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Juin 2022



Sanctions, armes de privation massive*


par Anis Chowdhury** et Jomo Kwame Sundaram***



Les sanctions prises par les États-Unis et leurs alliés contre la Russie, à la suite à son invasion illégale de l’Ukraine, n’ont pas atteint les objectifs annoncés. Plutôt, elles aggravent la stagnation économique et l’inflation dans le monde. Pire encore, elles contribuent à exacerber la faim, particulièrement en Afrique.


Des sanctions à double tranchant


À moins d’être approuvées par le Conseil de sécurité des Nations Unies, les sanctions ne sont pas autorisées par la législation internationale. Puisque la Russie dispose d’un veto au Conseil, les sanctions unilatérales imposées par les États-Unis et leurs alliés se sont multipliées à la suite de l’invasion de l’Ukraine.


Entre 1950 et 2016, les sanctions commerciales globales ont fait diminuer en moyenne de 77 % les échanges bilatéraux entre les pays les appliquant et leurs victimes [lire en anglais]. Les États-Unis ont eu recours à des régimes de sanctions plus nombreux et plus longs que n’importe quel autre pays dans le monde.


L’utilisation des sanctions s’est accélérée au cours des 15 dernières années. Entre 1990 et 2005, les États-Unis ont imposé environ le tiers des régimes de sanctions dans le monde [lire en anglais], celles appliquées par l’Union européenne étant aussi significatives [lire en anglais].


Les États-Unis ont augmenté leur recours aux sanctions depuis 2016, les imposant à plus de 1000 entités ou individus par an, en moyenne, entre 2016 et 2020 - un accroissement de plus de 80 % par rapport à la période 2008-2015. L’administration Trump a fait passer la part des sanctions états-unienne du tiers à près de la moitié des sanctions imposées dans le monde [lire en anglais].


Entre janvier et mai 2022, 75 pays ont mis en œuvre 19 268 mesures commerciales restrictives [lire]. Les décisions portant sur la nourriture et les engrais (85 %) dépassent de loin celles sur les matières premières et les carburants (15 %). On ne s’étonnera donc pas que le monde doive faire face à une offre réduite de carburant et de nourriture à des prix plus élevés.


Les autorités monétaires ont relevé les taux d’intérêt afin de diminuer l’inflation, mais ces efforts ne s’attaquent guère aux causes principales de la flambée des prix que l’on observe à l’heure actuelle. Pire encore, ces mesures renforceront et prolongeront probablement la stagnation, augmentant d’autant le risque de ‘stagflation’.


Les sanctions étaient censées faire plier la Russie. Mais moins de trois mois après la plongée du rouble, son taux de change a retrouvé son niveau d’avant-guerre [lire], se rétablissant de l’effondrement que lui promettaient les va-t-en-guerre occidentaux. Bénéficiant d’un soutien du public, le régime russe n’est pas pressé de se soumettre aux sanctions.


Les sanctions font flamber les prix alimentaires


La guerre et les sanctions sont désormais les principales causes de l’insécurité alimentaire. La Russie et l’Ukraine produisent près du tiers des exportations de blé, presque 20 % de celle de maïs, et pas loin de 80 % des produits dérivés du tournesol, y compris l’huile [lire]. Le blocus de la mer Noire a contribué à limiter les exportations russes.


Tout cela a eu un impact sur les prix mondiaux des céréales et des oléagineux, rendant la nourriture plus chère pour tous [lire]. En date du 19 mai, l’indice des prix agricoles avait augmenté de 42 % par rapport à janvier 2021, les prix du blé ayant grimpé de 91 % et ceux du maïs de 55 %.




Les prévisions de marché de la Banque mondiale, en date du mois d’avril 2022, notent que la guerre a modifié la production, le commerce et la consommation mondiale [lire en anglais]. La Banque s’attend à des prix pouvant atteindre des niveaux historiques au moins jusqu’à la fin de 2024, ce qui aggravera l’insécurité alimentaire et l’inflation.


L’embargo occidental sur le pétrole russe a fait fortement grimper les prix de l’énergie [lire en anglais]. La Russie et son alliée, la Biélorussie - également frappée par des sanctions économiques - sont les principaux fournisseurs d’engrais agricoles - y compris 38 % des engrais potassiques, 17 % des engrais composés et 15 % des engrais azotés [lire].


Les prix des engrais ont renchéri en mars, de plus de 20 % par rapport à deux mois plus tôt, et de près du triple, depuis mars 2021 ! Un approvisionnement moindre à des prix plus élevés fera reculer la production agricole pendant des années.


Pour une agriculture moins durable à cause notamment du réchauffement climatique, les sanctions provoquent encore une diminution de la production et des revenus, en plus de faire monter les prix à court et plus long terme.


Les sanctions frappent le plus les pauvres


Même quand elles sont censées être ciblées, les sanctions sont des instruments frustes qui entraînent souvent des effets inattendus, parfois contraires à ceux escomptés. De ce fait, elles manquent en général leurs objectifs déclarés [lire en anglais].


Beaucoup de pays pauvres et en situation d’insécurité alimentaire sont d’importants importateurs de blé de Russie et d’Ukraine [lire en anglais]. Ces deux pays fournissent 90 % des importations de la Somalie, 80 % de celles de la République démocratique du Congo, et environ 40 % de celles du Yémen et de l’Éthiopie.


