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L’agrobusiness est le problème, non la solution*


par Jomo Kwame Sundaram**



Pendant deux siècles, beaucoup trop de discussions sur la faim et la rareté des ressources ont été hantées par le fantôme du pasteur Thomas Malthus. Malthus annonçait que la croissance démographique épuiserait les ressources, surtout celles requises pour la production alimentaire. Selon lui, la croissance exponentielle de la population dépasserait la production de nourriture.


De nos jours, l’humanité doit faire face à des défis majeurs alors que l’on s’attend à ce que le réchauffement climatique compromette la production d’une alimentation suffisante pour une population mondiale qui atteindra 9,7 milliards d’individus en 2050. Le nouveau livre de Timothy Wise (Eating Tomorrow: Agribusiness, Family Farmers, and the Battle for the Future of Food. New Press, New York, 2019) estime que la plupart des solutions avancées à l’heure actuelle par les sommités gouvernementales et du secteur privé et de la philanthropie sont trompeuses.




Le retour du fantôme de Malthus


La crise des prix alimentaires de 2008 a souvent été associée à tort à la crise financière mondiale de 2008-2009. On a dit que le nombre de personnes affamées avait augmenté pour dépasser le milliard, alimentant une résurgence du néo-Malthusianisme.


Les défenseurs de l’agrobusiness ont encouragé ces peurs en insistant que la production alimentaire devrait doubler à l’horizon de 2050 et que l’agriculture productiviste industrielle, sous l’égide de l’agribusiness, était la seule solution.


En réalité, le monde est principalement alimenté par des centaines de millions de petits producteurs, dans ce que l’on qualifie souvent d’agriculture familiale, qui produisent plus des deux-tiers de l’alimentation des pays en développement.


Contrairement aux idées reçues, ni le manque d’alimentation ni les difficultés d’accès physique à la nourriture ne sont les causes de l’insécurité alimentaire et de la faim. Plutôt, comme le note Reuteurs, on observe « une surabondance de grains » et les stocks de surplus de céréales s’accumulent.


En attendant, des moyens déficients de production, de transformation et de stockage entraînent des pertes de l’ordre d’un tiers, en moyenne, du produit des pays en développement. On estime qu’une proportion équivalente est perdue dans les pays riches du fait de pratiques de stockage, de commercialisation et de consommation entraînant le gaspillage.


Cependant, malgré l’abondance de grains, le rapport sur L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2018 - produit par les agences des Nations Unies basées à Rome sous la direction de l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) - faisait part d’une augmentation de la faim et de la sous-alimentation chronique et de l’insécurité alimentaire grave qui concernent plus de 800 millions de personnes.


Les dirigeants politiques, philanthropiques et des entreprises privées ont promis d’aider les pays Africains et autres qui luttent pour produire davantage de nourriture en leur proposant d’améliorer leurs pratiques agricoles. De nouvelles semences et d’autres technologies moderniserait les laissés-pour-compte.


Mais produire davantage de nourriture, seul, ne donne pas la capacité de manger aux affamés. Par conséquent, l’agrobusiness et ses promoteurs philanthropes sont souvent le problème et non la solution quand il s’agit de nourrir le monde.


Eating Tomorrow traite de questions liées à ce débat : Pourquoi la production alimentaire mondiale en augmentation ne nourrit-elle pas les affamés ? Comment pouvons-nous « nourrir le monde » de la croissance démographique et de la pression insoutenable sur la terre, l’eau et les autres ressources naturelles dont les agriculteurs ont besoin pour produire la nourriture ?


Les producteurs de l’agriculture familiale manquent de pouvoir


Sur la base de cinq ans d’un solide travail de terrain en Afrique Australe, au Mexique, en Inde et dans le Mid-West des États-Unis, Wise conclut que le problème principal est une question de pouvoir. Il montre comment de puissants intérêts du monde des affaires influencent les politiques publiques agricoles et alimentaires en vue de favoriser les grandes exploitations.


Ceci se fait typiquement au détriment des agriculteurs familiaux qui produisent la plus grande partie de l’alimentation mondiale, mais cela met également les consommateurs et d’autres acteurs en danger, notamment du fait de l’utilisation de produits de l’agrochimie. Les exemples présentés par Wise non seulement montrent en détail et expliquent les nombreux problèmes auxquels les petits producteurs agricoles doivent faire face, mais ils illustrent aussi leurs réponses toujours constructives en dépit du manque de soutien, voire pire, dont ils font l’objet de la part de la majorité des gouvernements :


        1. Au Mexique, la libéralisation du commerce qui a suivi l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) de 1993 a submergé le pays de maïs et de porc bon marché et subventionnés en provenance des États-Unis, ce qui a précipité l’exode rural. Apparemment, ce processus a été activement encouragé par les producteurs transnationaux de porc qui ont employé des travailleurs mexicains sans papiers et non syndiqués prêts à travailler en étant mal payés et dans des conditions difficiles.

        2. Au Malawi, de fortes subventions gouvernementales ont encouragé les producteurs à acheter des engrais et des semences chez des entreprises américaines tels que Monsanto (maintenant la propriété de Bayer), sans que cela n’ait eu d’effet notable dans la mesure où la productivité et la sécurité alimentaire de ces producteurs ont stagné et se sont même détériorées. Entre-temps, Monsanto a pris le contrôle de la compagnie semencière nationale publique, favorisant ses semences brevetées au détriment des variétés locales productives, alors qu’un ancien dirigeant de Monsanto a corédigé la politique semencière nationale qui menace de criminaliser les paysans qui gardent, échange et vendent des semences !

