Opinions

 

Télécharger :    Reflexions_GT_fr.pdf

Décembre 2023



Réflexions sur l’alimentation, le pouvoir, la pauvreté et la résilience,

face aux risques catastrophiques mondiaux1


par Geoff Tansey2



Nous savons que le monde est confronté à un certain nombre de risques catastrophiques pour l’humanité. Depuis ma contribution au dernier congrès TARGET, j’ai travaillé avec quelques personnes liées au Centre for the Study of Existential Risk (CESR - Centre d’étude du risque existentiel) de l’Université de Cambridge. Les risques sur lesquels ce centre se concentre englobent les dangers biologiques, tels que les pandémies ou les menaces découlant de l’usage de la biotechnologie conduisant à la libération accidentelle ou à une mauvaise utilisation intentionnelle d’organismes nuisibles. Les risques extrêmes résultant de l’activité humaine pourraient nous pousser au-delà de points de basculement qui nous mèneraient vers un effondrement soudain et catastrophique de l’écosystème ou à un emballement du changement climatique. D’autres comprennent les dangers potentiels liés au développement de l’intelligence artificielle et aux manquements de justice au niveau mondial entraînant inégalités, corruption et discrimination structurelle.


Ce que ces risques ont en commun, c’est qu’ils résultent de ce que nous, les humains, pensons du mode de fonctionnement du monde, aux histoires que nous acceptons comme façonnant nos vies, aux paradigmes qui sous-tendent les structures actuelles – économiques, sociales et politiques – qui ont mené à l’apparition de ces risques. Le petit groupe avec lequel j’ai été connecté travaille sur un projet appelé « People and Patterns » (Humains et modèles). L’accent est mis sur les discours dominants dans les domaines actuels tels que l’énergie, l’alimentation, la défense et les technologies, sur les paradigmes qui les étayent, et sur la manière dont ils se renforcent mutuellement et aggravent les dangers de catastrophe mondiale.


Assurer la résilience de nos systèmes alimentaires fait partie d’un défi plus vaste, car pour éviter que ces risques ne deviennent catastrophiques, il faut repenser radicalement notre conception et notre mode de gestion de la planète. Il s’agira de placer au centre de ce nouveau paradigme - de ses récits et de ses histoires - des considérations éthiques respectant le bien-être, l’autonomie et une justice équitable envers les personnes et toute vie sur cette planète.


Les défis des systèmes alimentaires


De nombreux appels sont lancés, aujourd’hui, en faveur d’une transformation du système alimentaire, car, de bien des manières, les systèmes alimentaires actuels sont incapables de garantir que chacun soit bien nourri en améliorant la durabilité. Comme le souligne le rapport de la FAO sur La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2023 (SOFA 2023), le fonctionnement actuel de l’économie ne prend pas en compte d’énormes coûts d’au moins 10 milliards de dollars PPA (parité de pouvoir d’achat) par an. La plupart de ces coûts cachés sont liés aux « modes d’alimentation conduisant à des maladies et à une baisse de la productivité de la main-d’œuvre ». Plus de 20 % sont faits de coûts environnementaux cachés. Le rapport recommande l’adoption d’une véritable comptabilité du coût complet.


La faim dans le monde est encore bien supérieure aux niveaux observés avant la pandémie de la COVID-19 et le monde est loin d’être sur la bonne voie pour atteindre l’objectif de développement durable de faim zéro d’ici 2030, comme l’a souligné le rapport de la FAO sur L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, 2023 (SOFI 2023). Il estime qu’entre 691 millions et 783 millions de personnes souffraient de sous-alimentation dans le monde, en 2022. En outre, 2,4 milliards de personnes ont connu une insécurité alimentaire modérée ou grave et aucun progrès n’a été réalisé dans la réduction de l’insécurité alimentaire au niveau mondial en 2022. Même aux États-Unis, rapporte le service de recherche économique du Département de l’agriculture états-unien (USDA), environ 12,8 % (17 millions) des ménages étaient en situation d’insécurité alimentaire au moins à un moment ou un autre pendant l’année 2022. Comme indiqué dans le SOFA 2023, « l’intensification des principaux moteurs de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition – les conflits, les conditions climatiques extrêmes, les ralentissements et récessions économiques et les inégalités croissantes – se manifestant souvent de manière conjuguée, ils mettent à l’épreuve nos efforts pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD). »


Mais même les personnes en situation de sécurité alimentaire n’ont pas une alimentation saine, puisque près de 3,2 milliards de personnes dans le monde n’ont pas eu les moyens de se nourrir sainement en 2020 (SOFI 2023). Une mauvaise alimentation est liée à des niveaux croissants de surpoids et d’obésité, ainsi qu’à des maladies chroniques non transmissibles comme le diabète et les maladies coronariennes.