Le blocus financier de la Russie a frappé ses petits voisins plus vulnérables d’Asie centrale : 4,5 millions d’Ouzbékistan, 2,4 millions du Tadjikistan et près d’un million du Kirghizstan, travaillent en Russie. Les difficultés qu’ils éprouvent pour faire des envois d’argent sont une source de privation pour leurs familles restées au pays. 


Bien que ce ne soit pas leur intention déclarée, les mesures prises par les États-Unis entre 1982 et 2011 frappent davantage les pauvres [lire en anglais]. La proportion de la population pauvre dans les pays sanctionnés a augmenté de 3,8 points de pourcentage, comparé à des pays similaires.


Les sanctions font aussi du mal aux enfants [lire en anglais] et aux autres groupes désavantagés. Une étude menée dans 69 pays a trouvé que les sanctions entraînaient un poids moindre des nourrissons et ferait monter leur mortalité avant l’âge de 3 ans [lire en anglais]. Comme l’on peut s’y attendre, les sanctions économiques violent la Convention sur les Droits de l’Enfant des Nations Unies [lire en anglais].


Une étude portant sur 98 pays moins développés et nouvellement industrialisés a montré que l’espérance de vie dans les pays touchés par des sanctions était réduite d’environ 3,5 mois pour chaque année supplémentaire sous sanctions du Conseil de sécurité. Ainsi, un épisode moyen de 5 ans de sanctions du Conseil de sécurité diminuait l’espérance de vie de 1,2 à 1,4 an.


La faim augmente dans le monde


Alors que les polémiques et récriminations sur la flambée des prix alimentaires et de l’énergie s’amplifient entre la Russie et la coalition dirigée par les États-Unis [lire ici et ici, en anglais], le monde court vers une catastrophe humaine apocalyptique [lire ici et ici, en anglais]. Prix élevés, pénuries prolongées et récessions pourraient déclencher des soulèvements politiques, ou pire.


Le secrétaire général des Nations Unies a souligné que « Nous devons assurer un flux constant en nourriture et en énergie sur les marchés en levant les restrictions commerciales inutiles, et orienter les surplus et réserves vers ceux qui sont dans le besoin, et contenir les prix alimentaires en réduisant la volatilité des marchés. » [lire en anglais]


En dépit des chiffres sur la pauvreté en baisse selon la Banque mondiale, le nombre des sous-alimentés a augmenté, passant de 643 millions en 2013 à 768 millions en 2020 [lire]. Près de 811 millions de personnes souffrent de la faim chronique, alors que le nombre de celles qui sont en situation « d’insécurité alimentaire grave » a plus que doublé depuis 2019, passant de 135 millions à 276 millions [lire en anglais].


Avec l’arrivée de la pandémie de la COVID-19, OXFAM a averti que « le virus de la faim » pourrait s’avérer encore plus mortel [lire]. Depuis son commencement, la pandémie a poussé des dizaines de millions de personnes dans l’insécurité alimentaire. En 2021, avant la guerre en Ukraine, 193 millions de personnes dans 53 pays affrontaient « une crise alimentaire ou pire » [lire en anglais]. Avec le conflit et les sanctions, 83 millions de - ou 43 % - supplémentaires seront probablement des victimes d’ici la fin de 2022.


Les sanctions économiques sont les équivalents modernes des sièges du passé, cherchant à affamer les populations pour qu’elles se soumettent. Les effets dévastateurs des sièges sur l’accès à la nourriture, à la santé et aux autres services de base sont bien connus [lire en anglais].


Les sièges sont une pratique illégale selon la loi humanitaire internationale. Le Conseil de sécurité a adopté unanimement des résolutions demandant la levée immédiate des sièges, comme la Résolution 2139 concernant la population civile en Syrie [lire en anglais].


Mais des membres du conseil disposant du droit de veto sont responsables de l’invasion de l’Ukraine et de l’imposition de sanctions unilatérales. Il en découle que le Conseil de sécurité ne prendra pas action par rapport à l’impact des sanctions sur des milliards de civils innocents. Nul n’est là pour les protéger contre les sanctions, ces armes de privation massive actuelles.


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Publié initialement sur Interpress Service, le 31 mai 2022 sous le titre « Sanctions Now Weapons of Mass Starvation » https://www.ipsnews.net/2022/05/sanctions-now-weapons-mass-starvation/

** Anis Chowdhury, ancien professeur d’économie à l’Université de Western Sydney, a occupé des postes de responsabilité aux Nations Unies entre 2008 et 2015 à New York et à Bangkok.

*** Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.


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Pour en savoir davantage :


  1. Banque mondiale, Le point sur la sécurité alimentaire, 24 mai 2022.

  2. Food Security Information Network et Global Network Against Food Crises,  Global Report on Food Crises - Joint analysis for better decisions, 2022 (en anglais)



Sélection d’articles sur lafaimexpliquée.org liés au sujet :


  1. Des chiffres et des faits sur l’insécurité alimentaire et la malnutrition dans le monde - Les conséquences de la pandémie de la COVID-19, 2021.


et les autres articles se trouvant dans notre rubrique « Faim dans le monde ».

 

Dernière actualisation: juin 2022

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