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11 juin 2019



Protection de notre santé et de notre environnement - La justice au secours de la réglementation ?


Traditionnellement, dans une démocratie occidentale, le pouvoir législatif (le Parlement) fait la loi, le pouvoir exécutif (le Gouvernement) la met en œuvre et l’autorité judiciaire (les juges) assure qu’elle est respectée. Dans ce montage institutionnel, le Parlement est celui qui décide des règles déterminant le fonctionnement de la société, depuis les grands principes de bases jusqu’aux lois détaillées, le Gouvernement se chargeant du détail le plus fin au moment de la rédaction de décrets d’application.




En démocratie, qui veut établir une réglementation protégeant notre santé et notre environnement devrait donc normalement s’orienter vers le Parlement et le Gouvernement pour en influencer le travail : le citoyen en votant et manifestant ses préférences, les lobbys en tentant de convaincre les autorités d’adopter et de mettre en œuvre des lois en leur faveur. La responsabilité des parlementaires et de l’exécutif étant de travailler en toute honnêteté pour l’« intérêt général », ils se doivent de résister à toute tentative de la part des lobbys d’en faire une affaire d’intérêt personnel.


Les lobbys et les ressources mises à leur disposition par ceux les finançant (notamment les grandes entreprises) ont connu un développement remarquable au cours des récentes décennies. Selon une enquête de L’Express datant de 2012, il y avait à Bruxelles « environ 30 000 lobbys, soit en moyenne 40 par député européen, et un pour deux fonctionnaires. En France, au registre légal de l'Assemblée nationale, ouvert en 2009 pour améliorer la transparence, figurent seulement 153 "pros" de l'influence. Chiffre officiel » [lire]. En réalité, selon Regards citoyens et Transparence International France qui ont analysé l’activité parlementaire entre 2007 et 2010 on peut recenser « 9 300 auditions de près de 5 000 organismes représentés par plus de 16 000 personnes ». La moitié environ de ces auditions concernaient des organismes publics ou parapublics, 20 % des organisations représentatives, 16 % le secteur privé, 7,5 % les organisations de la société civile, le reste se partageant entre les experts individuels, les conseils privés, les centres de réflexion et les organisations religieuses [lire].


Une loi discutée à l’heure actuelle par le Parlement envisage une plus grande transparence des relations entre députés et lobbys, les premiers devant rendre publics les cadeaux et voyages dont ils bénéficient de la part des seconds.


Les États-Unis ne sont pas en reste : Les Amis de la Terre, États-Unis (Friends of the Earth US) avaient mené une recherche en 2015 sur comment les compagnies du secteur agricole et alimentaire industriel avaient dépensé des centaines de millions de dollars entre 2009 et 2013 pour une campagne de communication cherchant à duper les médias, à influencer le comportement des consommateurs et à faire avancer leurs objectifs dans le domaine des politiques publiques [lire]. Le lobby du sucre, quant à lui, a été d’une efficacité redoutable pour préserver ses intérêts [lire].


Le résultat de ces jeux d’influence plus ou moins légaux est que la réglementation sur la protection des consommateurs et de l’environnement, ainsi que sur la lutte contre le dérèglement climatique progresse bien trop lentement pour pouvoir jouer effectivement son rôle.


Devant l’incapacité des Parlements et Gouvernement de prendre les mesures s’imposant, les consommateurs et les citoyens se sont vus obligés d’avoir recours au troisième pouvoir : la Justice. On a ainsi vu une multiplication des actions en justice visant à incriminer des entreprises privées mettant en danger la santé des citoyens ou la qualité de l’environnement. Les plus célèbres sont les procès Monsanto aux États-Unis [lire] et Johnson&Johnson sur les opioïdes [lire]. De nombreux procès accusent également plusieurs entreprises de contribuer au changement climatique, notamment en Californie. Parallèlement, se sont également multipliées les actions en justice contre l’« inaction » des gouvernements telles que le recours en justice lancé en décembre dernier par quatre ONG (Oxfam France, Greenpeace France, Fondation pour la nature et l’homme et Notre affaire à tous) contre l’État français, pour manquements à son obligation d'action contre le réchauffement climatique. Des actions de même nature ont été intentées au Pays-Bas, en Colombie et au Pakistan [lire].


