Opinions
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Décembre 2022
La double responsabilité des pays riches
dans les émissions de gaz à effet de serre*
par Hezri A. Adnan** et Jomo Kwame Sundaram***
Les flux naturels ne respectent pas les frontières nationales. L’atmosphère et les océans les traversent sans difficulté, de même que les gaz à effet de serre (GES) et les autres liquides, y compris les polluants.
Malgré cela, dans les forums internationaux, les stratégies s’attaquant au changement climatique et à ses conséquences restent pour la plupart nationales. Les émissions de GES - typiquement mesurés en équivalent CO2 - constituent la base sur laquelle ces engagements d’action sur le climat sont évalués.
Évaluer la responsabilité nationale
Jayati Ghosh, Shouvik Chakraborty et Debamanyu Das ont examiné de manière critique la méthode d’évaluation des responsabilités nationales en matière de climat [lire en anglais]. La procédure standard - utilisée par la Convention-cadre sur les changements climatiques (CCCC) des Nations Unies - mesure les émissions de GES par les activités menées à l’intérieur des frontières des pays.
Cette approche attribue les rejets de GES à l’État où les biens sont produits. Une telle comptabilité carbone concentre la responsabilité du réchauffement climatique sur les nouvelles nations en voie d’industrialisation. Elle ignore par qui et où ces produits sont consommés, en plus de détourner notre attention de ceux qui sont les plus responsables des émissions passées.
De la sorte, l’attention s’est portée sur les principaux émetteurs nationaux. La Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie, l’Afrique du Sud et d’autres grandes économies en développement - surtout des pays venus tardivement à l’industrialisation - sont devenus les nouveaux méchants du climat.
La Chine, les États-Unis et l’Inde sont à présent les trois émetteurs les plus importants de GES en termes absolus, et représentent à eux trois plus de la moitié du total. Du fait de leur expansion économique plus soutenue lors des dernières décennies, la Chine et l’Inde ont fortement augmenté leurs émissions.
Il est indéniable que certains pays en développement ont connu de rapides accroissements de leurs rejets de GES, surtout lors d’épisodes de croissance remarquable. Pendant les deux premières décennies de ce siècle, elles ont plus que triplé en Chine, ont été multipliées par 2,7 en Inde et par 4,7 en Indonésie.
Pendant ce temps, la plupart des nations riches ont vu des augmentations plus faibles, voire même des diminutions, car elles « externalisent » les activités à forte intensité de main-d’œuvre et d’énergie vers les pays du Sud. Ainsi, pendant la même période, les émissions liées à la production ont diminué de 12 % aux États-Unis et au Japon, et de près de 22 % en Allemagne.
Masquer les inégalités
Se contenter de comparer les émissions nationales est non seulement partial, mais aussi trompeur, car les pays ont des populations, des productions et des structures économiques très différentes.
Toutefois, il est nécessaire de déterminer équitablement les responsabilités relatives au changement climatique afin d’assurer un partage équitable du fardeau d’une action climatique appropriée. La plupart des négociations et discussions sur le changement climatique se réfèrent aux chiffres du total national des émissions et du revenu, plutôt qu’à leur niveau par habitant.
Un tel éclairage masque les inégalités sous-jacentes [lire]. L’examen des volumes moyens de GES rejetés par habitant permet d’avoir une perspective plus nuancée, bien qu’il sous-estime les disparités dans le monde.
Malgré les réductions récentes, les nations riches restent les plus grosses émettrices de GES par personne. Les États-Unis et l’Australie rejettent 8 fois plus par tête que les pays en développement comme l’Inde, l’Indonésie et le Brésil.
En dépit de ses récentes augmentations d’émissions, la Chine rejette par habitant moins de la moitié que les États-Unis. Entre-temps, la croissance annuelle de ses émissions a été réduite de 9,3 % en 2002 à 0,6 % en 2012. Même The Economist a reconnu que les rejets par habitant en Chine en 2019 étaient comparables à ceux observés dans les pays occidentaux industrialisés en 1885 ! (Fig,1)
Fig.1 : PIB par habitant et émissions annuelles de GES par habitant (1850-2016)
Source: The Economist (traduit et ajouté au texte original par lafaimexpliquee.org)
télécharger le graphe: Economiste.pdf
Plusieurs avancées ont contribué aux récentes réductions des émissions des pays riches.
Ces nations peuvent mieux supporter le coût d’améliorations « favorables au climat », en changeant de sources d’énergie, laissant les combustibles fossiles les plus nocifs pour aller vers des options émettant moins de GES, tels que le gaz naturel, le nucléaire et les énergies renouvelables.
Avec la « mondialisation », des changements dans le commerce et l’investissement international ont vu beaucoup de nations riches déplacer les productions les plus émettrices de GES vers les pays en développement.
De la sorte, les économies riches ont « exporté » la production - et la responsabilité qui s’y rattache - des émissions de GES de ce qu’ils consomment. Par contre, les pays développés gagnent davantage à partir des services à forte valeur ajoutée, souvent liés à la finance, qui demandent beaucoup moins d’énergie.
Exporter les émissions pour déplacer la culpabilité
Les économies riches ont donc effectivement adopté la proposition, faite par Larry Summers quand il était économiste en chef de la Banque mondiale, d’exporter les déchets toxiques vers les pays les plus pauvres où « le coût d’opportunité » de la vie humaine était supposé le plus bas !
