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21 octobre 2023
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Quatre idées reçues (et fausses) sur les migrations…
Il y a 5 ans, un de nos articles présentait brièvement « Ce qu’il faut savoir (au minimum) sur les migrations… » [lire].
En 2023, nous aimerions montrer que quatre idées reçues, répétées partout à longueur d’année, sont fausses et archifausses, et qu’elles biaisent le débat autour des migrations.
Première idée : Les pays riches sont menacés par une migration massive de la misère du monde
En 1989, le Premier ministre Michel Rocard affirmait devant l’Assemblée nationale « même si comme vous je le regrette, notre pays ne peut accueillir et soulager toute la misère du monde, il nous faut prendre les moyens que cela implique » [lire]. Cette formule a été reprise à l’envie en France pour étayer la thèse que tous les miséreux du monde allaient envahir les pays riches et notamment la France.
Mais qu’en est-il réellement des mouvements migratoires dans le monde ?
Il est clair que les flux migratoires internationaux sont en rapide augmentation, comme en témoigne le dernier « État de la migration dans le monde (2022) » [lire] de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Le nombre de migrants dans le monde a ainsi plus que triplé, passant de près de 85 millions de personnes à plus de 280 millions de personnes en 50 ans (Tableau 1).
Tableau 1 - Migrants internationaux1 (1970-2020)
Source : OIM, 2021
À ces chiffres des migrations internationales, il faudrait ajouter ceux relatifs aux migrations internes, bien supérieures encore selon les chercheurs2, notamment celles résultant de l’exode rural toujours en cours dans les pays à revenus moyens et faibles. Ces migrations peuvent être extrêmement élevées. Au début du siècle, les Nations Unies affirmaient que le chiffre de 740 millions de personnes avancé alors pour les migrations internes était une très probablement sous-estimation de la réalité [lire en anglais]. En Chine, par exemple, la population urbaine est passée de 18,5 % de la population totale en 1980 à 59,58 % à la fin 2018, d’après le Bureau national des statistiques de Chine cité par Losavio [lire]. Cela correspond, au bas mot, à un mouvement de population dans le pays de plusieurs centaines de millions de personnes sur la période.
Des proportions comparables à celle des flux migratoires internationaux et nationaux se retrouvent également dans le cas des personnes déplacées. Ainsi, fin 2020, l’OIM estimait que 89,4 millions de personnes étaient en situation de déplacement, dont 55 millions de personnes à l’intérieur de leur propre pays (48 millions en raison de conflits et 7 pour cause de catastrophes) (p. 4 du rapport de l’OIM).
Paradoxalement, la plupart des recherches et des études faites portent sur les migrations internationales, celles internes aux pays étant pauvrement documentées et analysées.
Toujours selon le rapport de l’OIM, en 2020, les États-Unis étaient, de très loin, le pays destinataire où l’on trouvait le plus grand nombre de migrants internationaux (un peu plus de 50 millions de personnes), suivis de l’Allemagne et de l’Arabie Saoudite. L’Inde était le pays d’où sont partis le plus de migrants internationaux (près de 18 millions de personnes), suivie du Mexique et de la Russie (rapport de l’OIM, p.27).
Les analyses menées par Héran à partir de chiffres disponibles dans la base de données sur les migrations bilatérales (Banque mondiale) nous informent que :
•Près de 30 % des migrants internationaux, en 2015, avaient migré à l’intérieur de leur région (70 % pour l’Afrique subsaharienne3, contre seulement 1 % en Afrique du Nord) [lire p. 2].
Graphe 1 - Répartition mondiale des migrants, vers 2015, selon l’origine et la destination
(Indice de surreprésentation)
Source: Héran, Cours au collège de France, 2018 [regarder]
•L’examen de la répartition mondiale des migrants selon leur origine et leur destination entre régions, à partir de l’indice de surreprésentation4, montre que, de façon remarquablement forte, les migrants sont restés massivement à l’intérieur de leur région d’origine, avec quelques exceptions notables, en particulier celle du Maghreb dont les migrants se sont installés très largement en Europe de l’Ouest (voir Graphe 1 - zone entourée de rouge dans le coin sud-est du diagramme).
