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Les grandes entreprises sont-elles en train de prendre le contrôle des Objectifs du développement durable des Nations Unies ?*


par Jomo Kwame Sundaram** et Anis Chowdhury***



Au cours des deux dernières décennies, depuis l’adoption du Pacte mondial, les Nations Unies se sont ouvertes au secteur privé, et depuis peu dans l’intention de mobiliser les ressources financières requises pour réaliser les Objectifs du développement durable (ODD), c’est-à-dire pour l’application de l’Agenda 2030. Cependant, l’influence croissante des grandes entreprises a compromis la mise en oeuvre des analyses, des recommandations, des politiques et des programmes, ce qui sape les ODD.




Un changement des mécanismes de financement


Le financement insuffisant des Nations Unies et de leur mandat par les pays membres a entraîné la nécessité de rechercher des financements additionnels, tout d’abord du côté de la philanthropie et des efforts de « responsabilité sociale des entreprises » privées puis, de plus en plus, en estimant que les investissements à but lucratif pouvaient d’une certaine façon contribuer à la réalisation des ODD.


Alors que l’économie mondiale voyait sa taille multipliée par 47 en passant de 1 350 milliards de dollars en 1960 à 63 000 milliards en 2010, le budget régulier de l’Organisation des Nations Unies tomba à 0,0037 % du revenu mondial [lire en anglais]. Simultanément, les ressources de base (contributions obligatoires des pays membres) chutèrent de près de la moitié des fonds à la disposition des Nations Unies, à l’époque, à moins d’un quart aujourd’hui. Un récent rapport (en anglais) du Secrétaire général des Nations Unies estimait que plus de 90 % des activités de développement du système des Nations Unies étaient financées par des ressources de projets et non par des ressources de base.


Auparavant, un rapport (en anglais) avait trouvé que les ressources autres que les ressources de base finançant les activités liées aux Nations Unies avait augmenté de 182 % en termes réels entre 1999 et 2014, principalement grâce à un nombre croissant de fonds fiduciaires « verticaux » hors du contrôle des pays membres, alors que les ressources de base n’augmentaient que de 14 %.


De tels fonds fiduciaires compartimentés - dont les ressources ont été triplées au cours de la dernière décennie - permettent aux gouvernements donateurs et aux intérêts privés de miner le financement des Nations Unies en contournant les mécanismes institutionnels de prise de décision. De cette manière, le financement du développement par les Nations Unies sert chaque jour davantage les priorités des donateurs.


Le nouveau discours sur le financement du développement


Des milieux influents prétendent que pour réaliser l’Agenda 2030, les besoins de financement ne seront plus comptés en « milliards de dollars » mais en « milliers de milliards de dollars », et que ce saut quantitatif ne pourra se faire qu’en impliquant le secteur privé.


Selon un rapport de la Banque mondiale daté de 2015 (en anglais), alors que les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) nécessitaient des milliards d’aide publique au développement, les ODD requerront des milliers de milliards d’investissement.


Bien que la plus grande partie des dépenses de développement concerne des ressources publiques, la plupart des pays membres de l’OCDE se sont opposés à la coopération fiscale internationale lors de la troisième Conférence sur le financement du développement d’Addis Abeba, en 2015.


Par conséquent, au lieu d’aider à stimuler le renforcement des capacités de collecte des recettes fiscales, le Programme d’action d’Addis Abeba (en anglais) annonça que le capital privé avait « le potentiel d’expansion requis pour faire face aux demandes des Objectifs du développement durable ».


Du financement privé pour le développement durable ?


Les trois principaux accords multilatéraux de 2015 - le Programme d’action d’Addis Abeba, l'Agenda 2030 et l’Accord de Paris sur le climat – ont été conçus pour reposer sur le financement privé, tandis que le Groupe de réflexion sur l’Agenda 2030 insistait (en anglais ou en espagnol) sur la nécessité de mobiliser des fonds auprès des entreprises, de la finance et des investisseurs privés.


Beaucoup de pays membres de l’OCDE de même que l’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, avaient depuis longtemps plaidé en faveur des partenariats multilatéraux. Cette approche envisageait une coopération entre les grandes entreprises et les gouvernements dans le cadre de partenariat public-privé (PPP), le financement mixte et divers mécanismes de financement innovants.


Un rapport (en anglais) du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) soulignait en 2015 la nécessité d’« avoir accès à grande échelle au capital privé, dans la mesure où les banques seules géraient des actifs de près de 140 000 milliards de dollars, les fonds de pension plus de 100 000 milliards de dollars et les marchés des capitaux, c’est-à-dire les actions et les obligations, respectivement 100 000 milliards et 73 000 milliards. »


Partenariats public-privé


Le Programme d’action d’Addis Abeba faisait la promotion des PPP et des mécanismes de financement mixte, au moment où le Forum mondial de l’infrastructure était établi à Addis Abeba pour combler le « déficit en infrastructure » des pays en développement dont le montant était estimé par le document final entre « 1 000 et 1 500 milliards de dollars » par an. 


Pour l’heure, les PPP ont surtout eu de l’importance dans les pays développés et les pays appartenant à la tranche supérieure des pays à revenu intermédiaire, dans la mesure où les pays à revenu faible sont rarement capables d’attirer les gros investisseurs privés. Les mises en garde [lire en anglais] sur le fait que les PPP et d’autres modalités voisines, déjà problématiques dans les pays membres de l’OCDE, sont encore moins susceptibles de réussir dans les pays en développement où le recouvrement des coûts est plus difficile, ont été largement ignorées.


