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10 décembre 2020



Systèmes alimentaires durables : 2021 pourrait être une année charnière pour l’alimentation… ou pas



En 75 ans, notre conception de la question alimentaire a énormément évolué


En 75 ans, notre conception de la question alimentaire s’est progressivement affinée et ajustée sous la pression des événements.


À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde a dû faire face à un immense défi : nourrir une population en croissance rapide dans des pays dévastés et désorganisés par le conflit. La question alimentaire fut alors perçue sous son angle productiviste : il fallait produire, produire à tout prix suffisamment pour satisfaire une demande en augmentation exponentielle tout en contribuant au développement économique dans son ensemble. La solution à cette gageure fut de mettre en œuvre un modèle agricole productiviste qui avait l’avantage de créer des opportunités économiques pour les autres secteurs, ceux de l’industrie chimique et de la construction, notamment. Ce modèle reposait sur l’utilisation intensive d’engrais et de pesticides de synthèses vendus par l’industrie chimique, il avait recours aux semences améliorées (bientôt les semences hybrides

proposées par les industriels). Il nécessitait également l’édification d’infrastructures (routes, systèmes d’irrigation, silos, etc.) et le développement du commerce. La FAO, créée à Québec, le 16 octobre 1945, quelques jours avant les Nations Unies, fut chargée, au niveau mondial, de prendre la tête du mouvement de lutte contre la faim et d’appuyer ses États membres.




Il fallut attendre les années 1970 pour comprendre que la question alimentaire n’était pas qu’une affaire de production et d’augmentation des rendements par l’intensification. La grande famine du Bengale de 1943 analysée par Amartya Sen et celles des décennies suivantes démontrèrent que la faim n’était pas seulement problème de production, puisque beaucoup de personnes ne mangeaient pas à leur faim dans des situations où suffisamment de nourriture était disponible, simplement parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’avoir accès à la nourriture [lire]. Ce fut aussi la période pendant laquelle on a vu un développement et une mobilisation progressive des organisations de la société civile et du secteur privé.


Notre appréhension de la question alimentaire devint encore plus compliquée au cours des années 1980 et 1990 avec l’ajout des dimensions de stabilité (pour prendre en compte le rôle des chocs naturels et économiques) et d’utilisation nutritionnelle. Cette évolution aboutit à la formulation du concept de sécurité alimentaire qui fut au centre du premier Sommet mondial de l’alimentation organisé par la FAO à Rome, en 1996, en parallèle duquel se tint une réunion de la société civile.


Cependant, durant cette longue période d’après guerre, le modèle de base productiviste de l’agriculture ne fut pas vraiment ajusté et encore moins remis en cause.


Au cours des années 1990, à la suite du Sommet de la terre de Rio de Janeiro de 1992, puis pendant les deux premières décennies du XXIe siècle, les préoccupations relatives à la durabilité environnementale, sociale et économique, à la qualité et la sécurité de la nourriture et au climat eurent une forte incidence sur notre façon d’envisager la question alimentaire. Elles entraînèrent une remise en cause progressive du modèle productiviste. Au sein de la FAO, par exemple, émergèrent une série d’initiatives autour de la gestion des pesticides, de produire plus avec moins, de l’agriculture biologique, de l’agroécologie et de l’agriculture « intelligente » face au climat qui explorent des alternatives au modèle basé sur une utilisation forcenée d’énergie et d’intrants proposés par l’agrochimie. Cette évolution prouvait que la FAO n’était pas un monolithe où régnait une pensée unique et qu’elle savait être à l’écoute du monde et notamment de la population dont les préoccupations par rapport à la qualité et la sécurité des aliments, à l’environnement et au climat avaient fortement augmenté.


Les acteurs menacés par cette nouvelle vision de la question alimentaire défendront farouchement leurs intérêts


Il est évident que cette nouvelle approche de la question alimentaire était vue d’un mauvais œil par les industriels de l’agrochimique et de l’agroalimentaire et par un certain nombre de grands pays exportateurs de produits agricoles. Vendre moins d’intrants chimiques, produire une alimentation de meilleure qualité et faire face à une consommation plus locale constituent autant de menaces pour leurs activités et leurs profits.