Les systèmes alimentaires ne se limitent pas simplement à l’agriculture, et l’agriculture ne consiste pas seulement, ni même principalement, à produire des aliments. Les gens vivent de la terre ou de la mer. Ce qui a du sens pour eux, ce n’est pas de nourrir la population, et ce sont les mesures économiques et les incitations qui définissent ce qu’il est logique pour eux de faire pour gagner leur vie. C’est là ce qu’il faut changer si l’on veut que les individus et entreprises changent. Comme l’a souligné la professeure Marion Nestle dans un récent article de blog, citant un rapport de Farm Action, la plus grande partie de la superficie agricole américaine est consacrée à la production d’aliments pour le bétail et de carburants. En outre, la surface plantée avec de nombreuses cultures vivrières essentielles, aux États-Unis, notamment les pommes de terre, les patates douces, le maïs doux, les tomates, les pommes et les oranges, a diminué de 20 à 90 % par rapport aux maximums observés pendant le XXe siècle.


Choisir ce que l’on mange, si nous avons le choix, n’est pas simplement une décision individuelle indépendante, mais elle est liée à la famille, aux croyances, aux pressions des autres et, dans une large mesure, aux activités de marketing et de publicité des industries alimentaires et du commerce de détail, comme l’a montré le rapport Force Fed de la Food Foundation (Fondation pour l’alimentation) du Royaume-Uni.


La transformation du système alimentaire est devenue un nouveau mantra dont parlent aujourd’hui toutes sortes d’acteurs du système alimentaire. Cependant, il y a évidemment des visions très diverses de ce que cela signifie et de la manière d’y parvenir. La question est de savoir laquelle proposera des systèmes alimentaires résilients, durables et qui permettront à tous de bien se nourrir tout en respectant toute la vie sur cette planète ainsi que les différentes sensibilités culturelles.


Pauvreté


Beaucoup des problèmes rencontrés par les gens dans nos systèmes alimentaires ne sont pas liés à la production de nourriture, mais à la pauvreté et à la façon dont celle-ci affecte la relation entre la population et l’alimentation, comme nous l’avons constaté au Royaume-Uni, au sein de la Fabian Commission on Food and Poverty3 que j’ai présidée. La pauvreté est la cause profonde de l’insécurité alimentaire ; elle réduit la liberté d’action – de choix, d’autonomie ou de décision – des personnes et elle restreint leurs options. Donner du pouvoir aux individus, aux communautés et aux nations les plus pauvres est un élément essentiel permettant d’accroître la résilience. Mais cela ne se produira pas en suivant les tendances actuelles. Les inégalités augmentent tandis que la richesse s’accumule entre les mains d’un nombre de plus en plus limité de personnes et d’entreprises. Ces mains orientent chaque jour davantage la direction du changement et façonnent le discours dominant sur la manière de relever les défis.


Ce discours repose sur l’utilisation de la science et de la technologie pour accroître le contrôle et le pouvoir sur la nourriture et l’environnement. Il s’appuie sur une vision démodée datant du XIXe siècle, positiviste et anthropocentrique, de la domination et de la maîtrise de la nature. À mesure que notre compréhension de la science et notre capacité de manipulation du monde naturel et de tous les organismes vivants se sont développées, le pouvoir de ceux qui veulent en bénéficier pour leur profit privé plutôt que pour l’intérêt public s’est renforcé. Une approche plus moderne de la compréhension croissante de notre biosphère et de notre écologie ne chercherait pas brusquer la résolution des problèmes en remodelant les organismes vivants et en utilisant des instruments brutaux tels que les pesticides, les engrais et l’exploitation minière du sol, mais plutôt en travaillant avec les systèmes biologiques et écologiques de manière à améliorer leur viabilité et leur résilience, de maintenir la biodiversité, la diversité des communautés et en se concentrant sur des résultats nutritionnels sains pour les personnes et l’environnement.