En fait, les PPP ont souvent contribué à dégrader encore la situation budgétaire nationale à long terme du fait des passifs éventuels que les gouvernements doivent prendre en charge. Par conséquent, dans la plupart des cas, ce sont les gouvernements qui supportent la majeure partie du risque, qui subventionnent les initiatives et qui garantissent les revenus des partenaires privés.


Alors qu’il est évident que les PPP ont contribué aux difficultés financières des pays, ces problèmes ont été généralement mis sous le tapis jusqu’à récemment. Étant donnés les changements en cours dans les relations internationales, ils sont maintenant pointés du doigt comme un danger pouvant déboucher, pour les pays, sur une « servitude pour dettes » envers la Chine et d’autres sources non traditionnelles de financement.


Entre-temps, les États-Unis et d’autres pays développés ont annoncé leurs propres initiatives importantes de financement des infrastructures afin de soutirer les pays en développement de la dépendance envers la Chine. Cette rivalité politique inattendue aura des conséquences diverses sur les pays en développement qui contracteront des emprunts.


Les PPP comportent de nombreux risques imprévisibles qui sont principalement à la charge des États, ainsi que des effets secondaires et d’entraînement dans la mesure où les partenaires privés sont ceux qui fixent la plupart des conditions. En outre, les PPP dans les secteurs sociaux comme la santé ou l’eau sont moins inclusifs et désavantagent les pauvres et les groupes moins accessibles [lire en anglais].


Entre-temps, des inquiétudes ont été formulées [lire en anglais] même par la revue britannique The Economist, par rapport à l’enthousiasme manifesté pour le financement mixte comme « aide », alors qu’il favorise typiquement les partenaires privés originaires du pays donateur. Un tel détournement de l’aide - au détriment du soutien budgétaire, des programmes sociaux et des services essentiels - donne la priorité aux profits privés plutôt qu’à l’intérêt général.


Des freins et des contrepoids ?


Les dix principes du Pacte mondial des Nations Unies du début du siècle restent le principal cadre intergouvernemental régissant les partenariats avec des partenaires non étatiques, mais ils sont insuffisants pour assurer une réelle reddition des comptes, surtout dans la mesure où ils ont précédé les ODD dans le temps et sont, par conséquent, inadaptés à la situation actuelle.


Promus et souvent demandés par les pays membres de l’OCDE, les PPP et le financement mixte n’ont pas été suffisamment analysés en termes de leur compatibilité avec les mandats des Nations Unies, dans la mesure où leur statut de financement extrabudgétaire leur a permis d’échapper aux audits et aux évaluations rigoureuses.


La préoccupation relative au manque de financement étant généralement la raison d’être des partenariats multilatéraux, le secteur privé tient de plus en plus les rênes, les déclarations occasionnelles de pure forme relative à l’engagement de la société civile ne permettant que de leur donner une certaine légitimité plutôt que jouer le rôle de freins et de contrepoids nécessaires.



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  1. *Publié initialement sur Interpress Service, le 11 décembre 2018 sous le titre « Big Business Capturing UN SDG Agenda? » http://www.ipsnews.net/2018/12/big-business-capturing-un-sdg-agenda/.


**  Jomo Kwame Sundaram, ancien professeur d’économie, a été Assistant Secrétaire Général des Nations Unies pour le développement économique, Assistant Directeur Général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et a reçu le Prix Wassily Leontief pour avoir fait avancer les frontières de la pensée économique en 2007.


*** Anis Chowdhury, ancien professeur d’économie à l’Université de Western Sydney, a occupé des postes de responsabilité aux Nations Unies entre 2008 et 2015 à New York et à Bangkok.


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Pour en savoir davantage :


  1. Sundaram, J.K. et A. Chowdhury, Blending Finance Not SDG Financing Silver Bullet, Inter Press Service, 2018 (en anglais).

  2. J. Martens, Reclaiming the public (policy) space for the SDGs - Privatization, partnerships, corporate capture and the implementation of the 2030 Agenda, Reflection Group on the 2030 Agenda for Sustainable Development, 2017(en anglais).

  3. Sundaram, J.K., et al., Public-Private Partnerships and the 2030 Agenda for Sustainable Development: Fit for purpose? UN Department of Economic & Social Affairs, 2016 (en anglais).

  4. Adams, B., et J. Martens, Fit for whose purpose? Private funding and corporate influence in the United Nations, Global Policy Forum, 2015 (en anglais).

  5. Banque mondiale/FMI, From Billions to Trillions: Transforming Development Finance Post-2015 Financing for Development: Multilateral Development Finance, 2015 (en anglais).

  6. Mahbubani, K., Why We – Especially the West – Need the UN Development System, Future United Nations Development System, 2013 (en anglais).


Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. La privatisation de l’aide au développement : intégrer davantage l’agriculture au marché mondial, 2018.

  2. Comment l’évasion fiscale renforce le pouvoir financier, affaiblit les institutions et politiques publiques et perpétue la dépendance, 2017.

  3. Ocampo, J.A., et J.K. Sundaram, Défis économiques mondiaux: le leadership analytique des Nations Unies 2017. 

  4. Les grands philanthropes internationaux sont-ils vraiment si philanthropes ?  2016.

  5. Forces et faiblesses de l’accord atteint lors de la Conférence sur le financement du développement d’Addis Abeba, 2015.

 

Dernière actualisation: décembre 2018

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