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20 janvier 2019



En Europe les lacunes du débat sur les migrations expliquent l’indigence des politiques mises en oeuvre


Quelles sont les causes profondes des migrations ? Dans quelle mesure le débat sur l’immigration est-il biaisé en Europe ? Les politiques européennes d’aide sont-elles une solution ou font-elles partie du problème ?


Si l’on considère le débat sur l’immigration en Europe, force est de constater qu’il porte essentiellement sur les conséquences des migrations. Les ONG se plaignent des violations des droits humains, de la souffrance et des morts occasionnées par les migrations. Selon la situation économique et politique existant dans leur pays et leur orientation idéologique, les responsables politiques européens voient les immigrants comme une source potentielle de travail bon marché pour les entreprises locales, une cause de pression vers le bas sur les salaires ou une menace sur l’identité nationale ou européenne. Ce dernier aspect, pour absurde qu’il est quand on considère le très faible pourcentage d’immigrants extracommunautaires dans la population européenne totale, est une question que les mouvements xénophobes et populistes ont su exploiter avec succès au cours de ces dernières années.




Peu est dit, dans le débat, sur les causes profondes des migrations, une raison en étant probablement que la discussion est très égocentrée et porte essentiellement sur ce qui affecte directement les sociétés européennes (voir par exemple ce qui se dit au Parlement européen, ou plus largement pour les pays riches dans le travail de l’OCDE sur les migrations). C’est là, bien sûr, la principale explication du fait que la politique européenne sur l’immigration s’occupe surtout d’empêcher l’entrée des immigrants dans l’Union, et qu’elle est si pleine d’illusions ou d’inconscience [lire].


Si jamais les causes immédiates sont prises en compte dans le débat, une distinction est faite entre les réfugiés « politiques involontaires » qui ont été obligés de fuir leur pays car leur vie était menacée - et que leurs droits politiques ont été violés - et les prétendus migrants « économiques volontaires » qui auraient « choisi » de migrer pour améliorer leurs conditions de vie. Pour cette deuxième catégorie, on évoque rarement quelles pourraient être les raisons suffisamment fortes pour faire que les personnes « choisissent » de migrer même quand elles savent qu’elles mettront leur vie en jeu. En particulier, ce n’est qu’exceptionnellement qu’il est fait mention du fait que la plupart des migrants économiques ont vu leurs droits économiques violés et leur futur menacé, par exemple, parce que leurs terres ont été accaparées [lire] et qu’on les a poussés à quitter leur village.


Selon cette façon de voir les choses, les réfugiés politiques sont généralement les « bons » migrants et les réfugiés économiques les « mauvais ». Bien entendu, seul les aveugles - ou plutôt ceux qui refusent de voir l’évidence - penseront que c’est là une distinction « incontestable » et tout à fait justifiée, bien que l’on puisse raisonnablement estimer que cette distinction est tout sauf « naturelle » et qu’elle n’est explicable que si elle est mise en relation à des objectifs spécifiques qui ne sont jamais clairement énoncés. En effet, ce point de vue considère comme acceptable une migration que si elle est causée par les agissements de gouvernements « odieux » (comme ceux en place en Syrie, en Érythrée et ailleurs), et comme inacceptable dans le cas où ses causes peuvent être relativement facilement attribuées aux conséquences d’activités menées par nos propres gouvernements, agents économiques ou intérêts. Il serait peut-être possible d’aller un peu plus loin dans l’analyse et de soutenir que nos pays ont également une part considérable de responsabilité dans l’émergence de régimes politiques « odieux », mais cela semblerait sans doute trop audacieux pour certains !


Dans un article publié (en anglais) dans Globalizations en 2018, Nora McKeon - que les lecteurs de lafaimexpliquee.org connaissent déjà bien - s’intéresse au cas spécifique des immigrants originaires d’Afrique de l’Ouest. Elle affirme avec justesse que les causes de leur migration sont « enracinées dans des décennies de politiques qui ont appauvri les économies rurales et dépossédé les petits paysans pour laisser la place à des monocultures d’exportation » et qui ont fait la promotion « d’une modernisation induite par le secteur privé ». Comme nous l’avons affirmé récemment dans un autre article, cette orientation a gagné en force et en violence au cours des quinze dernières années [lire].