Tout se passe comme si la population avait recours au troisième pouvoir face à l’incapacité des pouvoirs législatifs et exécutifs de prendre certaines mesures, que ce soit parce qu’ils ne sont pas convaincus de leur nécessité ou parce qu’ils sont sous l’influence de puissants intérêts qui se sentent menacés. Ces recours en justice se justifient soit par le non-respect des autorités d’engagements internationaux - souvent signés avec tambours et trompettes pour être mieux violés en catimini par la suite - ou de certains principes de base stipulés dans les textes fondamentaux des pays - la Constitution notamment.


Pour ce qui est des actions visant des entreprises privées, l’expérience montre que les amendes infligées par les tribunaux qui peuvent se chiffrer en centaines de millions voire de milliards ou même de milliers de milliards - quand le nombre d’actions se chiffre en milliers menacent l’existence même de ces entreprises, à terme - puisque les affaires peuvent traîner pendant de longues années.


Étant donné le succès croissant de ces actions, certains estiment, plutôt que de tenter de développer une loi ou réglementation détaillées, qu’il est plus efficace de se référer à de grands principes dans le cadre d’un tribunal et de pousser les entreprises à changer de comportement sous la pression de leurs actionnaires inquiets pour leurs revenus futurs, voire de les menacer de facto de disparition. Cela paraît aussi plus facile, puisqu’il n’est plus vraiment indispensable d’entreprendre des actions de masse nécessitant la mobilisation d’un grand nombre de personnes. Néanmoins, les actions en justice peuvent s’avérer très onéreuses.


Le hic de la situation, c’est qu’il n’est pas toujours facile de prouver devant le tribunal de façon convaincante la causalité entre le comportement des entreprises et ses conséquences supposées. La question peut alors devenir l’objet d’un débat entre scientifiques - dont l’objectivité et l’indépendance sont de plus en plus remises en cause [lire] - ou dépendre de la compréhension et de l’interprétation des faits par des juges qui sont souvent appelés à dépasser leur limite d’incompétence et qui pourraient également, à leur tour, devenir les bénéficiaires de cadeaux et de voyages de la part des puissances économiques incriminées… C’est là un projet qui n’est pas dénué de risques.


Quel serait alors le prochain recours ?


En attendant, on peut se poser la question suivante : une masse d’actions en justice peut-elle réellement remplacer une réglementation appropriée et mise en œuvre de manière rigoureuse ? La perspective d’amendes colossales mettant leur vie en danger peut-elle suffire pour amener les entreprises à anticiper et prendre les précautions nécessaires pour éviter tout impact négatif de leurs activités sur les consommateurs, l’environnement et le climat ?


On peut en douter avec raison.



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Pour en savoir davantage :


  1. RPT-USA-Johnson & Johnson attaqué au premier procès des opioïdes, Reuters, 2019.

  2. Hoffman, J., First Opioid Trial Takes Aim at Johnson & Johnson, New York Times, 2019 (en anglais).

  3. Procès du talc : Johnson & Johnson condamné à verser 4,7 milliards de dollars, France24 avec AFP, 2018.

  4. Influence à l’Assemblée nationale, Transparence International France et RegardsCitoyens.org, 2012.

  5. Dedieu, F. et B. Mathieu, Les lobbies qui tiennent la France, L’Express/L’Expansion, 2012.



Sélection d’articles récents déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Une recherche scientifique sous l’influence des intérêts privés (Saison 2) : sucre et exercice physique, 2019.

  2. La Vie malade de la folie humaine : il nous faut changer de paradigmes, d’objectifs et de valeurs, 2019.

  3. Procès Monsanto : une affaire qui ne règle rien et qui illustre la nature perverse du prétendu « système de protection des consommateurs », 2018.

  4. Une recherche scientifique sous l’influence des intérêts privés, 2016.

  5. Aux États-Unis, le secteur agricole et alimentaire industriel a dépensé des centaines de millions de dollars pour influencer les médias, les consommateurs et les politiques publiques. Qu’en est-il en Europe ? 2015.

 

Dernière actualisation:    juin 2019

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