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De l’importance de la coopération et de la solidarité

dans le combat contre la faim et la pauvreté*


par

Daniel Gustafson**



Les deux dernières années ont démontré avec éclat combien les problèmes les plus sérieux auxquels le monde fait face sont indéniablement de nature planétaire et, en même temps, posent des questions graves sur notre capacité d’affronter l’ampleur des problèmes et des injustices affligeant l’humanité.


L’extraordinaire rapidité de la mondialisation et des communications a amplifié considérablement la circulation des personnes, des biens et des connaissances autour de la Terre. Elle a créé une explosion de nouvelles interdépendances entre les individus, les nations et les régions, qui a évoluée plus vite que notre faculté de bien comprendre la totalité de leurs implications sur nos vies et nos sociétés, ou d’atténuer leurs conséquences négatives.




En plus du contexte de l’impact du changement climatique, l’exemple le plus frappant en est, bien sûr, la pandémie de la COVID-19 qui a submergé la planète entière en quelques mois. En moins de deux années, elle a déjà causé entre 10 et 20 millions de morts additionnels, saccagé les économies, accentué les inégalités; elle reste dangereuse et n’en finit pas. Elle a révélé l’impréparation et le manque de capacité des institutions mondiales et nationales de gérer les grandes pandémies, mais pointe aussi beaucoup de défis supplémentaires auxquels l’humanité doit faire face.


Elle a également entraîné une immense vague de recherche qui permettra un meilleur traitement d’autres maladies, a modifié notre manière de travailler - de même que le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement mondiales - et a bousculé nos certitudes dans de nombreux domaines. Enfin, elle a stimulé la quête de solutions nouvelles aux problèmes qui nous sont communs.


Le récent Sommet sur les systèmes alimentaires a mis en évidence une myriade de problèmes dans les systèmes alimentaires mondiaux et a suscité la discussion d’une foule de solutions utiles; cependant, il s’est montré manifestement faible sur les engagements financiers pour soutenir les investissements requis afin de transformer les systèmes alimentaires [regarder et lire en anglais]. De la même façon, la récente COP26 a fait des progrès importants en vue du ralentissement du changement climatique, mais sans aboutir pour autant à des engagements à la hauteur des besoins dans le domaine des politiques et du financement.


Cette période prête à réfléchir et c’est le moment idéal pour réexaminer la raison pour laquelle la coopération et la solidarité, mues par un sens de la responsabilité d’agir pour le bien commun, sont absolument vitales pour résoudre les problèmes mondiaux et traduire les engagements en actes. Ainsi que l’écrit le Pape François dans sa récente encyclique Fratelli Tutti, la COVID-19 « a mis à nu nos fausses certitudes. Au-delà des diverses réponses qu’ont apportées les différents pays, l’incapacité d’agir ensemble a été dévoilée… Si quelqu’un croit qu’il ne s’agirait que d’assurer un meilleur fonctionnement de ce que nous faisions auparavant, ou que le seul message [est] que nous devrions améliorer les systèmes et les règles actuelles, celui-là est dans le déni ».


Lors d’une conférence tenue au Vatican en octobre 2021, j’ai eu le privilège de parler de l’importance de la coopération et de la solidarité dans le combat contre la faim et la pauvreté, vue de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, créée en 1945. Les fondateurs de la FAO étaient des visionnaires travaillant vers l’objectif d’affranchissement de l’état de besoin, en particulier de la faim et de la pauvreté, et cherchant des actions collectives et individuelles pour progresser. Ils pensaient aussi à une certaine forme de gouvernance mondiale, dans la ligne de ce qui est mentionné dans Fratelli Tutti, qui permettrait d’éviter une autre spirale descendante. C’était là tout à fait une vision de coopération et de solidarité.


Il ne fallut pas bien longtemps, cependant, pour que la réalité reprenne le dessus et avec elle la difficulté de gérer une organisation intergouvernementale et de concilier les intérêts divergents de ses membres. Devant le rejet par certains États membres des propositions qui auraient permis à la FAO d’intervenir sur les marchés des produits alimentaires, le premier Directeur général de l’Organisation, John Boyd-Orr, remit sa démission après trois années, pour se voir attribuer le prix Nobel de la paix, quelques années plus tard.