Très tôt au cours des années 1970, le secteur privé s’était organisé au niveau mondial pour peser de tout son poids dans son dialogue avec les pouvoirs publics. Afin d’être plus impliqué dans les processus mondiaux, il institutionnalisa des échanges de haut niveau dans le cadre du Forum économique mondial, connu pour les réunions annuelles tenues dans la célèbre station suisse de Davos. En parallèle, il développa également sa présence dans les organisations internationales et leurs nombreux comités techniques. Avec les ressources colossales à sa disposition, le secteur privé épaulé par de nouveaux acteurs, proches du milieu des affaires, comme les organisations pseudophilanthropiques (dont la principale, la Fondation Gates, est notamment organiquement liée au Big Data) et les divers centres de réflexion et lobbys qu’il finance, est à présent en mesure de prendre une place de plus en plus considérable dans les processus, pour les influencer, voire les piloter, y compris au cœur des États, des Nations Unies et de ses agences, afin de préserver ses positions, ses acquis et ses profits.


Le Sommet sur les systèmes alimentaires prévu en 2021 en est une illustration aussi convaincante qu’inquiétante.


En effet, la décision du Secrétaire général des Nations Unies d’organiser ce Sommet conjointement avec l’Alliance pour l’action alimentaire* (Food Action Alliance), créée sous l’égide du Forum économique mondial de Davos, est une tentative pour modifier le rapport de force et donner au secteur privé l’opportunité de saisir la direction de la réflexion globale sur le futur de l’alimentation et de l’agriculture mondiale, en marginalisant la FAO, c’est-à-dire l’organisation intergouvernementale qui a orchestré tous les Sommets mondiaux sur l’alimentation depuis le premier d’entre eux, en 1996.


Un observateur averti ne sera pas surpris de constater que ladite Alliance pour l’action alimentaire regroupe des industriels de la chimie, des organismes financiers, des institutions ou programmes internationaux ou régionaux et quelques organisations de producteurs, et qu’elle vise à mettre en œuvre la controversée Nouvelle vision pour l’agriculture du Forum économique mondial que nous avons eu l’occasion de présenter ici.


Du point de vue de la gouvernance du Sommet [lire], nous avons déjà attiré l’attention de nos lecteurs sur la nomination comme envoyée spéciale du Secrétaire général pour le Sommet, de la présidente de la très libérale Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), proche des milieux d’affaires de l’agrochimie et de l’agroindustrie, et des Fondations Gates et Rockefeller. Cette nomination a d’ailleurs provoqué de vives réactions critiques de la part de la société civile [lire]. En même temps, le rôle du directeur général de la FAO a été réduit à celui d’un simple membre (parmi beaucoup d’autres) du Comité consultatif !


L’évolution observée dans le domaine alimentaire n’est pas sans rappeler celle qu’a connue l’aide internationale au développement depuis le début de ce siècle [lire]. Dans de l’alimentation, elle est poussée à l’extrême, puisqu’on est passé de processus multilatéraux essentiellement gouvernementaux au cours des années 1950-1970, à des processus où les autres acteurs occupent une place de plus en plus importante, jusqu’à en prendre maintenant la direction. Il est évident que cette direction aura des implications sur le résultat du Sommet et l’orientation future de l’agriculture et de l’alimentation mondiales. L’un des enjeux majeurs du Sommet sera la place et le poids du Big data et des mégaentreprises numériques qui le contrôlent, dans le secteur agricole et alimentaire de demain. Le scénario de numérisation de l’agriculture a d’ores et déjà commencé à se mettre en place en Afrique, par exemple, ou le Malabo Montpellier Panel, un groupe d’experts (dont certains font partie de la gouvernance du Sommet de 2021) faisant la promotion de l’agrochimie, de la mécanisation et de l’irrigation sur le continent est depuis peu devenu l’apologiste de la numérisation [lire].


Il est crucial de noter que le dispositif adopté pour l’organisation du Sommet ajoute de la confusion dans la gouvernance mondiale de l’alimentation et l’agriculture. Il crée en effet un nouveau forum, sous l’égide des Nations Unies, dans l’intention de « développer des principes pour guider les gouvernements et autres parties prenantes envisageant de mobiliser leurs systèmes alimentaires pour supporter les ODD ». Ce forum fera au moins en partie doublon et il minera les forums permanents déjà existants, notamment les organes directeurs de la FAO, tout particulièrement le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA). La comparaison que nous avions faite entre l’Humanité et un bateau ivre, il y a plus de 7 ans, reste plus que jamais pertinente ! [lire]


Les changements observés au niveau global sont également à l’œuvre au sein des organisations internationales : le cas de la FAO


Le récent partenariat stratégique signé entre la FAO et le groupe des principaux producteurs mondiaux de pesticides en est une illustration très parlante.


