par les intrants chimiques toxiques utilisés sont désormais largement reconnues. Entre-temps, la gestion de l’eau est devenue un défi de plus en plus immense et incertain du fait du réchauffement climatique, et d’autres facteurs encore.


Un ersatz de Révolution verte 2.0 pour l’Afrique


Cinquante ans plus tard, la fétichisation de la technologie, et même la déification d’AGRA semblent oublier les leçons apprises en Asie, comme s’il n’y avait rien à tirer de l’expérience, de la recherche et des analyses.


Pire encore, AGRA a ignoré bien des caractéristiques essentielles de la Révolution verte indienne. Notamment, le gouvernement postcolonial indien a rapidement accru ses capacités de promouvoir le développement économique.


Peu de pays africains ont de telles capacités « développementales », et encore moins des moyens comparables. Les modestes capacités des gouvernements ont été décimées à partir des années 1980 par les programmes d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales et les « donateurs » bilatéraux.


L’ignorance des leçons de l’histoire


Le Programme de développement de l’agriculture intensive (Intensive agriculture development programme.pdf) en dix points mis en œuvre par l’Inde ne se limitait pas aux semences, aux engrais et aux pesticides. Sa Révolution verte octroyait du crédit, garantissait les prix, améliorait la commercialisation et la vulgarisation, et faisait de la planification, de l’analyse et de l’évaluation au niveau des villages.


Ces éléments et d’autres, tout aussi essentiels, manquent ou ne sont pas développés de manière appropriée dans les initiatives prises par AGRA. Les promoteurs de l’ersatz de Révolution verte 2.0 en l’Afrique ont ignoré dans une large mesure de tels besoins.


Au lieu de cela, l’initiative technophile AGRA c’est amouraché d’innovations techniques récentes sans prendre suffisamment en compte les connaissances locales et ancestrales, la science et la technologie et même les infrastructures de base.


Une tragédie virant à la farce


Sans surprise, la Révolution verte africaine a reproduit beaucoup des problèmes identifiés en Inde :


    1. Comme en Inde, la productivité des cultures vivrières n’a pas augmenté significativement plus vite, en dépit des investissements coûteux effectués dans les technologies de la Révolution verte. Les taux de croissance de la productivité sont restés bien en deçà des taux de croissance de la population.


    1. Les modestes succès rencontrés dans une culture prioritaire (le blé au Penjab, en Inde, ou le maïs en Afrique) ont été obtenus au prix d’une augmentation durable de la productivité des autres cultures.


    1. La diversité des cultures et du régime alimentaire a été réduite, ce qui a nui à la durabilité de l’agriculture, à la nutrition, à la santé et au bien-être.


    1. Les subventions et autres incitations ont eu comme conséquence une plus grande allocation des terres aux cultures prioritaires et pas simplement une intensification, ce qui a eu un impact négatif sur l’utilisation de la terre et sur la nutrition.


    1. La santé des sols et leur fertilité ont souffert d’un épuisement en éléments nutritifs du fait de la monoculture de la plante prioritaire, ce qui a entraîné la nécessité d’acheter davantage d’engrais inorganiques.


    1. Le supplément de coût des intrants agricoles dépasse souvent les revenus additionnels provenant d’accroissements modestes des rendements reposant sur le recours à de nouvelles semences et substances chimiques, ce qui a contribué à augmenter la dette des agriculteurs.


Des sentiers non empruntés


AGRA et les autres promoteurs de la Révolution verte africaine ont eu 14 ans et des milliards de dollars pour démontrer que l’agriculture forte utilisatrice d’intrants agricoles peut améliorer la productivité, les revenus nets et la sécurité alimentaire. De toute évidence, ils ont échoué.


Les Africains - agriculteurs, consommateurs et gouvernements - ont beaucoup de raisons d’être prudents, surtout en considérant le bilan d’AGRA après quinze ans. L’expérience indienne et les manifestations paysannes en Inde devraient encore augmenter leur vigilance.


Vendre la Révolution verte africaine en tant qu’innovation demandant une inévitable «  destruction créatrice » est une tromperie grossière. Au contraire, bien des initiatives agroécologiques que les technophiles dénoncent comme rétrogrades, apportent de la science et des techniques de pointe aux paysans en produisant des résultats impressionnants.


Une enquête de l’Université de l’Essex (en anglais) portant sur presque 300 grands projets d’agriculture écologique dans plus de 50 pays rapporte une augmentation moyenne de 79 % de la productivité, avec une diminution des coûts et des revenus plus élevés.


Publiés au moment où AGRA était lancé, ces résultats dépassent de loin, à ce jour, ceux de la Révolution verte. Ils nous rappellent malheureusement ce que coûtent les sentiers que l’on n’a pas empruntés du fait du dogme technophile bien financé.


------------------------


Publié initialement sur Interpress Service, le 20 avril 2021 sous le titre « Another False Start in Africa Sold with Green Revolution Myths » sur http://www.ipsnews.net/2021/04/another-false-start-africa-sold-green-revolution-myths/


**  Timothy A. Wise est conseiller principal à l’Institute for Agriculture and Trade Policy (Institut de politique agricole et commerciale) et auteur de Eating Tomorrow: Agribusiness, Family Farmers, and the Battle for the Future of Food (Manger demain : L’agribusiness, l’agriculture familiale et la bataille pour l’avenir de l’agriculture).


*** Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.



—————————————

Pour en savoir davantage :


  1. -A. R. Mkindi et al, False Promises: The Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA), INKOTA-netzwerk and Rosa Luxemburg Stiftung, 2020 (en anglais).

  2. -T.A. Wise, Failing Africa’s Farmers: An Impact Assessment of the Alliance for a Green Revolution in Africa, Global Development and Environment Institute, Tufts University, 2020 (en anglais).

  3. -G.D. Stone, Commentary: New histories of the Indian Green Revolution, The Geographical Journal 2019 (en anglais).

  4. -J.N. Pretty et al., Resource-Conserving Agriculture Increases Yields in Developing Countries, Environmental Science & Technology 2006, 40, 4, 1114–1119, 2005 (en anglais).

  5. -R. Dumont, L'Afrique noire est mal partie, Seuil, 1962.


Sélection d’articles sur lafaimexpliquée.org liés au sujet :


  1. Opinion : Repenser l’alimentation et l’agriculture – Nouvelles pistes une revue par Andrew MacMillan, 2021.

  2. Manifestations paysannes en Inde : paysans pauvres contre champion du libéralisme ? 2021.

  3. Systèmes alimentaires durables : 2021 pourrait être une année charnière pour l’alimentation… ou pas, 2020.

  4. Opinion : Contre-révolution verte en Afrique ? par Jomo K. Sundaram, 2020.

  5. La “Nouvelle vision pour l’agriculture” du Forum de Davos est en marche… 2017.

  6. L’Union européenne enquête sur la Nouvelle alliance sur la sécurité alimentaire et la nutrition du G8, 2016.

  7. Afrique: peut-elle en finir avec la faim et devenir auto-suffisante d’ici 2025 ?, 2016.

  8. Sept principes pour en finir durablement avec la faim, 2013.


ainsi que de nombreux articles classés dans notre catégorie « Afrique »

 

Dernière actualisation: avril 2021

  1. Retour vers Opinions

Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com