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20 novembre 2016



Afrique: peut-elle en finir avec la faim et devenir auto-suffisante d’ici 2025 ?


L’Agence de Planification et de Coordination du NEPAD, basée à Johannesburg, en Afrique du Sud, en collaboration avec le Pardee International Center for International Futures, Université de Denver, aux États-Unis, a publié récemment un rapport analysant les conditions requises pour que l’Afrique puisse éradiquer la faim d’ici 2025 (Ending Hunger in Africa - The elimination of hunger and food insecurity on the African continent by 2025 - Conditions for Success - disponible en anglais uniquement).




Les objectifs du rapport sont :


  1. (i)d’analyser l’évolution passée de la faim et de l’insécurité alimentaire en Afrique,

  2. (ii)de projeter cette évolution dans le futur, selon un scénario dans lequel les politiques ne changeraient pas de façon significative,

  3. (iii)d’esquisser ce qui devrait être fait pour « mettre l’Afrique sur le chemin de l’élimination de la faim et de l’insécurité alimentaire le plus vite possible ».


Sur le premier point, les auteurs reconnaissent que même si, selon les estimations de la FAO, la proportion des sous-alimentés dans la population africaine a diminué depuis le début des années 90, leur nombre a augmenté régulièrement. Ce nombre est en effet  passé d’environ 180 millions à près de 220 millions aujourd’hui (FAO/SOFI), la situation étant particulièrement préoccupante en Afrique de l’Est et pour les enfants de moins de 5 ans. De plus, dans la mesure où la production alimentaire du continent croît bien moins vite que la demande de nourriture, une partie croissante de l’alimentation consommée en Afrique est importée (environ 1/6e de la nourriture consommée sur le continent est importée à l’heure actuelle).


Sur le deuxième point, une projection des tendances observées fait penser que, sans changement de politique de la part des gouvernements africains, le nombre de sous-alimentés augmenterait encore d’ici 2025, même si leur proportion dans la population totale devrait tomber à 12% (contre 17% en 2015). Pour ce qui est des importations, elles devraient atteindre un quart de la consommation totale. Voilà qui suggère que l’Afrique ne saurait éliminer la faim d’ici 2025 sans changer radicalement sa façon de gérer son système alimentaire.


Sur le troisième point, les auteurs estiment que pour en finir avec la faim en Afrique, la consommation alimentaire individuelle devrait augmenter d’environ 18% en dix ans, une performance comparable à celle de la Chine entre 1980 et 1990. Cela demanderait une augmentation de la production alimentaire de 61% en 10 ans si en même temps les importations chutaient en-dessous de 10% de la demande totale. Nous pouvons observer que la production additionnelle représenterait un saut tout à fait remarquable, comparable à ce qui a été observé en Chine au cours des années 80 et 90 (environ 70% d’augmentation tous les 10 ans), mais bien davantage que le maximum de croissance observée en Inde au cours des années 80 (46% seulement). Les conséquences dramatiques en termes de dégradation des sols et de l’environnement dans ces deux pays, alors que s’effectuait l’augmentation de la production alimentaire, devraient aussi être gardées à l’esprit.


Un tel rythme de croissance, expliquent les auteurs, pourrait être atteint même si c’est avec difficulté. De leur point de vue, cela pourrait être réalisé en mettant en culture 39 millions d’hectares supplémentaires (équivalent à la superficie totale du Zimbabwe et à la superficie agricole totale de l’Ethiopie) et soit un rythme d’expansion juste inférieur à celui observé au Brésil au cours des 50 dernières années alors que l’agriculture empiétait sur la forêt amazonienne et la savane du Cerrado. Cela exigerait également une augmentation des rendements de 3.2% chaque année, un taux atteint en Inde lors de la Révolution verte. L’effort devrait être plus prononcé en Afrique de l’Est et Centrale qu’en Afrique de l’Ouest, à moins que le commerce interne au continent se développe, une option que le rapport ne considère pas en détail. Tous ces chiffres illustrent l’effort extraordinaire requis ainsi que, à notre avis, les risques sociaux et environnementaux qu’un tel effort pourrait comporter si l’augmentation de la production alimentaire en Afrique n’est pas conçue avec soin. Bien des tentatives ont déjà été faites dans le passé de promouvoir la Révolution verte en Afrique, une révolution qui repose sur l’utilisation massive de produits de l’agrochimie, de l’irrigation et des semences hybrides, mais elles ont toutes lamentablement échoué. En particulier, elles ont manqué d’inclure la masse des paysans pauvres qui n’ont pas les moyens d’acheter les intrants et équipements requis. De plus, les résultats obtenus par cette approche en Amérique latine et en Asie montrent qu’elle n’est pas durable et mène à une forte diminution de la biodiversité, une déforestation massive, la dégradation des sols, la pollution des eaux, la marginalisation de dizaines de millions de petits paysans, sans oublier une augmentation considérable des émissions de gaz à effet de serre. [lire notre article sur l’alimentation et le climat] Même si un tel saut pouvait être effectué au cours des 10 prochaines années, il est peu probable que le rythme de croissance pourrait être maintenu après 2025, alors que la demande alimentaire continuera à croître après cette date.