D’énormes progrès ont eu lieu au niveau mondial depuis ce temps-là, le nombre de personnes ayant faim diminuant de 800 millions en 2005 pour varier entre 600 et 650 millions de 2014 à 2019 - mais en 2020, la pandémie a poussé entre 80 et 130 millions de personnes supplémentaires dans la faim chronique.


Dans mon discours, j’ai souligné les trois leçons que nous avons apprises sur la coopération et la solidarité en luttant contre la faim et la pauvreté.


La première leçon est que la marginalisation est au cœur de la pauvreté et de la faim. La marginalisation est la cause et pas simplement une caractéristique de la pauvreté et de la faim. Il y a un écheveau de facteurs qui mènent aux diverses formes de marginalisation et donc de pauvreté et de faim.


Joachim von Braun, l’orateur principal de la Conférence, en parlait dans son livre sur le sujet [lire en anglais], et il définissait la marginalité comme la condition d’un individu ou d’un groupe à la frange des systèmes sociaux, économiques et écologiques, ce qui les empêche d’avoir accès aux ressources, aux biens et services, limite leur liberté de choix, contraint le développement de leurs capacités et cause la pauvreté extrême. Les personnes marginalisées n’ont pas voix au chapitre et sont exclues des processus économiques créant la richesse. La définition de stratégies et programmes s’attaquant aux causes de leur marginalisation est essentielle pour avoir un impact sur la faim et la pauvreté. 


Bien que cette analyse porte principalement sur les pays en développement, la description correspond très bien aux recherches d’Anne Case et d’Angus Deaton sur l’autre extrémité du spectre de la richesse, c’est-à-dire sur la marginalisation de la classe ouvrière aux États-Unis, exclue de la croissance économique.


Case et Deaton on écrit sur les « morts de désespoir », par suicide, par maladies du foie résultant de la surconsommation d’alcool et de drogues, qu’ils ont trouvées réservées à ceux n’ayant pas de diplômes universitaires [lire en anglais]. L’impact de ces morts de désespoir a été dramatique et suffisant, en réalité, pour diminuer l’espérance de vie à la naissance de tous les Américains entre 2014 et 2017, pour la première fois depuis la pandémie de la grippe espagnole.


Leurs recherches montrent l’impact d’une économie qui s’est mise à servir de plus en plus les « bien accrédités », c’est-à-dire des gens comme nous (mais pas tous), creusant les inégalités par plus que l’argent, mais aussi par la confiance en soi, par l’espérance de vie et la cohésion sociale. Dans les mots des auteurs : « Les effets corrosifs sur ceux qui ont connu l’insuccès, qui pensent - avec de bonnes raisons - que la société est biaisée contre eux, qu’elle engendre un mélange toxique d’hybris et de ressentiment », se reflètent, entre autres, dans la polarisation politique actuelle qui touche jusqu’à la réaction face à la COVID.


La marginalisation, le manque de dignité et l’exclusion des bienfaits de la croissance économique sont au cœur de la faim et de la pauvreté et de bien d’autres éléments qui nous préoccupent, tant dans les pays riches que dans ceux qui sont pauvres.


La deuxième leçon est que, dans la réponse aux besoins créés par la faim et la pauvreté, la coopération doit aller de pair avec la solidarité, c’est-à-dire l’appréciation, l’engagement et l’écoute de ceux qui sont directement concernés. L’aide extérieure est en général effective que si les étrangers écoutent et les communautés définissent et dirigent elles-mêmes les solutions. C’est là quelque chose qui est souvent difficilement acceptable. C’est ce que le Pape François définit comme le besoin de politiques sociales non pour les pauvres, mais avec les pauvres et des pauvres.


Cela souligne aussi l’immense importance du savoir autochtone, fréquemment méconnu ou sous-estimé, qui est pertinent au niveau local autant qu’aux niveaux supérieurs. Les innovations réussies dans le domaine des politiques et programmes demandent presque toujours une coalition de personnes directement impliquées, qui produisent les innovations et s’investissent dans les solutions. Dans mon expérience avec la FAO, presque toutes les innovations vraiment bonnes ont commencé au niveau local à partir d’un groupe qui attendait de nous des conseils ou de la visibilité afin de démarrer quelque chose en vue d’une adoption plus large ou dans le domaine des politiques.