•L’analyse de la répartition mondiale des migrants en fonction de leur origine et de leur destination entre des groupes de pays organisés selon la valeur de leur Indice de développement humain (IDH)5, montre, elle aussi, que les ressortissants de pays pauvres migrent essentiellement vers d’autres pays pauvres, et que le gros des migrants dans les pays à l’IDH le plus haut (Amérique du Nord et Europe) est originaire de pays à IDH moyen ou élevé. Typiquement, les Mexicains vont vers les États-Unis, les Indiens et les Philippins vers les États-Unis et l’Europe, et les Moyen-orientaux vers l’Europe (voir Graphe 2).
Graphe 2 - Répartition mondiale des migrants selon leur origine et leur destination entre des groupes de pays organisés en fonction de l’Indice de développement humain (en millions)
Source: Héran, Cours au collège de France, 2018 [regarder]
Le Graphe 2 montre clairement que la masse des migrants se situe dans le coin « nord-est » du diagramme, c’est-à-dire que la migration s’effectue à partir de pays à IDH moyen vers des pays à IDH plus élevés, celle entre pays à IDH bas et pays à IDH élevé ne constituant qu’une part mineure des mouvements migratoires.
Héran note, avec un certain humour, les manières très différentes de présenter la « migration » et « l’expatriation » - bien qu’elles correspondent fondamentalement au même phénomène - la seconde étant qualifiée très positivement « d’aventure », « d’acquisition d’expérience » et de « découverte de nouvelles cultures »…
Il ressort donc de cette analyse que la « misère du monde », elle, migre principalement entre pays pauvres, contrairement à ce que l’on nous répète inlassablement !
En outre, il est important de remarquer que la migration vers les pays les plus riches (et lointains) est largement inabordable pour les couches de population les plus pauvres, y compris dans les pays à IDH moyen. En effet, il faut des ressources pour migrer et, de plus en plus, des niveaux d’éducation et de qualification élevés pour être accepté dans la mesure où un nombre croissant de pays adoptent une politique d’immigration choisie. Or, les ressources et l’éducation sont deux facteurs qui manquent cruellement dans les pays les plus pauvres, et encore davantage dans leurs groupes de population les plus démunis.
L’idée est donc doublement fausse !
Deuxième idée : La croissance démographique est la principale cause des migrations internationales
Les Cassandre de la migration nous assomment également de messages nous mettant en garde contre une invasion par des hordes déguenillées projetées sur nos rivages par la pression d’une démographie galopante.
C’est là une autre idée fausse, comme le montrent les analyses faites par Héran et le Graphe 3 ci-dessous.
Graphe 3 - Transition démographique et migration
(TF=Taux de fécondité =nombre d’enfants par femme)
Source : Héran, Cours au collège de France, 2018 [regarder]
En effet, le Graphe 3 montre, en réalité, que les populations des pays à forte croissance démographique migrent relativement moins que les autres et que, surtout, elles migrent plutôt vers des pays qui ressemblent au leur du point de vue démographique. Par contre, ce sont les populations des pays où la transition démographique est bien avancée et où le nombre d’enfants par femme est plus faible, qui migrent davantage.
L’exception est celle constituée par les pays où la transition démographique en est encore à son début, mais qui disposent de richesses très importantes (pays du Golfe, essentiellement, qui attirent des migrants en provenance du Pakistan et de l’Inde).
La croissance démographique n’est donc pas le moteur de la migration que certains voudraient nous faire croire.
Troisième idée : La principale cause des migrations internationales, c’est l’appel d’air constitué par les prestations sociales très généreuses proposées dans les pays de destination
En Europe, et tout spécialement en France, certains acteurs politiques ne cessent de répéter que les immigrants sont attirés par les prestations sociales très généreuses et les soins médicaux gratuits.
