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14 novembre 2015



Sommet de La Valette sur les migrations : 1,8 milliards d’euros pour l’Afrique en vue de résorber les migrations Afrique-Europe - Illusion ou inconscience ?


Alors que s’achève le sommet de La Valette qui rassemblait les dirigeants européens et une brochette d’une trentaine de chefs d’États ou de gouvernements africains, force est de constater l’inadéquation des décisions qui y ont été prises et l’incapacité des dirigeants politiques de comprendre - ou de vouloir comprendre réellement - les tenants et aboutissants du phénomène migratoire en Afrique. Il est utile de rappeler ici tout d’abord que les migrations en Afrique (comme ailleurs dans le monde) se font principalement entre pays situés à l’intérieur du continent même, et que seule une partie infime de cette migration est dirigée vers les pays riches du Nord.





Qui peut sérieusement croire que c’est avec moins de 2 milliards d’euros (dont à peine une centaine de millions sont pour l’instant disponibles), qui seront en grande partie utilisés pour renforcer la lutte contre les filières illégales de trafic d’êtres humains, les contrôles aux frontières et la coopération entre les polices et les services de renseignement (voir plan d’action), qu’on arrivera à faire que les jeunes africains qui désespèrent de leur avenir, renoncent à mettre leur vie en jeu pour aller vers une Europe où ils ont l’espoir de pouvoir trouver une vie meilleure (emploi, état de droit, etc.) même s’ils savent qu’au bout du voyage ils seront souvent très mal accueillis ?


Ce montant de moins de 2 milliards qui devrait être mobilisé pour l’Afrique doit être comparé aux 3 milliards qui iront à la Turquie. Il peut aussi être comparé aux 13 milliards d’euros que l’Union européenne a dépensé au cours des quinze dernières années pour financer les expulsions des migrants illégaux et mettre en oeuvre un programme de protection de ses frontières (http://www.themigrantsfiles.com). Il faut aussi le mettre en rapport avec les quelques 53 milliards d’euros(*) d’aide apportée à l’Afrique en 2013 et aux plus de 490 milliards d’euros d’aide donnée à l’Afrique entre 2000 et 2013 (OCDE) ainsi qu’au flux financier annuel net de 54 milliards d’euros qui va de l’Afrique vers le reste du monde, un montant estimé récemment par un consortium d’ONG dirigé par HealthPovertyAction pour la période 2009-2011 [lire ici notre résumé]. On estime aussi que les migrants, de leur côté, ont investit depuis le début du siècle plus de 15 milliards d’euros dans leur migration (http://www.themigrantsfiles.com) et que les émigrés renvoient plus de 17 milliards d’euros chaque année vers leur famille restée en Afrique, une manne indispensable à la survie de ces populations et à l’économie du continent. Ces comparaisons rapides montrent l’insignifiance de l’effort consenti par l’Union européenne et l’absurdité de la communication qui se fait autour de cette décision. Elles permettent aussi de comprendre la frustration qu’ont exprimée certains diplomates africains à la fin du sommet.


Si le phénomène de migration est en augmentation en Afrique, c’est en grande partie parce que la croissance économique que l’on y observe, forte depuis quelques années surtout dans certains pays, n’a guère entrainé de réduction de la pauvreté, au contraire, et qu’elle a eu pour conséquence une aggravation des inégalités. De multiples rapports et études, même celui de l’Africa Progress Panel, en 2014 [lire nos commentaires], reconnaissent que l’évasion fiscale et la corruption sont monnaie courante sur le continent, que bien des acteurs économiques adoptent des pratiques illégitimes - voire illégales - et opaques et que les investissements étrangers devraient être réglementés pour davantage bénéficier aux africains. La fuite illicite des capitaux hors du continent est estimée annuellement par HealthPovertyAction à plus de 33 milliards d’euros et le rapatriement des profits des investisseurs étrangers à plus de 42 milliards d’euros . Voilà pour les déficiences des gouvernants de la région. Mais les Européens ne sont pas en reste : il faut savoir ainsi qu’une part croissante de l’aide apportée à l’Afrique, notamment par l’Union européenne et ses membres est utilisée pour subventionner des investissements privés faits par les grandes compagnies européennes [lire ici notre article sur le ‘Blending’ de l’UE] au lieu de financer des actions permettant d’améliorer les conditions de vie et les opportunités économiques de la masse de la population. Dans certains cas, ces investissements privés ainsi soutenus contribuent même à dessaisir les populations locales des ressources (les terres notamment) qui sont leur principale source de survie, les jetant avec violence sur la route et les poussant à migrer vers les villes. De ce point de vue, il parait tout à fait artificiel de faire une distinction entre les ‘migrants économiques’ et les réfugiés politiques dans la mesure où tous sont victimes ou menacés de violence et qu’ils ont recours à la migration pour survivre.


On voit donc bien que ceux qui se sont retrouvés à La Valette portent une lourde responsabilité dans l’augmentation du phénomène migratoire que l’on peut constater en Afrique. Et ce n’est pas la maigre somme du fonds que l’Union européenne vient de créer qui va contribuer à changer la donne.


C’est un effort massif d’investissement qui est requis, mais surtout c’est une véritable re-conception de l’ensemble de l’aide à l’Afrique qui s’impose, si l’on ne veut pas que, si jamais les ressources requises étaient mobilisées en quantité suffisante, elles ne se retrouvent dans des comptes en banque situés dans les paradis fiscaux. Ce n’est qu’en repensant fondamentalement le développement en Afrique et en créant les conditions politiques et institutionnelles qu’il exige, que l’on pourra espérer changer durablement les perspectives d’avenir des populations africaines afin qu’elles n’aient plus à avoir recours à la décision ultime, celle qui n’est jamais prise de gaité de coeur et qui ne se prend que quand toutes les autres options paraissent sans issue, la décision d’émigrer.


C’est là un travail de longue haleine qu’il est d’autant plus urgent d’entreprendre dès aujourd’hui qu’il mettra du temps à produire ses effets.


(*) les estimations provenant de l’OCDE/CAD et de l’étude de HealthPovertyAction ont été converties en euros au taux courant de 1dollar = 0,929 euro.

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Pour en savoir davantage :


  1. -Plan d’action et déclaration politique conjointe, Sommet de La Valette sur la migration, 2015

  2. -Châtelot, C., Crise migratoire : l’amertume des dirigeants africains, Le Monde, 2015


Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. -Afrique pillée, 2015

  2. -Le «Blending»: formule magique pour mobiliser plus de ressources pour le développement ou subvention à l’endettement ?, 2013

  3. -MacMillan, A., Lampedusa, Westgate et la Famine dans la Corne de l’Afrique - C’est trop facile d’oublier, 2013


ainsi que tous les articles de notre rubrique ‘Afrique

 

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Dernière actualisation:    novembre 2015