Cette approche de la science et de la technologie est liée à un système économique drogué de croissance reposant sur une mesure biaisée du produit intérieur brut (PIB). C’est la nécessité de sortir de cette démarche qu’explore Olivier de Schutter, ancien rapporteur des Nations Unies sur le droit à l’alimentation et aujourd’hui rapporteur sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme dans « Well-Being without Growth? A New Approach to Combating Global Poverty » (Bien-être sans croissance ? Une nouvelle approche pour lutter contre la pauvreté mondiale).


Pouvoir


Comme je l’ai dit lors du Congrès de 2021, en réfléchissant aux commentaires d’un discours précédent du professeur de Schutter : « Si vous voulez discuter d’éthique, vous devez discuter de pouvoir ». Nous devons analyser qui a quel pouvoir pour façonner le récit et structurer les systèmes dans lesquels nous vivons, si nous entendons les changer de manière à ce qu’ils soient plus résilients aux chocs potentiels auxquels l’humanité est confrontée.


L’une des transformations majeures au cours des 50 dernières années a été la concentration croissante du pouvoir dans tous les secteurs de l’économie entre les mains d’un nombre toujours plus restreint d’entreprises et d’individus. Il s’agit d’une évolution naturelle du fonctionnement de notre système économique actuel, en particulier avec la financiarisation progressive de l’économie. Ces acteurs privés de plus en plus puissants influencent les politiques gouvernementales et les organisations internationales pour promulguer des règles et des lois qui maintiennent et accroissent leur pouvoir.


L’un des domaines les plus importants, mais relativement négligé, qui renforce le pouvoir de ces acteurs et qui limite les possibilités de transformation, a été l’introduction de règles plus ou moins mondiales en matière de propriété intellectuelle. Cela s’est produit grâce à l’inclusion dans l’OMC, en 1995, de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Au cours des années 2000, j’ai travaillé avec des négociateurs à l’OMC et ailleurs sur ces fictions juridiques complexes, qui affectent de vastes domaines de la vie, depuis la nourriture jusqu’à l’accès aux médicaments et au savoir. Ces règles sur les droits de propriété intellectuelle et les pressions continues pour étendre davantage ces droits mal nommés dans les accords commerciaux bilatéraux favorisent le pouvoir et le contrôle croissants des grandes entreprises qui dominent de plus en plus nos systèmes alimentaires – de la plante à la bouche.




L’impact de l’ADPIC, qui autorisait le brevetage des plantes et des animaux et exigeait une certaine forme de protection des variétés végétales dans tous les pays membres de l’OMC, sur la consolidation progressive de la structure des systèmes semenciers a été bien illustré par Phil Howard de l’Université d’État du Michigan. Ses excellents graphiques montrent comment, après l’ADPIC, les acteurs les plus importants au départ, en particulier les anciennes compagnies de l’industrie chimique, ont progressivement acquis de plus en plus de sociétés semencières, puis ont commencé à fusionner, de sorte que désormais trois grands acteurs dominent le secteur. La tendance qui se développe au milieu des années 2020 est celle de connexions croissantes entre les entreprises de semences, d’intrants et du numérique, ce qui, selon certains dirigeants de l’industrie, vise à créer une agriculture entièrement autonome.



Source: P. Howard, 2022.


Cela fait dire à Amos Stomberg et Phil Howard :

« En conséquence, de nombreuses compagnies géantes qui n’étaient auparavant pas impliquées dans la production alimentaire, comme Google, Microsoft, Amazon et Bosch, pénètrent désormais dans le secteur agricole, offrant aux agriculteurs une variété d’outils technologiques tels que des tracteurs automatiques, des satellites, l’Internet des Objets (IOT) et une myriade d’applications et de logiciels (Birner 2021). Par conséquent, les entreprises espèrent utiliser “le big data”, l’intelligence artificielle et l’automatisation tout au long de la chaîne de produits, depuis la production d’intrants, la récolte, l’emballage, le transport jusqu’à la consommation’ (Hackforth 2021 : 1). De plus, les données agricoles mobilisées permettront des niveaux de surveillance plus élevés et permettront à l’agro-industrie d’adapter les paquets publicitaires aux agriculteurs (Bronson 2022). Cela a amené à craindre que l’agriculture numérique ne fasse qu’exacerber les inégalités existantes, notamment entre pays centraux et périphériques, zones urbaines et rurales, majorités et minorités ethniques, et hommes et femmes (Birner 2021). En outre, ces tendances contribuent au verrouillage ou à une propension à rendre les systèmes agricoles industriels encore plus résistants au changement – par exemple en gonflant le coût du passage vers d’autres plateformes numériques, en orientant les utilisateurs vers des intrants plus coûteux et des opérations à plus grande échelle, ou en décourageant les producteurs de cultures autres que le maïs et le soja (Bronson 2019 ; Carolan 2020 ; Ryan 2020). »