        3. En Zambie, une plus grande utilisation de semences et d’engrais provenant de l’agrobusiness a triplé la production de maïs sans réduire les très hauts taux de pauvreté et de malnutrition. Simultanément, alors le gouvernement octroie des « blocs de terre » de 250 000 acres (environ 100 000 hectares) aux investisseurs étrangers, les agriculteurs familiaux se battent pour obtenir des titres de propriété pour leur terre agricole.

        4. Au Mozambique aussi, le gouvernement donne de vastes étendues agricoles à des investisseurs étrangers. En même temps, des coopératives de femmes gèrent avec succès leurs banques de semences locales.

        5. Entre-temps, l’Iowa fait la promotion de grands espaces de monoculture de maïs et de soja pour alimenter des porcs et la fabrication de bioéthanol, au lieu de « nourrir le monde ».

        6. Une grande coopérative agricole mexicaine a lancé une « révolution agroécologique », alors que l’ancien gouvernement ne cessait de tenter de légaliser le maïs transgénique controversé de Monsanto. Les agriculteurs ont, pour l’instant, bloqué le plan de Monsanto, en argumentant que le maïs OGM est une menace pour la riche diversité des variétés mexicaines de maïs.


Une grande partie des recherches faites pour le livre ont été menées en 2014-2015, quand Obama était président des États-Unis, bien que le texte commence par évoquer les événements et les politiques faisant suite à la crise des prix alimentaires de 2008, pendant de la dernière année de Bush à la Maison Blanche. Le livre raconte l’histoire de l’influence des grandes entreprises états-uniennes en faveur de politiques permettant une expansion transnationale plus agressive.


Cependant, Wise reste optimiste en soulignant que le monde peut nourrir les affamés dont beaucoup sont des agriculteurs familiaux. En dépit des défis auxquels ils doivent faire face, beaucoup de producteurs familiaux trouvent des moyens innovants et efficaces pour produire une nourriture plus abondante et meilleure. Il plaide en faveur d’un soutien des efforts faits par les paysans pour améliorer leur sol, leur production et leur bien-être.


Manger mieux


Les paysans affamés nourrissent leurs sols, sources de vie, en utilisant des pratiques plus écologiques pour gérer leurs cultures locales, au lieu d’utiliser des produits chimiques coûteux pour faire des monocultures d’exportation. Selon Wise, ils produisent davantage de nourriture de meilleure qualité et sont capables de nourrir les affamés.


Malheureusement, la plupart des gouvernements et des institutions internationales restent en faveur d’une grande agriculture industrielle utilisant une grande quantité d’intrants agricoles, négligeant des solutions plus durables proposées par les agriculteurs familiaux, ainsi que la nécessité d’améliorer le niveau de vie des paysans pauvres.


Indubitablement, beaucoup de techniques agricoles nouvelles offrent des perspectives d’amélioration du bien-être des agriculteurs, non seulement en augmentant la productivité et la production, mais aussi en limitant les coûts, en utilisant de façons plus efficaces des ressources rares et en réduisant la pénibilité du travail agricole.


Mais le monde doit reconnaître qu’il se peut que l’agriculture ne soit plus viable pour les nombreux producteurs devant affronter des contraintes de terre et d’eau, entre autres, tant qu’ils n’auront pas un meilleur accès à ces ressources. Simultanément, différents types de malnutrition affectent plus de deux milliards de personnes dans le monde et l’agriculture contribue à environ 30 % des émissions de gaz à effet de serre.


Pour avancer, il sera important d’assurer la fourniture à tous d’une alimentation abordable, saine et nourrissante, en étant attentif non seulement à la sécurité de l’alimentation et de l’eau, mais aussi aux diverses menaces de pollution. Un autre défi sera d’améliorer pour tous, de manière abordable, la diversité du régime alimentaire afin de vaincre les carences en micronutriments et les maladies non transmissibles liées à l’alimentation.


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  1. *Publié initialement sur Interpress Service, le 19 février 2019 sous le titre « Agribusiness Is the Problem, Not the Solution » http://www.ipsnews.net/2019/02/agribusiness-problem-not-solution/.


**  Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.


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Pour en savoir davantage :


  1. Timothy Wise, Eating Tomorrow: Agribusiness, Family Farmers, and the Battle for the Future of Food. New Press, New York, 2019 (en anglais).

  2. FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF, L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2018 2018.



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. La privatisation de l’aide au développement : intégrer davantage l’agriculture au marché mondial, 2018.

  2. Les mégafermes industrielles sont-elles une solution pour nourrir le monde ?, 2018.

  3. La vérité sur les crises alimentaires : la responsabilité accablante de politiques économiques désastreuses, 2012/2017.

  4. Les grands philanthropes internationaux sont-ils vraiment si philanthropes ? 2016.

  5. La faim est une question politique: elle ne pourra être vaincue sans une plus grande démocratisation, 2014.

  6. Le paradoxe des politiques agricoles et alimentaires, 2012.

 

Dernière actualisation: février 2019

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