Le partenariat stratégique entre la FAO et CropLife


Le 19 octobre dernier, la FAO et CropLife signaient un partenariat stratégique visant à renforcer les relations entre les deux organisations « afin de garantir des systèmes alimentaires durables et contribuer à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies ». Les domaines de coopération touchent principalement la gestion des pesticides, la gestion des ravageurs et des maladies transfrontières des plantes et le partage de données et d’informations [lire en anglais].


Le communiqué de presse de CropLife, qui groupe de grandes multinationales de l’agrochimie telles que Bayer(Monsanto), Syngenta, BASF, Corteva, FMC et Sumitomo Chemicals, ainsi que des associations œuvrant dans le champ de la biotechnologie et de la protection des végétaux, précise que « le futur de l’agriculture dépend de nouvelles technologies et d’innovations personnalisées qui soutiennent la numérisation et le progrès du secteur » [lire en anglais].




De son côté, la FAO, par son directeur général Qu Dongyu, élu en juin 2019, souligne sa volonté d’intensifier ses partenariats avec le secteur privé « en vue de l’adoption d’actions concrètes vers la transformation des systèmes alimentaires et agricoles » et « le potentiel des technologies numériques de ce point de vue ». Sur ce dernier point en particulier, il cite l’Initiative Main dans la Main de la FAO qui cible en priorité les pays les plus défavorisés et cherche à déterminer leurs possibilités de développement agricole par la mutation des systèmes alimentaires sur la base de travaux utilisant la modélisation géospatiale et des techniques analytiques avancées.


On peut penser que l’accès aux données nationales générées dans le cadre de cette Initiative pourrait représenter pour le secteur privé l’un des principaux attraits d’une coopération avec la FAO, en dehors du fait qu’il pourra également influencer le contenu des programmes et projets lancés dans les pays, et se créer des opportunités pour pénétrer de nouveaux marchés.


Des réactions critiques


Beaucoup d’observateurs et des organisations de la société civile se sont émus de voir la FAO se jeter dans les bras de l’agrochimie dont certains membres sont en train de travailler sur une nouvelle définition de la production agricole durable [lire en anglais].


Des universitaires, des scientifiques et des chercheurs ont ainsi envoyé une lettre à la FAO [lire en anglais] dans laquelle ils s’inquiètent de ce partenariat et pointent la contradiction entre une association avec les industriels de l’agrochimie et la politique déclarée de la FAO de lutte contre les effets délétères de l’utilisation des pesticides chimiques. Ils comparent l’annonce par la FAO de cet accord avec ce qui serait « l’annonce de l’OMS d’un projet commun avec Philip Morris ayant pour objectif de prévenir le cancer des poumons » ! Selon la lettre, le partenariat affaiblit aussi « le travail exemplaire fait par la FAO à ce jour pour la promotion de l’agroécologie ».


De même, 352 organisations de la société civile et des peuples indigènes originaires de 63 pays ont écrit à la FAO pour lui demander de revenir sur cette alliance, dans la mesure où les pesticides « sont responsables d’une vaste gamme de maux affectant la santé des paysans, des ouvriers agricoles et des familles rurales à travers le monde » et que ces produits « ont décimé les populations de pollinisateurs et causent des ravages sur la biodiversité et les écosystèmes fragiles ». La lettre cite nommément plusieurs produits des membres de CropLife et leurs effets connus, tels que le paraquat de Syngenta, le chlorpyrifos de Corteva, l’imidacloprid et les néonicotinoïdes de Bayer et le fipronil de BASF [lire en anglais]. Les réponses de la FAO à ces lettres sont disponibles ici.


On peut remarquer que les États membres de la FAO n’ont émis aucune objection à cet accord de partenariat qui s’inscrit d’ailleurs dans la volonté de l’Organisation de coopérer plus intensément avec le secteur privé, comme l’illustre l’approbation par le Conseil de la FAO, le 4 décembre dernier, d’une Nouvelle stratégie relative à la mobilisation du secteur privé qui a pour principe de base de travailler « à égalité » avec les entreprises [lire en anglais]. 


Compte tenu de ce qui vient d’être dit sur le contexte global, on peut interpréter le partenariat FAO-CropLife et la Nouvelle stratégie relative à la mobilisation du secteur privé comme des tentatives de la FAO de lutter contre sa marginalisation annoncée, et déjà largement manifeste.