Comme ils le soulignent aussi, cette approche est basée sur un faux récit :

« Alors que les principales entreprises agroalimentaires et les partisans de l’agriculture numérique affirment qu’une agriculture intelligente et une consolidation industrielle seront indispensables pour augmenter la quantité de nourriture nécessaire pour nourrir une population mondiale croissante, ce n’est là qu’un écran de fumée. Glenn Davis Stone, dans “The Agricultural Dilemma. How Not to Feed the World” (2022) (Le dilemme agricole. Comment ne pas nourrir le monde), analyse en détail comment les malthusiens voient les choses exactement à l’envers : le vrai problème est la surproduction due aux subventions gouvernementales massives (en particulier en faveur des industries produisant les intrants agricoles) qui ont pour conséquence un emballement de l’agriculture industrielle, et non celui de la croissance démographique. »


Les droits de propriété intellectuelle comprennent également les droits d’auteur et les marques déposées, qui renforcent le pouvoir des marques, ainsi que des brevets. Ce qu’ils font, c’est permettre au détenteur d’empêcher d’autres personnes d’utiliser, par exemple, la graine brevetée, le matériel protégé par le droit d’auteur ou la marque. La justification donnée est qu’ils sont là pour favoriser et récompenser l’innovation et la créativité, mais la réalité est, comme l’explique Peter Drahos à travers une grande partie de son travail, qu’il s’agit en vrai de privilèges de monopole, accordés par la société pour le bien social, mais qui autorisent aujourd’hui une forme de taxe privée. Ils permettent par exemple aux propriétaires de semences ou de médicaments brevetés de fixer le prix qu’ils veulent pour eux, et d’empêcher les autres d’entrer sur le marché.


En effet, le modèle d’avenir de la recherche et développement qui émerge dans le système alimentaire est celui où la recherche financée par des fonds publics ne peut être reprise et développée que par des entreprises privées qui utilisent la propriété intellectuelle pour en tirer ensuite tous les bénéfices. Cela biaise également l’orientation de la recherche et développement vers des domaines qui peuvent être privatisés plutôt que vers des innovations qui peuvent être facilement partagées, comme c’était par exemple l’objectif de la majeure partie de la recherche et de la vulgarisation agricoles visant à bénéficier aux agriculteurs pauvres.


C’est dans le secteur pharmaceutique que cette approche est le plus développée, avec des conséquences terribles, comme l’illustre notamment Nick Dearden dans son récent livre « Pharmanomics – How Big Pharm Destroys Global Health » (Pharmanomics - comment les grandes sociétés pharmaceutiques détruisent la santé mondiale). Malgré l’incroyable triomphe du développement, en un temps record, de vaccins contre la COVID-19, largement soutenu par une recherche financée par des fonds publics, les grands laboratoires pharmaceutiques ont été autorisés à détenir les brevets correspondants. Dearden affirme qu’ils ont utilisé ce pouvoir pour fixer le prix qu’ils voulaient obtenir et décider qui recevait combien de doses de vaccins, tout en réalisant en même temps d’énormes profits pour les entreprises et leurs dirigeants. Ces derniers sont encouragés par des systèmes de récompense qui placent le cours des actions au-dessus de la maximisation des résultats de santé. Ils évitent également de travailler dans des domaines moins rentables, tels que le développement d’antibiotiques et les maladies des pauvres.


