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15 décembre 2022
Les pollinisateurs sont en diminution rapide - Au lieu de les protéger, certains s’activent (et investissent) pour les remplacer
Alors qu’à Montréal, au Canada, la COP15 sur la biodiversité travaille à l’élaboration d’un plan d’action mondial pour éviter la 6e extinction de masse, il nous a paru important de revenir sur un sujet que nous avons déjà été amenés à traiter dans le passé [lire ici, et ici p.11], à savoir la pollinisation par les insectes, et plus particulièrement par les emblématiques abeilles.
Comme nous le verrons, la manière d’aborder la question de la préservation de la biodiversité est, lui aussi, emblématique du comportement de nos sociétés. Plutôt que de remettre en question un système alimentaire mondial guidé par le profit et dont les effets délétères économiques, sociaux et environnementaux sapent la durabilité, elles aggravent la situation en « résolvant » les problèmes à l’aide de « solutions » absurdes dont les impacts négatifs et les risques peuvent facilement être anticipés.
C’est un peu comme si l’humanité, au lieu d’utiliser ses ressources pour régler ses difficultés sur Terre, décidait d’employer ses capacités intellectuelles, technologiques et financières pour s’engager dans le projet extravagant visant à rendre viable une planète B aussi inhospitalière que Mars. (Cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ou quelqu’un ?) C’est comme si l’on mettait en œuvre la folle entreprise que Frank J. Tipler proposait à l’humanité au milieu des années 1995 et qui revenait à consommer la matière constituant la Terre pour en tirer l’énergie nécessaire pour partir à la conquête de l’univers et de l’immortalité1 !
L’importance des insectes pollinisateurs
La pollinisation par les insectes concerne 90 % des espèces de plantes à fleurs dans le monde et 84 % des plantes cultivées en Europe.
Parmi les milliers d’insectes pollinisateurs, les abeilles sont les plus connues. Mais d’autres insectes (fourmis, guêpes, papillons, coléoptères tels que les hannetons, ou encore les mouches, moustiques et moucherons) jouent aussi un rôle important dans la pollinisation [lire]. Par ailleurs, d’autres animaux comme certains oiseaux et les chauves-souris sont également des pollinisateurs d’importance.
Les insectes pollinisateurs ont une fonction essentielle dans la production de la nourriture humaine. En France, une étude menée par le ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer au milieu des années 2010 avance que 72 % des espèces cultivées pour l’alimentation humaine dépendaient de l’action des insectes pollinisateurs [lire]. Au niveau mondial, on estime que les pollinisateurs sont responsables d’environ 35 % de la production alimentaire, contribuant à une augmentation d’approximativement 75 % des rendements des cultures les plus importantes [lire].
La diminution des insectes pollinisateurs
Cette diminution est un phénomène mondial qui découle d’une baisse accélérée des insectes décrite dans une série d’études établissant, par exemple, la chute jusqu’à 75 % de la biomasse d’insectes dans les zones protégées d’Allemagne et dans les forêts de Porto Rico, la baisse de plus de 50 % des vols d’insectes au-dessus de grands lacs américains et une réduction par jusqu’à 55 % des insectes pollinisateurs en Grande-Bretagne.
Malheureusement, les chiffres sur l’état des populations d’insectes sont très incomplets et manquent notamment pour beaucoup de régions dans le monde. Certaines recherches montrent également que cette évolution est un phénomène complexe et frappant différemment les espèces, certaines pouvant même être en augmentation dans certains endroits [lire].
D’une façon générale, la présence des pollinisateurs dépend de deux principaux facteurs : la disponibilité de zones pouvant leur servir d’habitat et celle de nourriture appropriée. Ces deux facteurs sont fortement influencés par les activités humaines qui sont l’une des causes de la diminution du nombre de pollinisateurs. Le changement climatique en est une autre en modifiant le cycle des plantes et la composition de la flore, tandis que les espèces envahissantes ont également un effet disruptif sur le volume et la structure des populations d’insectes.
Les principales activités humaines affectant l’existence d’insectes pollinisateurs sont :
•L’agriculture intensive, qui contribue à l’uniformisation des paysages, l’appauvrissement de la végétation, la disparition de certains habitats (notamment par l’élimination des haies et des forêts) et la présence croissante de la pollutions par les pesticides toxiques répandus lors des activités agricoles.