Or, il suffit de considérer la liste des pays qui sont les 10 plus grands destinataires des migrations internationales (rapport de l’OIM, p. 27), pour constater que parmi eux se trouvent 4 pays très bien placés qui ne sont pas particulièrement réputés pour être des paradis sociaux :
•les États-Unis (1er, plus de 50 millions de migrants) ;
•l’Arabie saoudite (3e, environ 15 millions) ;
•la Fédération de Russie (4e, un peu plus de 10 millions) ;
•les Émirats arabes unis (6e, un peu moins de 10 millions).
De ces chiffres, il est impossible de conclure que les prestations sociales sont le principal moteur de migration.
Les six autres pays parmi les 10 premières destinations sont : l’Allemagne (2e), le Royaume-Uni (5e), la France (7e), le Canada (8e), l’Australie (9e) et l’Espagne (10e).
Quatrième idée : Le développement économique des pays d’émigration est la meilleure solution pour réduire les flux migratoires
Une autre idée qui a cours dans les pays souhaitant réduire l’immigration est que le développement économique des pays d’émigration permettrait de baisser les flux migratoires.
L’idée même de la nécessité de diminuer les flux migratoires est très discutable. En général, les opposants à l’immigration les plus remontés justifient leur position par l’impératif de préserver leur identité nationale. Bizarrement, ils ne se mobilisent guère contre d’autres phénomènes, souvent bien plus efficaces que l’immigration et qui participent à la modification de notre culture en nous mettant en contact et en favorisant les échanges avec d’autres cultures : le cinéma, la littérature, la musique, internet, le tourisme, etc., sans omettre de mentionner les influenceurs vénaux de tout poil qui cherchent à changer en profondeur notre façon d’être et (surtout) de consommer…
Cette 4e idée est tout aussi fausse que les trois précédentes. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’Afrique qui, selon les promoteurs de cette idea, serait la région dont l’immigration serait la plus « dangereuse » (on peut discerner des relents de racisme dans cette position).
Deux chercheurs, Flahaux et De Haas, spécialisés dans l’étude des migrations, sont en désaccord avec les explications conventionnelles des migrations en provenance d’Afrique et les poncifs qui les accompagnent. Ils estiment que, plutôt que « poussées par la pauvreté, la violence et le sous-développement, les migrations hors d’Afrique ont pour moteur des processus de développement et de transformation sociale contribuant à l’augmentation des capacités et des aspirations des Africains à migrer ». C’est là une tendance qui, selon ces auteurs, « est appelée à se poursuivre dans l’avenir » sous l’influence d’un accès plus facile à l’information, aux médias et à la publicité « qui modifient la perception de ce qu’est une ‘bonne vie’ » [lire en anglais].
Cette thèse est très cohérente avec les données montrant que les grands flux de migration internationale se produisent entre des pays à revenu moyen et élevé vers des pays à revenu élevé, comme nous l’avons vu dans la première idée fausse traitée dans ce texte (voir en particulier le Graphe 2, ci-dessus).
Elle se fonde aussi sur le fait observé par des chercheurs cités par Flahaux et De Haas que « la plupart des Africains migrant hors du continent sont en possession de passeport valides et de visas ».
En somme, avec une meilleure éducation et plus de moyens, il devient plus aisé de migrer, de satisfaire ses ambitions et se trouver un emploi bien rémunéré dans un pays plus riche, en cessant de souffrir de la pénalité injustifiée constituée par la différence salariale existant entre un travailleur vivant dans un pays riche et celui vivant dans un pays pauvre, à qualification et productivité comparable [lire p.2 à 6].
L’idée que l’éducation, la formation et la croissance économique favorisent l’émigration ne devrait pas nous surprendre, à moins d’avoir la mémoire courte et d’oublier le rôle fondamental qu’ont joué ces trois moteurs dans l’exode rural dans les pays riches, notamment en Europe. Ils ont, en effet, encouragé la migration des baby-boomers et de leurs successeurs hors de la campagne et vers la ville et ses nouveaux et multiples emplois, en particulier lors des Trente Glorieuses.