Un récit similaire s’applique à l’alimentation, mais peut-être pas encore d’une manière aussi extrême. En 2009, lorsque j’ai interviewé le regretté M. S. Swaminathan, père de la Révolution verte en Inde, il a déploré qu’elle soit devenue une révolution d’avidité4 et de monoculture. Il a également expliqué qu’à son époque, il n’y avait pas de brevets et la recherche était menée pour le bien commun. Il a de même précisé comment les brevets et l’expansion des règles de propriété intellectuelle entravaient le partage des connaissances et conduisaient à mettre l’accent sur un seul type de technologie. Bien qu’il ne voyait pas de problème avec l’utilisation de la biotechnologie en médecine, le sujet prêtait davantage à controverse dans le cas de l’alimentation. Les questions clés concernent son impact, et qui la contrôlera. La révolution verte, a-t-il souligné, était un programme de bien public, mais la révolution génétique est une entreprise du secteur privé et les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas seulement scientifiques, mais aussi sociaux et éthiques. Comme l’a déclaré Antonio Guterres, secrétaire général des Nations Unies à propos de l’échec de la diffusion équitable des vaccins dans le monde, en 2021 : « C’est une condamnation morale de l’état de notre monde. C’est une obscénité. Nous avons passé l’examen scientifique. Mais nous obtenons un F en éthique. »


Dans l’utilisation de la nourriture comme arme, dans les inégalités persistantes et croissantes autour de l’insécurité alimentaire, dans l’incapacité à garantir une alimentation saine et des systèmes de production durables et respectant la biodiversité, nous récoltons également un F pour le système alimentaire. Ce n’est pas inévitable. Permettre à nos systèmes alimentaires d’être résilients face aux risques catastrophiques mondiaux, demande de réformer le système économique dans lequel ils sont intégrés, de remettre en question les relations de pouvoir qui déterminent la direction du changement et de créer une forme de gouvernance mondiale fondée sur le bien commun. Il s’agit clairement d’un projet ambitieux et à long terme, mais urgent.


Richesse


Quelles sont les contraintes pesant sur la richesse ? Elles sont peu nombreuses. Pourtant, ainsi que le disait John Woolman, quaker du XVIIIe siècle : « La richesse est accompagnée du pouvoir, par lequel les marchés et les procédures, contrairement à la justice universelle, sont soutenus ; c’est pourquoi l’oppression, exercée par la politique et l’ordre du monde, se drape du nom de justice et devient comme une graine de discorde dans l’âme » [lire en anglais]. C’est peut-être là un langage démodé, mais l’opinion reste valable. La concentration des richesses entre un nombre de plus en plus réduit de mains, bien qu’elle soit le résultat logique de notre système économique, est l’antithèse de ce qui est indispensable à la résilience des sociétés humaines à l’avenir. Il est probablement nécessaire de nommer un autre rapporteur des Nations Unies sur l’extrême richesse, et de trouver des moyens de garantir que la richesse est utilisée pour le bien commun.


Vers la fin de ma contribution au Congrès 2021, j’ai déclaré : « Nous ne pourrons jamais résoudre les problèmes de faim et de malnutrition, de durabilité ou de pauvreté en produisant simplement plus de nourriture, ni en ayant uniquement recours à la science et à la technologie. Les défis majeurs de la vie sur terre ont trait à la manière dont nous organisons nos sociétés, la nature de nos méthodes économiques et à notre capacité d’apprendre à coopérer sur la façon d’utiliser les ressources mondiales. » Cela demande une transformation mondiale des approches de nature compétitive et nationaliste actuelles et l’adoption de démarches coopératives et de partage des connaissances, demain, afin d’augmenter les chances d’être résilients face aux risques catastrophiques mondiaux auxquels nous sommes confrontés.


Il est peu probable que cette transformation soit imposée par le haut. Au contraire, toute une série d’actions ascendantes démarre, qui pourrait contribuer à sa réalisation.


Que ce soit dans le secteur pharmaceutique ou dans le secteur alimentaire, la domination des grandes entreprises et des grandes puissances progresse sans opposition. Des approches alternatives tentent d’éviter la dépendance, de générer plus d’autonomie et de diffuser plus équitablement les résultats de la recherche. Tout comme les problèmes résultant du contrôle monopolistique des médicaments par les grands laboratoires pharmaceutiques poussent de nombreux pays du Sud à créer leurs propres industries et capacités de production de vaccins, la domination actuelle des grandes entreprises alimentaires entraîne également une réaction dans les pays du Sud, notamment de la part des organisations agricoles et paysannes. Des dizaines d’organisations paysannes et autochtones se sont réunies pour former une Caravane mondiale des peuples pour l’alimentation, la terre et la justice climatique (The Global Peoples’ Caravan for Food, Land, and Climate Justice, GPC) pour contester ce qu’ils voient de la manière dont l’agenda des Nations Unies sur les systèmes alimentaires-COP28 est dominé par « de grandes sociétés transnationales qui couvrent toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement agricole, depuis la production jusqu’à la consommation et la finance ». D’autres sont pionniers de la sélection végétale participative et librement accessible et ils développent de nouvelles façons de mener leurs entreprises. Ce ne sont là que quelques-uns de ceux qui travaillent sur des activités plus décentralisées et dirigées localement pour permettre un changement plus juste et plus efficace.