•L’artificialisation des sols (constructions diverses telles que les routes, les parkings, les immeubles et les zones bétonnées) qui, elle aussi, participe à la destruction des habitats des pollinisateurs (70 % des abeilles sauvages nichent dans le sol) et la diminution du nombre et de la diversité des fleurs dont le nectar constitue l’aliment essentiel pour les pollinisateurs [lire].
Étant donné l’importance cruciale que jouent les insectes pollinisateurs dans l’alimentation humaine, leur disparition est une menace extrêmement grave pour la sécurité alimentaire mondiale.
Les solutions mises en œuvre pour faire face à la diminution des pollinisateurs
En plus de tentatives de protection des pollinisateurs qui, pour l’instant, ne semblent pas en mesure de lutter contre leur diminution, un certain nombre d’initiatives ont été prises qui visent à assurer les services de pollinisation des cultures par divers moyens.
•Déplacement de pollinisateurs
Aux États-Unis, en Californie, dans la Central Valley dédiée à la monoculture de fruits à coque et où la culture d’amandier recouvre près de 650 000 hectares, les traitements insecticides ont effet si dévastateur sur la population d’abeilles qu’il devient nécessaire de faire venir, chaque année, un million de colonies d’abeilles en provenance d’autres régions du pays !
Cette solution, indispensable pour préserver la production, paraît cependant absurde et demande une dépense d’énergie considérable.
•Pollinisation manuelle ou par drone
En Chine, on a recours à une méthode encore plus radicale, puisque la disparition des insectes pollinisateurs dans certaines localités oblige à polliniser des arbres par drone, ou à la main ! [lire en anglais]
En réalité, pour améliorer l’efficacité de la pollinisation par drone un peu partout dans le monde, on utilise ce qui est qualifié de « nano-drones » dotés de processus d’apprentissages fondés sur l’utilisation de l’intelligence artificielle [lire en anglais] pour perfectionner leur capacité à reconnaître les fleurs cibles [lire en anglais]. Ces nano-drones peuvent parfois être guidés par des satellites [lire en anglais].
Certains auteurs pensent, cependant, que la pollinisation robotique n’est pas viable d’un point de vue technique et économique dans l’immédiat, et qu’elle génère des coûts environnementaux élevés. En effet, malgré des progrès indéniables, les drones existants restent encore assez maladroits pour mimer les relations complexes existant entre les plantes et leurs pollinisateurs, et ils ne fonctionnent véritablement bien que pour des cultures relativement « faciles » telles que le tournesol.
D’un point de vue économique, le coût représenté par l’utilisation de nuées de nano-drones apparaît prohibitif. Ainsi, on a estimé que, même à un coût de 10 dollars/machine, il faudrait plusieurs centaines de milliards de dollars pour remplacer la pollinisation naturelle si elle venait à disparaître totalement. La fabrication et l’opération de ces nano-machines nécessiteraient l’extraction d’un énorme volume de minéraux et la consommation d’une grande quantité d’énergie ainsi que la résolution de problèmes d’autonomie qui constituent encore une forte contrainte d’utilisation. Le recours à ces machines occasionnerait également une masse considérable de déchets polluant au fur et à mesure qu’elles atteignent leur stade de fin de vie.
En outre, l’invasion de l’environnement par ces nuées de nano-robots aurait aussi de sérieux effets sur les écosystèmes existants, notamment sur la pollinisation des plantes non visées [lire en anglais].
Malgré ces dangers, une multitude de chercheurs travaillent sur l’amélioration des drones pollinisateurs, dans l’espoir de trouver des solutions plus efficaces et moins coûteuses, témoin les nombreuses publications scientifiques faites en 2022 sur ce sujet.
•Des abeilles résistantes aux pesticides
Dans le monde de la pollinisation, deux méthodes sont envisagées, à l’heure actuelle, pour rendre les pollinisateurs résistants aux insecticides les plus fréquemment utilisées. Des travaux sont en cours plus particulièrement pour les abeilles.