Conclusion 


L’évolution que nous venons d’évoquer nous fait croire que 2021 pourrait, en effet, être une année charnière pour l’avenir de notre alimentation. Elle est la source de deux craintes majeures, en dépit de la présence dans les déclarations des uns et des autres de tous les « éléments de langage » indispensables à l’heure actuelle (inclusion, environnement, climat, qualité et sécurité, femmes, etc.) :


  1. La première est que, dans l’avenir, les solutions préconisées dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture ne soient pas suffisamment inclusives, notamment pour les petits producteurs agricoles et qu’elles contribuent à la mise en coupe réglée du secteur par les grandes sociétés privées. L’histoire récente a montré que les actions de « développement » proposées dans le cadre de la mise en œuvre de la Nouvelle vision pour l’agriculture du Forum économique mondial ont souvent assuré la promotion de technologies augmentant la dépendance des paysans à l’égard des entreprises en amont (intrants agricoles et équipement) et en aval (commercialisation et transformation des produits agricoles). Elles ont même, parfois, abouti à une prise de contrôle des terres et des ressources naturelles qui sont essentielles à la vie des communautés rurales [lire]. Il va sans dire qu’une telle situation entraînerait un accroissement de la pauvreté et de la faim dans les campagnes.

  2. La seconde est qu’un fossé de plus en plus grand se creuse entre les aspirations des citoyens et le résultat des instances de gouvernance de l’alimentation, ce qui ne manquerait pas de provoquer une défiance accrue de la population par rapport au « système ». Une telle situation risquerait d’engendrer de tensions pouvant favoriser des dérives politiques dont on a déjà pu observer quelques prémices au cours des dernières années (anti-multilatéralisme, illibéralisme, extrémismes divers y compris le repli communautaire de marginaux antisystèmes).


On ne peut que souhaiter que les débats qui se tiendront lors du Sommet de 2021 aboutissent à des recommandations qui soient authentiquement favorables à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies.


Pour nous, à lafaimexpliquee.org, une réaffirmation d’un engagement de tous à respecter un concept de sécurité alimentaire complété d’une cinquième dimension, celle de la durabilité, nous paraît un préalable pour ancrer la réflexion sur l’avenir de notre alimentation dans l’expérience acquise au cours des 75 années qui se sont déroulées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.




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* L’Alliance regroupe des industriels tels Bayer(Monsanto) et Royal DSM (chimie), la Confédération de l’industrie indienne (CII) qui a joué un rôle clé dans la libéralisation de la politique économique indienne (membres les plus connus : Tata Steel, Bajaj Finserv, Mahindra Bank ; fortement dominée par la finance), Rabobank, les programmes GROW créés par le Forum (Afrique, Asie, Inde et Amérique Latine), AGRA (soutenu notamment par la Fondation Gates), la Banque Africaine de Développement, des organisations ou programmes internationaux ou régionaux (FAO, FIDA, GEF, IDH, CIAT, IICA et WWF, etc.) et quelques organisations de producteurs (l’Organisation des producteurs agricoles indiens BKS en Inde, World Farmers' Organisation, par exemple).



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Pour en savoir davantage :


  1. FAO, La FAO et CropLife International renforcent leur détermination à promouvoir la transformation des systèmes agroalimentaires, Communiqué de presse, 2020.

  2. ETC group, The Next Agribusiness Takeover: Multilateral Food Agencies, 2020 (en anglais).


Sites web :

  1. Nations Unies, Sommet sur les systèmes alimentaires 2021.

  2. Food Action Alliance, World Economic Forum, Davos (en anglais).



Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Opinion: Contre-révolution verte en Afrique ? par Jomo Kwame Sundaram, 2020

  2. Sécurité alimentaire et durabilité : faut-il rajouter une dimension de durabilité à la sécurité alimentaire ? 2020.

  3. La numérisation de l’agriculture en Afrique risque d’accroître l’exclusion et les inégalités, 2019.

  4. Le « Big Data » est-il en train de révolutionner notre système alimentaire ? 2018.

  5. La privatisation de l’aide au développement : intégrer davantage l’agriculture au marché mondial, 2018.

  6. La “Nouvelle vision pour l’agriculture” du Forum de Davos est en marche… 2017.

  7. L’Union européenne enquête sur la Nouvelle alliance sur la sécurité alimentaire et la nutrition du G8, 2016.

  8. À mille jours de l’échéance de l’OMD sur la faim: l’Humanité sur un bateau ivre, 2013.

  9. Sept principes pour en finir durablement avec la faim, 2013.

 

Dernière actualisation :    décembre 2020

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