En tant que produit d’un système éducatif dans un pays presque colonial et post-impérial lorsque j’étais à l’école, mais dans lequel cette vieille mentalité reste encore incrustée à bien des égards en un trop grand nombre de personnes de notre pays, il m’est difficile de voir le monde comme les autres le voient. Tout particulièrement ceux qui ont vécu le poids d’une autorité sur eux et qui ressentent les effets du pouvoir dominant actuel.




--------------------

Notes


  1. 1.Publié initialement sur Geoff Tansey blog, le 4 décembre 2023 sous le titre  « Reflections on food, power, poverty and resilience in the face of global catastrophic risks ».

  2. 2.Geoff Tansey a travaillé sur les questions alimentaires depuis le milieu des années 1970. Il organise les ressources éducatives en libre accès de Food Systems Academy (FSAc), présente plus de 150 interviews sur son blog pour le FSAc ainsi qu’un grand volume de matériel sur son propre site web. Il a été membre du Conseil d’éthique pour l’alimentation (Food Ethics Council) au Royaume-Uni de 2000 à 2021.

  3. 3.La Fabian Society est un centre de réflexion et un club politique britannique de centre gauche créé en 1884, s’inspirant de l’ingénierie sociale, une approche pragmatique et graduelle du changement [lire en anglais] (note de lafaimexpliquee.org).

  4. 4.Jeu de mots difficile à traduire : vert = green, avidité = greed (note de lafaimexpliquee.org).


———————————-

Pour en savoir davantage :


  1. Ingram P. et S. Woods, People & Patterns: Transforming the ways we think and connect when everything is at risk, Centre for the Study of Existential Risk, University of Cambridge, 2023 (en anglais).

  2. FAO, La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2023, 2023 (en anglais).

  3. FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF, Résumé de L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023. Urbanisation, transformation des systèmes agroalimentaires et accès à une alimentation saine le long du continuum rural-urbain. Rome, FAO, 2023.

  4. Strömberg, A. et P, Howard, Recent Changes in the Global Seed Industry and Digital Agriculture Industries, 2023 (en anglais).

  5. Tansey, G., From India’s green to greed to evergreen revolution – M S Swaminathen discusses a lifetime’s work, (2016) (en anglais).


Sites :

  1. Drahos. P., Understanding intellectual property (en ligne, non daté) (en anglais).

  2. The Global People’s Caravan (en ligne) (en anglais).



Sélection d’articles sur lafaimexpliquée.org liés au sujet :


  1. Énergie et alimentation, 2023.

  2. Inégalités dans les systèmes alimentaires. Est-il réaliste de croire que les systèmes alimentaires puissent devenir plus égalitaires dans une société qui ne l’est pas ? 2023.

  3. Des chiffres et des faits sur l’insécurité alimentaire et la malnutrition dans le monde - Insécurité alimentaire mondiale stable, en augmentation en Afrique - ODD hors d’atteinte 2023.

  4. La « transition agricole et alimentaire » est en cours - Neuf changements nous indiquent vers quel monde elle nous mène, 2023.

  5. Science, quelle science ? Problème ou une partie de la solution ? Quand les industriels manipulent la science à leur profit, 2023.

  6. Face aux crises complexes et intriquées, les solutions proposées par la pensée économique dominante sont inefficaces et génératrices d’inégalités - Le cas de la crise climatique, 2022.

  7. Le pouvoir économique privé dans les systèmes alimentaires et ses nouvelles formes 2022.

  8. Gouvernance : unis pour décider ou divisés pour subir ? 2022.

 

Dernière actualisation: décembre 2023

  1. Retour vers Opinions

Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com