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La libéralisation du commerce agricole

a compromis la sécurité alimentaire*


par Jomo Kwame Sundaram** et Anis Chowdhury***



L’agriculture joue un rôle fondamental dans la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Comme le souligne l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO), « De l’élimination de la pauvreté et de la faim, aux réponses face aux changements climatiques et à l’exploitation de nos ressources naturelles, l’alimentation et l’agriculture sont au cœur du Programme 2030. »


Pour beaucoup, l’accélération de la croissance économique est la solution à la pauvreté et à la faim, présumant que la marée montante relèvera tous les bateaux, même les fragiles  et ceux qui prennent l’eau. La plupart pensent que la libéralisation du marché et des droits de propriétés, et peut-être la fourniture d’un minimum d’infrastructures sont les seules actions nécessaires.





Ils estiment que le rôle du gouvernement devrait se limiter au renforcement de l’État de droit et la garantie de politiques d'ouverture des échanges commerciaux et des investissements. Dans un tel environnement propice aux entreprises, le secteur privé devraient s’épanouir. Par conséquent, affirment-ils, des interventions publiques ou des politiques de développement agricole volontaristes seraient une erreur qui empêcherait les marchés de bien fonctionner. 


Ce point de vue nie l’éventualité que le marché soit défaillant. Dans cette perspective, un dérèglement social résultant de la spoliation des petits producteurs ou d’autres causes de dégradation des conditions de vie, est une chose tout simplement impossible.


De fausses solutions


Une telle approche fut imposée à l’Afrique et à l’Amérique Latine au cours des années 1980 et 1990 par l’intermédiaire des programmes d’ajustement structurel des Institutions de Bretton Woods, ce qui a contribué aux « décennies perdues » pour ces régions. En Afrique, le très influent Rapport Berg de la Banque mondiale affirmait que l’hypothétique avantage comparatif de l’Afrique résidait dans son agriculture, et que son potentiel se réaliserait de la meilleure façon si on laissait agir le marché.


Si seulement l’État arrêtait de « presser » l’agriculture à l’aide d’offices de commercialisation et d’autres distorsions des prix, avançait-il, alors les producteurs agricoles arriveraient à produire spontanément une croissance tirée par les exportations. Mais, presque quatre décennies plus tard, d’exportatrice nette de produits alimentaires, l’Afrique a été transformée en une importatrice nette de nourriture tout en ne réalisant qu’une petite fraction de son énorme potentiel agricole.


En examinant les causes de ce triste résultat, un rapport de la FAO conclut « que les arguments qui ont été avancés récemment pour défendre une libéralisation plus poussée ont tendu à être fondés sur des analyses qui soit ne tiennent pas compte des conclusions des ouvrages relatifs au développement agricole, soit ne peuvent pas les y intégrer. »


En fait, les producteurs agricoles de beaucoup de pays font face à de fréquentes défaillances du marché qui réduisent les surplus nécessaires pour investir dans des activités à plus haute valeur ajoutée. Le rapport de la FAO note également que le « processus de commercialisation de l'agriculture et de diversification connexe vers des activités à plus forte valeur ajoutée lorsque l'agriculture a été le moteur de la croissance ont exigé… une intervention significative de l'État aux premiers stades du développement afin d'atténuer l'impact omniprésent des défaillances du marché ».


L’évitable tragédie haïtienne


À la suite du terrible séisme qui a dévasté Haïti en 2010, l’ancien Président des États-Unis Bill Clinton s’est excusé d’avoir détruit la production haïtienne de riz en forçant la république insulaire à importer du riz américain subventionné, ce qui a contribué à exacerber la pauvreté et l’insécurité alimentaire dans le pays.


Pendant les près de deux siècles qui ont suivi l’indépendance en 1804, Haïti a été autosuffisant en riz, jusqu’au début des années 1980. Quand le Président Jean-Claude Duvalier s’est tourné vers les institutions de Bretton Woods au cours des années 1970, les entreprises états-uniennes ont vite prôné la libéralisation du commerce agricole, écartant les préoccupations antérieures relatives à la sécurité alimentaire.


L’influence des compagnies états-uniennes augmenta après le coup d’État qui donna le pouvoir au Général Henri Namphy. Quand le gouvernement élu « populiste » Aristide rencontra les associations de producteurs et les syndicats afin de trouver des moyens pour sauver la production haïtienne de riz, le Fonds monétaire international s’opposa à de telles politiques interventionnistes.


Ainsi, durant les années 1990, le tarif douanier sur le riz importé fut diminué de moitié. L’aide alimentaire obtenue à la fin des années 1980 et au début des années 1990 fit encore baisser davantage les prix, provoquant le chaos dans la production haïtienne de riz dans la mesure où la production locale non subventionnée ne pouvait entrer en compétition avec les importations moins chères provenant des États-Unis.