En acceptant tacitement la vision dominante du monde fondée par la primauté du marché et les droits humains individuels, la société civile manque « de s’attaquer aux causes structurelles de long terme du malaise agraire qui est à la base des formes de migration actuelles en provenance d’Afrique Subsaharienne ou de révéler les contorsions logiques jetant un voile sur plus d’un siècle d’exploitation des territoires ruraux africains. »


Ne pas comprendre les causes profondes de la migration dans le contexte Africain est le meilleur moyen de persister et réutiliser constamment les mêmes vieilles recettes éculées dans le domaine de l’aide au développement [lire], ce qui entraîne nécessairement les mêmes effets en termes d’exode rural d’abord et - au moins en partie - en termes de migrations internationales. Nombreux sont les exemples de solutions proposées par les pays européens qui ne correspondent pas aux besoins ressentis par la population sur le terrain. Ainsi, le soutien apporté au développement de grands domaines sur les terres traditionnellement utilisées par les communautés rurales est une formule qui, si elle contribue éventuellement à l’augmentation à court terme de la production, dégrade la base de ressources naturelles du fait de l’utilisation de la monoculture et augmente la dépendance de marchés instables qui sont entre les mains d’un petit nombre de multinationales. En outre, ce modèle ne crée qu’un nombre très limité d’emplois pour la population locale.


McKeon cite l’exemple d’un dirigeant sénégalais qui « a refusé une proposition faite par un programme européen de coopération qui offrait de payer à son organisation villageoise une somme d’argent pour chaque migrant retournant au pays qu’ils accepteraient d’accueillir dans la communauté avec son projet d’installation individuelle » parce qu’il estimait que l’approche proposée créerait des conflits dans le village. Il pensait que « plutôt, le programme de coopération devrait soutenir directement [son] organisation pour qu’elle transforme l’agriculture sur le territoire. Quand les gens verront qu’il y a là une économie qui fonctionne, ils reviendront d’eux-mêmes ». En d’autres termes, poursuit McKeon, la solution ne se trouve pas dans « le mirage que fait miroiter l’Union Européenne de chaînes de valeurs ‘modernes’ dirigées par des investisseurs européens transformant les jeunes ruraux en entrepreneurs », mais plutôt dans le soutien à l’émergence de « systèmes alimentaires locaux, nationaux et régionaux » qui feront en sorte que « la richesse créée soit retenue et redistribuée dans les économies territoriales ».


Combattre les causes de l’émigration en Afrique n’est par conséquent pas qu’une question d’argent. Il s’agit de mettre un terme à la prolifération de programmes et de politiques qui entraînent une dépossession et déresponsabilisation de la population locale en les intégrant dans des systèmes économiques sur lesquels ils n’ont pas le moindre contrôle et qui font la promotion d’un modèle hautement individualiste contribuant à déstructurer les sociétés locales.


Plus largement, pour traiter la question migratoire, il est nécessaire de réorganiser le système économique mondial pour faire en sorte d’arrêter qu’il soit une source d’aggravation continuelle des inégalités dans le monde et qu’il permette à tous de vivre décemment là où ils sont [lire].


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Pour en savoir davantage :


  1. McKeon, N., Getting to the root causes of migration’ in West Africa – whose history, framing and agency counts?, Globalizations, 15:6, 870-885, DOI: 10.1080/14747731.2018.1503842, 2018 (en anglais).

  2. de Haas, H., European Migrations Dynamics, Drivers, and the Role of Policies, European Commission, 2018 (en anglais).

  3. Tiekstra, W., State of play in the debate on migration management in Europe: How did we get here? Clingendael Institute, The Hague, 2018 (en anglais).

  4. OECD, Perspectives des migrations internationales 2018, OECD, 2018.

  5. European Parliament, Débat sur les migrations: le véritable fossé, 2015.


Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés au sujet :


  1. Les frontières dans l’économie mondialisée - Contrôle de la main-d’œuvre, mobilité des marchandises et des capitaux, pérennité des profits et creusement des inégalités, 2018.

  2. Ce qu’il faut savoir (au minimum) sur les migrations… 2018.

  3. La privatisation de l’aide au développement : intégrer davantage l’agriculture au marché mondial, 2018.

  4. Sommet de La Valette sur les migrations : 1,8 milliards d’euros pour l’Afrique en vue de résorber les migrations Afrique-Europe - Illusion ou inconscience ?, 2015.

 

Dernière actualisation:    janvier 2019

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