Sa suggestion initiale est depuis lors devenue une stratégie de développement à l’âge de la mondialisation ! Par conséquent, les industries polluantes - y compris les processus émettant des GES - ont été délocalisées - ensemble avec les industries à forte intensité de main-d’œuvre - vers les pays du Sud.
Bien que cela ne fut pas inclus dans la version définitive publiée du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), plus de 40 % des émissions des GES par les pays en développement étaient dus à la production destinée à être exportée vers les économies développées [lire en anglais].
Ces « exportations d’émissions » par les membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ont fortement augmenté à partir de 2002, après que la Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elles ont atteint un pic de 2 278 millions de tonnes, en 2006, soit 17 % des émissions découlant de la production, avant de tomber à 1 577 millions de tonnes.
Pour l’OCDE, le « bilan carbone » se calcule en déduisant l’équivalent en CO2 des émissions de GES liées aux importations de celles venant de la production, y compris les exportations. La croissance annuelle des rejets de GES provenant des exportations était 4,3 % plus élevée que pour toutes les autres émissions de production [lire en anglais].
À la suite de quoi, les États-Unis généraient 8 fois plus de GES de production par habitant que l’Inde, en 2019. Les émissions états-uniennes étaient plus du triple de celle de la Chine, bien que ce pays, le plus peuplé au monde, émette encore plus que tout autre état.
Dans la mesure où les produits dégageant de fortes émissions de GES sont de plus en plus fabriqués dans les pays en développement, les pays riches ont effectivement « exporté » leurs émissions. En consommant ces importations, les pays riches restent pourtant responsables des émissions de GES qui y sont liées.
Du changement dans l’air
Les industries émettant du carbone ont été « exportées » - délocalisées - pour que leurs produits soient importés afin d’être consommés. Mais l’approche adoptée par la CCCC pour attribuer les responsabilités relatives aux émissions de GES ne tient compte que de la production et néglige la consommation des importations.
Si donc la responsabilité des émissions de GES est également liée à la consommation, les différences de volume par habitant entre les pays du Nord et ceux du Sud sont encore plus grandes.
En revanche, l’OCDE veut distribuer les revenus des impôts des sociétés selon la consommation, et non la production. On utilise donc des critères contradictoires à la convenance des pays riches afin de façonner le discours et les règles relatives à la taxation et au climat.
Alors que les investissements intérieurs de la Chine sont devenus beaucoup « plus verts », les investissements directs étrangers privés développent des mines de charbon et des centrales à charbon à l’étranger, comme en Indonésie et au Vietnam.
Sans contrôle, ce type d’investissement direct étranger va mettre les autres pays en développement sur la pire des voies, celle de l’énergie dépendante des combustibles fossiles, imitant l’histoire des pays riches du Nord. Au contraire, un Nouveau pacte vert mondial permettrait de pousser vigoureusement les nouveaux investissements vers l’énergie renouvelable.
Cela permettrait le financement suffisant d’un développement beaucoup plus équitable tout en assurant la durabilité. Une telle approche s’attaquerait non seulement aux inégalités internes aux pays, mais également aux disparités internationales.
La Chine produit aujourd’hui plus de 70 % des panneaux photovoltaïques chaque année, mais on l’empêche de les exporter. Dans un monde plus coopératif, la production au moindre coût - plus abordable - des moyens de générer de l’énergie renouvelable serait encouragée.
Au contraire, les prix actuels élevés de l’énergie - du fait des perturbations de l’offre résultant de la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales - sont utilisés par les pays riches pour remettre en cause leurs modestes engagements à lutter contre le réchauffement mondial.
Ce retrait fait courir un risque accru au monde. Déjà, on demande à la communauté internationale d’abandonner l’augmentation maximale de la température autorisée par rapport aux niveaux préindustriels, provoquant la continuation et l’aggravation des injustes relations Nord-Sud.
Mais il y a du changement dans l’air. Subventionner et investir dans les technologies des énergies renouvelables dans les pays en développement manquant d’énergie peut leur donner la capacité de se développer tout en luttant contre le réchauffement mondial.
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Notes :
* Publié initialement sur Interpress Service, le 6 décembre 2022 sous le titre « Rich Nations Doubly Responsible for Greenhouse Gas Emissions ».
** Hezri A Adnan est professeur adjoint à la Faculté des Sciences, Université de Malaya, Kuala Lumpur.
*** Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.
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Pour en savoir davantage :
•Adnan H.A. and J. K. Sundaram, COP27 Fiddling as World Warms, Inter Press Service 2022 (en anglais).
•A. Chowdhury and J. K. Sundaram, Climate Hypocrisy Ensures Global Warming, Inter Press Service 2022 (en anglais).
Sélection d’articles sur lafaimexpliquée.org liés au sujet :
•Opinions : Injustice et défilade climatique à Glasgow par Jomo Kwame Sundaram et Anis Chowdhury, 2021.
•Le climat change,... l’alimentation et l’agriculture aussi, 2021.
•Climat : deux approches complémentaires pour mieux cerner la question des gaz à effet de serre, 2019.
Dernière actualisation: décembre 2022
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