La coopération extérieure a un rôle à jouer, mais elle doit se faire dans le respect et la solidarité. Nous utilisons généralement l’expression « la coopération dans le développement » pour parler de financement, mais bien plus souvent que beaucoup ne le croient, c’est la coopération en tant que solidarité et partage d’expérience qui fait avancer les choses. C’est ce que le Pape François nomme la « culture de la rencontre ». Jamais nous n’en avons eu plus besoin qu’aujourd’hui.


La troisième leçon est que de grands progrès peuvent être faits si les divisions et les conflits entre groupes sont surmontés dans le cadre du processus de développement. L’expérience est particulièrement positive de ce point de vue quand on travaille avec des communautés divisées qui sont confrontées à des problèmes agricoles communs, et avec des groupes de femmes à propos des modes de subsistance agricoles ou pastoraux dans le contexte de conflits sur les ressources naturelles. Nous n’avons fait que commencer à explorer les opportunités qu’offre le fait de travailler en s’appuyant sur les liens reliant l’humanitaire, le développement et la paix, quand ces trois éléments sont combinés [lire en anglais].


L’inverse, malheureusement, est aussi vrai, et les divisions entre personnes créent d’énormes obstacles. Il y a des répercussions négatives considérables quand les gens voient les choses à travers un prisme de jeu à somme nulle, où ils pensent que si les autres gagnent, eux perdront. Divisions et animosités nous empêchent de trouver les solutions dont tous pourraient bénéficier. J’ai rencontré le point de vue selon lequel le « progrès » est une compétition à somme nulle, dans tous les pays où j’ai travaillé, et cela a retardé non seulement un sens de solidarité et de bien-être partagé, mais également des moyens de progresser très prosaïques.


De toute évidence, plus grand est le cercle et plus développé le sens que nous sommes tous ensemble dans cette situation, mieux c’est. Malheureusement, au niveau mondial, l’efficacité des institutions multilatérales créées pour servir le bien commun est trop souvent érodée par des rivalités et l’incapacité générale des pays membres de fournir les ressources financières pour qu’elles puissent s’acquitter de leurs mandats et assurer que les buts fixés par ces mêmes pays puissent être atteints !


Le message du Pape François dans Fratelli Tutti sur la coopération et la solidarité a une signification bien plus profonde, mais il est aussi éminemment pratique. Les solutions à nos problèmes les plus urgents, le changement climatique, la COVID-19 et la faim, pour n’en citer que trois, peuvent uniquement être trouvées de cette manière. Nous sommes tous liés, et comme le dit le Pape, « Personne ne se sauve tout seul ». Nous perdons tant d’avancées, y compris sur la faim et la pauvreté, en ne prenant pas à cœur ce message et en ne le mettant pas en œuvre.


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* Cet article a été rédigé à partir d’un discours prononcé par l’auteur lors d’une réunion du Centesimus Annus Pro Pontifice (CAPP), en octobre 2021, au Vatican.

** Dan Gustavson est Conseiller spécial du Directeur général de l’Organisation des Nations Unis pour l’alimentation et l’agriculture, et ancien Directeur général adjoint ayant également été Représentant de la FAO au Kenya, en Inde et en Amérique du Nord.



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Lectures complémentaires :


  1. Pape Francois, Fratelli Tutti (De la fraternité et l’amitié sociale), Lettre Encyclique, 2020.

  2. Anne Case and Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press, 2020.

  3. Oxfam, The humanitarian-development-peace nexus - What does it mean for multi-mandated organizations? Oxfam Discussion Papers, 2019.

  4. Joachim von Braun et Franz W. Gatzweiler (Editeurs), Marginality - Addressing the Nexus of Poverty, Exclusion and Ecology, Springer Open, 2014 (en anglais).



Sélection d’articles sur lafaimexpliquée.org liés au sujet :


  1. Opinions: La COP26 de Glasgow pourra-t-elle faire honorer les promesses trahies du financement du climat ? par Jomo Kwame Sundaram et Anis Chowdhury, 2021.

  2. Opinions: La pertinence potentielle de l’expérience du Kenya pour penser l’aide à l’Afrique par Andrew MacMillan, 2021.

  3. Opinions: Défis économiques mondiaux: le leadership analytique des Nations Unies par José Antonio Ocampo et Jomo Kwame Sundaram. 2017.

  4. Exclusion, 2013.

 

Dernière actualisation: novembre 2021

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