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11 avril 2019
Jusqu’où la spéculation financière ira-t-elle ? Après les prix, les épidémies... et maintenant ?
Pendant longtemps, les spéculateurs se sont contentés de parier sur les variations des prix des produits ou la valeur des actions. Depuis peu, la spéculation financière s’est emparée des désastres. Comment ?
Nous avons déjà eu l’occasion récemment d’attirer l’attention de nos lecteurs sur la place croissante accordée au financement privé du développement grâce à l’établissement de marchés de capitaux en termes d’obligations vertes et d’obligations de financement des infrastructures, notamment [lire]. Nous avions alors vu que la politique d’encouragement au financement privé du développement promue par les grandes institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI et banques régionales de développement) menace de miner les objectifs sociaux et environnementaux du développement, tout en fragilisant les institutions financières publiques en leur faisant supporter l’essentiel des risques.
Un phénomène très voisin est en train de se produire dans le domaine du financement de l’aide d’urgence en cas de catastrophe.
Dès 2014, des « obligations de mortalité extrême » (Extreme Mortality Bond ou Mortality Catastrophe Bonds) ont commencé à être discrètement mises en vente aux opérateurs financiers. Ces produits financiers permettent de parier sur la mortalité découlant de catastrophes et sont conçus pour transférer une partie des risques des assureurs aux marchés de capitaux, dans la mesure où la vente de ces obligations approvisionne les assureurs en capitaux qui augmentent d’autant leur disponibilité en argent en cas de catastrophe.
Le mécanisme est très simple. Les opérateurs financiers achètent des obligations qui leur rapportent des intérêts et dont le remboursement du capital est prévu à échéance du contrat. Au cas où la mortalité entraînée par la catastrophe couverte par l’obligation dépasse un certain seuil de gravité, une partie de la valeur des obligations, spécifiée dans le contrat, est utilisée pour financer les dépenses de l’organisme émetteur (l’assureur), ce qui diminue d’autant la valeur du capital remboursé au spéculateur à échéance. Si le seuil de déclenchement n’a pas été atteint en fin de contrat, les spéculateurs récupèrent la totalité de leur capital ; dans le cas contraire, ils ne récupèrent à échéance que les intérêts qui leur auront été payés pendant la durée du contrat et la partie du capital restant [lire en anglais]. C’est là un mécanisme assez largement utilisé par les compagnies d’assurances, mais c’est la première fois, à notre connaissance, qu’un organisme d’aide publique y a recours.
C’est donc ce principe qu’a utilisé la Banque mondiale en juin 2017 lors de la création de ses « d’obligations pandémie » (pandemic bonds). Ces obligations ont connu un fort succès auprès des opérateurs financiers notamment chez les fonds de pensions et les opérateurs de CAT bond. Dans le cas des obligations Ebola, le seuil de déclenchement - et donc le niveau à partir duquel les spéculateurs perdraient une partie de leurs capitaux - a été fixé à 250 cas et une épidémie touchant à la fois la République Démocratique du Congo (RDC) et l’un de ses pays frontaliers. Les intérêts payés sont élevés (entre 6 % et 11 % par an), et la vente de ces obligations a permis à la Banque mondiale d’alimenter sa Pandemic Emergency Financing Facility (PEF - Mécanisme de financement des urgences relatives aux pandémies) en argent immédiatement disponible pour intervenir en cas d’épidémie (plus de 300 millions de dollars). Lors de l’épidémie de 2014-2015, la Banque mondiale avait dû procéder à un appel de fonds auprès de donateurs au moment où on avait pris conscience de la crise, ce qui avait retardé d’autant les interventions d’aide d’urgence sur le terrain.
On comprend l’importance de la définition du seuil de déclenchement et de sa mesure dans la réalité, car c’est le franchissement de ce seuil qui autorise l’émetteur des obligations (dans notre cas, la Banque mondiale) à utiliser une part prédéfinie des capitaux qu’il détient pour financer des opérations d’urgence. Et l’on peut imaginer les effets pervers que pourraient avoir la nature et le niveau de ce seuil sur le comportement des parties impliquées - pays, agences d’aide, spéculateurs, sans oublier ceux à qui est donnée la responsabilité de mesurer les indicateurs permettant de déterminer si le seuil a été franchi ou non - et les dérives financières possibles qui d’ailleurs commencent déjà à se manifester [lire] On en aura une idée dans la suite de cet article…
Une chose reste claire, cependant, c’est qu’en absence de catastrophe caractérisée selon le seuil défini dans le contrat, ces obligations peuvent constituer une source de profits importants, étant donné les taux d’intérêt élevés. L’autre avantage que présente l’acquisition de ces obligations pour les opérateurs financiers, c’est qu’ils peuvent en profiter pour améliorer leur image et communiquer sur leur disposition - sinon leur empressement - à mobiliser des fonds pour venir en aide à des populations victimes de catastrophes.
En réalité, selon l’article de Guillaume Lachenal dans Libération, un bilan fait après deux ans de fonctionnement du système « d’obligations pandémie » pour Ebola montre que les grands bénéficiaires de l’opération ont été les spéculateurs privés. Sur 140 millions dépensés par la Banque mondiale, environ 20 millions ont été utilisés pour répondre à l’épidémie d’Ebola en cours en RDC, et la plus grande partie du reste - environ 110 millions de dollars - a été siphonnée par les spéculateurs grâce aux d’intérêts qui leur ont été versés ! Voilà qui fait de ces opérateurs financiers des vautours bien davantage que des philanthropes !
La part du lion de l’aide publique au développement est donc allée au monde de la finance ! Et cela bien que l’épidémie en cours soit la deuxième la plus grave de l’histoire et qu’elle touche bien plus des 250 cas spécifiés dans le contrat des obligations (plus de 1 100 cas et 700 décès dans les deux provinces d’Ituri et du Kivu, selon Lachenal). Mais, le seuil de déclenchement stipulé n’a pas été atteint, puisqu’il spécifiait que l’épidémie, en plus de toucher plus de 250 cas, devait aussi toucher au moins un pays frontalier de la RDC. Or il s’avère que, pour l’instant, l’épidémie est restée confinée à la RDC.
C’est là un des côtés pervers tout à fait horrible de l’affaire : pour que la Banque mondiale puisse toucher le pactole, ne faudrait-il donc pas laisser le virus traverser une frontière ?
Si cela ne se produit pas, les financiers continueront à toucher leurs intérêts et tout leur capital même si le nombre de victimes de l’épidémie augmentait encore bien davantage.
Combien faudra-t-il attendre encore pour que les grandes agences d’aide ne lancent des produits financiers sur les inondations au Mozambique, au Zimbabwe ou ailleurs ? Sur les famines au Yémen ou au Sahel ? L’imagination des financiers n’a pas de limites quand il s’agit de s’insérer dans tous les aspects de l’économie et de nos vies en vue de faire plus de profits !
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Pour en savoir davantage :
•Lachenal, G., Ebola : les marchés financiers jouent à gagnant-gagnant, Débats, Libération, 2019.
•Artemis, Pandemic cat bond remains at-risk as Ebola virus spread continues, Artemis, 2019 (en anglais).
•Lachenal, G., Tombola Ebola, Débats, Libération, 2018.
•Milhench, C. and A. Roche, World Bank launches 'pandemic bond' to tackle major outbreaks, Reuters, 2017 (en anglais).
•Ramakrishnan, S. et J. Wiltermuth, Extreme mortality bond testing investor view on pandemic risk, Reuters, 2014 (en anglais).
•Banque mondiale, Pandemic Emergency Financing Facility, site web (en anglais).
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Dernière actualisation: avril 2019
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