L’Afrique et les Africains seraient-ils si différents pour que les mêmes causes n’aient pas les mêmes effets ? Rien ne l’indique. À condition, bien sûr, que les emplois se développent en zone urbaine, suffisamment pour créer chaque année, les millions de postes pour occuper les nouvelles générations et que l’enrichissement de la société locale permette d’améliorer encore la qualification des actifs. Et c’est là que, pour l’instant, les faits ne sont pas vraiment encourageants.
Le Tableau 2 résume la thèse avancée par Flahaux et De Haas sur la base de leur analyse des données disponibles.
Tableau 2 - Les déterminants de la migration
dérivés de l’analyse et de la théorie
Source : Flahaux et De Haas, 2016 (traduction lafaimexpliquee.org).
Aussi, et plus généralement, tant qu’à qualification et productivité comparables, les salaires dans les pays à revenu moyen ou bas seront inférieurs à ce qu’ils sont dans les pays riches, les migrations internationales persisteront à croître, quelque soit les politiques d’immigration adoptées.
Conclusion (provisoire)
Comme on le voit, le phénomène migratoire n’est pas simple ! Et il pose encore beaucoup de questions. Il est source d’idées fausses nombreuses et persistantes, la plupart du temps pour des raisons peu avouables.
Plus de recherches sont nécessaires sur les migrations tant internationales qu’internes. Elles fourniront les arguments indispensables pour tenter de démonter les idées fausses qui ne manquent pas de surgir dans ce domaine si sensible.
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Annexe : les moteurs de l’émigration dans la littérature conventionnelle
Le tableau suivant présente en résumé les principaux moteurs de l’émigration trouvés le plus fréquemment dans la littérature conventionnelle sur le sujet, en distinguant les moteurs de répulsion poussant au départ, et les moteurs d’attraction influençant la direction de la migration.
On constate que les moteurs diffèrent peu entre les migrations internes et internationales. Les obstacles à la migration sont nombreux. Ils sont plus difficiles à franchir dans le cas des migrations internationales comme le démontrent les drames de la migration, notamment dans la Méditerranée.
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Notes
1.La définition précise (et complexe) de ce qu’est un migrant international peut être trouvée p.371 du rapport de l’IOM.
2.Voir par exemple les travaux de Keldon [lire en anglais] qui soulignent les nombreux problèmes posés tant par les statistiques sur les migrations internationales que celles sur les migrations internes.
3.Flahaux et De Haas [lire en anglais] ont cependant trouvé que les migrations intra-africaines sont en diminution, au profit d’une émigration plus diversifiée hors de la région, notamment vers l’Europe, l’Amérique du Nord, le Moyen-Orient et l’Asie (voir Quatrième idée).
4.L’indice de surreprésentation est calculé en faisant le rapport entre la part des migrants d’une région particulière dans la population totale, divisée par la moyenne des parts de toutes les régions.
5.L’IDH est un indice composite (de valeur entre 0 et 1) par pays calculé à partir de données sur la santé et la longévité, le niveau d’éducation et le niveau de vie.
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Pour en savoir davantage :
•McAuliffe, M. et A. Triandafyllidou (éd.), État de la migration dans le monde 2022. Organisation internationale pour les migrations (OIM), Genève, 2021.
•Losavio, C., Les migrants de l’intérieur en Chine : processus de catégorisation et enjeux analytiques, Perspectives chinoises 2021/2, 2021.
•Héran, F., Pourquoi migrer ? Théories de la migration : la modélisation des causes, Collège de France, 2019.
•Héran, F., L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes, Population & Sociétés 2018/8 (N° 558), INED éditions, 2018.
•Skeldon, R., International Migration, Internal Migration, Mobility and Urbanization: Towards More Integrated Approaches, Maastricht University, 2017 (en anglais).
•Flahaux, ML. et De Haas, H., African migration: trends, patterns, drivers, Comparative Migration Studies 4, 1 2016 (en anglais).
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Dernière actualisation : octobre 2023