La première méthode consiste à améliorer le microbiome2 des abeilles, afin de leur donner la capacité de mieux digérer et détoxiquer leur nourriture. On rappelle ici que, tout comme pour les humains, l’appareil digestif des abeilles est peuplé d’une myriade de microorganismes qui participent à la digestion des aliments et assurent beaucoup d’autres services. La modification du microbiome peut s’effectuer en faisant absorber aux abeilles un mélange de probiotiques3 censés augmenter leur résistance aux produits toxiques, notamment les pesticides [lire en anglais]. Cette solution, pour l’instant, n’est pas très efficace et demande l’administration répétée des probiotiques, dans la mesure où leurs éléments ne persistent pas longtemps dans les organismes.
La seconde méthode consiste, en théorie, à rendre les abeilles résistantes aux pesticides en provoquant une mutation génétique qui leur donnerait la capacité de les métaboliser. Cette opération a été réalisée « in vitro » sur des cellules. Des chercheurs du secteur public y travaillent [lire ici et ici, en anglais]. Le secteur privé mène, lui aussi, des recherches dans ce domaine, en particulier la firme Monsanto qui veut se poser comme défenseur des abeilles tout en étant l’un des principaux pourvoyeurs de produits toxiques responsables de leur déclin. Pour cela, en 2015, la multinationale de l’agrochimie a racheté Beeologics, une start-up impliquée dans le développement d’une solution basée sur la technique de l’interférence par ARN sur laquelle lafaimexpliquee.org avait déjà attiré l’attention, il y a quelques années, dans le contexte de la production de « nouveaux insecticides » [lire]. Monsanto est aussi membre et finance la Coalition pour la santé des abeilles [lire], et cherche ainsi probablement à se donner une meilleure image. La création de ces abeilles résistantes peut paraître séduisante, mais elle pourrait éventuellement comporter des risques sérieux, si jamais un esprit mal intentionné l’appliquait « par mégarde » pour rendre résistants des insectes nuisibles… De plus, si une telle super-abeille apparaissait, il est fort à craindre qu’elle éradique toutes les autres abeilles [lire en anglais] et diminuer la biodiversité !
Conclusion
Après cette brève analyse de la situation, on ne peut qu’espérer qu’au lieu d’envisager, aveuglé par le technicisme, poussé par la recherche du profit et attiré par des solutions non durables ou dangereuses cherchant à remplacer les pollinisateurs par des robots, ou à les rendre résistants aux pesticides, le monde fasse enfin les efforts nécessaires pour créer les conditions visant à protéger ces alliés essentiels de l’humanité, en accélérant la transition vers des systèmes alimentaires plus durables ne dépendant plus sur l’utilisation de produits toxiques et ne favorisant plus le dérèglement climatique.
Cette conclusion s’applique aux pollinisateurs, mais aussi à l’ensemble de la biodiversité fournissant des services environnementaux essentiels à la survie de l’humanité, et notamment à son alimentation. On devrait également l’étendre à l’ensemble de la vie sur Terre, plutôt que, comble de l’absurdité, de dépenser des sommes colossales pour recréer des espèces disparues4.
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Notes.
1.Tipler, F. J. The physics of immortality, Anchor Books, 1995.
2.Microbiome : ensemble des génomes des microorganismes vivant dans un organisme.
3.Probiotiques : Mélange de micro-organismes vivants ingérables qui sont censés améliorer la santé.
4.C’est le cas de la compagnie Colossal Biosciences qui, après avoir mobilisé plus de 220 millions de dollars, compte «recréer» trois animaux disparus : le dodo, le tigre de Tasmanie et le mammouth laineux.
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Pour en savoir davantage :
•Jactel, H., et al., Le déclin des Insectes : il est urgent d’agir, Biologies, 2020.
•Rowe, M. From gene editing to robotic honey bees: the pollinator crisis and new technology, Geographical/Medium, 2019 (en anglais).
•IPBES, Le rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques - Résumé à l’intention des décideurs, 2019.
•Potts, S.G. et al., Robotic bees for crop pollination: Why drones cannot replace biodiversity, Science of the Total Environment, 2018.
•Warner, B., Invasion of the ‘frankenbees’: the danger of building a better bee, The Guardian, 2018 (en anglais).
•FAO, Agriculture durable et biodiversité - Des liens inextricables, FAO, 2018.
•Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, Évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques - Rapport intérimaire, 2016.
Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :
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Dernière actualisation : février 2023