D’autosuffisant en riz, sucre, volaille et viande de porc, un Haïti appauvri devint le quatrième plus grand importateur de riz états-unien au monde et le plus grand importateur caribéen de nourriture en provenance des États-Unis. En 2010, Haïti importait 80% du riz consommé dans le pays et 51% de ses besoins alimentaires, comparé à 19% au cours des années 1970.


Les subventions agricoles


Alors que les pays en voie de développement ont été exhortés à démanteler les politiques d’appui à la sécurité alimentaire et au développement agricole, les pays développés ont augmenté leurs subventions à l’agriculture, y compris à la production alimentaire. Par exemple, la Politique agricole commune de l’Union Européenne a soutenu les producteurs et la production alimentaire européenne pendant plus d’un demi-siècle.


Ce soutien a été déterminant pour assurer la sécurité alimentaire et la sécurité sanitaire des aliments en Europe après la Seconde guerre mondiale. Pour Phil Hogan, le Commissaire européen pour l’agriculture et le développement rural, « La CAP est à la base d’un secteur agroalimentaire dynamique qui offre 44 millions d’emplois dans l’EU. Nous devrions utiliser davantage ce potentiel ».


Malgré un appui moindre dans certains pays de l’OCDE, les producteurs agricoles reçoivent encore des prix qui sont en moyenne environ 10% au-dessus du prix sur les marchés mondiaux. Un document de l’OCDE (en anglais) observait que « les bénéfices tirés de l’agriculture par les pays en voie de développement pourraient augmenter de façon substantielle si beaucoup de pays membres de l’OCDE réformaient leurs politiques agricoles. À l’heure actuelle, l’agriculture est le domaine dans lequel les pays de l’OCDE créent le plus de distorsions commerciales en subventionnant la production et les exportations, et en imposant au commerce des barrières tarifaires et non-tarifaires ».


Deux poids, deux mesures


Si les pays riches peuvent avoir des politiques agricoles, les pays en voie de développement devraient, eux aussi, être autorisés à adopter des politiques appropriées pour soutenir l’agriculture, pour faire face non seulement à la faim et la malnutrition, mais aussi à d’autres défis comme la pauvreté, l’utilisation de l’eau et de l’énergie, le changement climatique ainsi qu’une production et une consommation non durables.


Après tout, s’attaquer à la faim n’est pas simplement une question d’augmenter la production alimentaire, mais il s’agit aussi d’augmenter les capacités (y compris les revenus réels) des personnes d’avoir accès à suffisamment de nourriture.


Dans la mesure où les pays en voie de développement ont des ressources budgétaires modestes, ils ne peuvent généralement pas se permettre les subventions massives qui sont communes dans les économies de l’OCDE. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup de pays en voie de développement « protègent » leur développement agricole et leur sécurité alimentaire.


Par conséquent, une approche unique au développement agricole qui demanderait l’application des mêmes règles à tous, sans considération aucune pour des circonstances différentes, serait totalement injuste. Pire encore, cela contribuerait à empirer l’insécurité alimentaire, la pauvreté et le sous-développement qui caractérisent la plupart des pays Africains et d’autres pays en voie de développement.


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  1. * Publié initialement sur Interpress Service, le 21 mai 2018 sous le titre « Agricultural Trade Liberalization Undermined Food Security » http://www.ipsnews.net/2018/05/agricultural-trade-liberalization-undermined-food-security/


**  Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.


*** Anis Chowdhury, ancien professeur d’économie à l’Université de Western Sydney, a occupé des postes de responsabilité aux Nations Unies entre 2008 et 2015 à New York et à Bangkok.


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Pour en savoir davantage :


  1. Berg, E., Accelerated Development in Sub-Saharan Africa - An Agenda for Action, World Bank, 1981 (en anglais).

  2. FAO, Considérations liées à la réforme des politiques commerciales agricoles dans les pays en développement à faible revenu, Dossiers de politique commerciale de la FAO concernant des questions liées au négociations sur l’agriculture de l’OMC No. 14, non daté.

  3. OECD, Agriculture, Key Issues for Policy Coherence for Development, OECD, non daté (en anglais).



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. Qu’est-ce que la sécurité alimentaire? 2018

  2. Opinions: Sundaram, J. K. et A. Chowdhury, Capitalisme mondialisé et inégalités croissantes, 2017

  3. Opinions: Hickel, J., Comment arrêter la machine mondiale à fabriquer des inégalités ?, 2017

  4. Le commerce international des produits agricoles, 2014

  5. L’imposition du modèle économique libéral, 2013

 

Dernière actualisation: mai 2018

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