Les auteurs ont raison de souligner le fait que produire ne suffit pas : pour que la population ait accès à la nourriture produite, il faut qu’elle ait les ressources pour se la procurer. En se référant au cas de pays qui ont réussi à réduire fortement le taux de prévalence de la faim, tels que la Chine, le Viet Nam et même l’Inde, ils notent que ce changement a été accompagné d’un triplement du PIB/habitant. Nous remarquons cependant que, bien que ces pays aient en effet réduit l’importance de la faim dans leur population, il reste encore parmi leurs ressortissants environ 339 millions de personnes sous-alimentées (12% de leur population totale) et ils ne peuvent donc sérieusement être considérés comme des pays ayant réussi à éliminer la faim. Une augmentation du PIB/habitant ne suffit pas pour résoudre le problème de la faim car elle devrait se produire en même temps qu’une réduction des inégalités de revenu. Les auteurs du rapport admettent que l’augmentation de 17% du PIB/habitant projeté par la Banque mondiale d’ici 2025 laisserait encore un tiers de la population dans une situation de pauvreté (avec un revenu quotidien inférieur à 1,90 dollar), mais ils ne donnent guère d’indices sur comment un tel niveau de croissance pourrait être atteint.


Cette croissance devrait donc être non seulement « inclusive » (c’est-à-dire qui contribue à une amélioration de la distribution du revenu parmi les groupes de population), mais elle devrait aussi être accompagnée de transferts de revenu vers les pauvres. Les simulations effectuées par les auteurs, en utilisant le International Futures Forecasting System du Pardee International Center, indiquent que les dépenses sociales des États africains devraient être portées de 8% du  PIB, à l’heure actuelle, à 11,6% en 2025, ce qui correspondrait à peu près à la moyenne mondiale.  En volume, cela demanderait d’après les auteurs entre maintenant et 2025 un total de 538 milliards de dollars et la mise en place d’un système efficient de distribution qui ne comporterait qu’un minimum de ‘fuites’. L’effort demandé serait particulièrement exigeant en Afrique de l’Est où les dépenses sociales sont, pour l’instant, très basses (seulement 3% du PIB).


Que pouvons-nous retenir de ce rapport ?


  1. Sa valeur ajoutée est une démonstration que d’éliminer la faim et rendre, en même temps, l’Afrique auto-suffisante d’ici 2025 sont deux objectifs extrêmement ambitieux qui ont peu de chances d’être atteints d’une façon durable. Cela représenterait un effort gigantesque qui demanderait une expansion spectaculaire de l’agriculture, des augmentations record des rendements et qui s’avérerait extrêmement coûteux d’un point de vue financier et environnemental.

  2. Cela signifie que les gouvernements africains devront faire des choix et décider quel est leur objectif prioritaire. De notre point de vue, cela devrait clairement être l’élimination de la faim, pour des raisons éthique, économique et pratique. Ethique, car sauver des vies devrait être une priorité absolue ; économique, car il a été amplement démontré que l’amélioration de la sécurité alimentaire et de la nutrition est un excellent investissement qui contribue à créer une bonne capacité de développement pour le futur ; pratique, car il sera plus aisé (même si ce ne sera pas facile) d’augmenter les dépenses sociales pour assurer un accès à l’alimentation dans le court et le moyen terme que de réussir une croissance spectaculaire de la production alimentaire. Ce sera aussi plus durable dans la mesure où l’on pourrait ainsi jeter les bases humaines pour une croissance économique future et que cela ne détériorerait pas les ressources naturelles comme le ferait l’adoption des recettes éculées de la Révolution verte.

  3. Le rapport est cependant décevant dans la mesure où il n’apporte pas d’idées neuves au débat et où il limite son analyse à une seule option technologique (le ‘paquet’ de la Révolution verte) qui n’a jamais marché en Afrique et qui comporte des désavantages qui sont bien connus et documentés dans la littérature sur le développement. Il s’agit là d’une fausse solution miracle présentée à la hâte. De bien des points de vue, ce rapport est bien moins ‘imaginatif’ en termes de solutions proposées que ce qu’avançait l’Agence de Planification et de Coordination du NEPAD en 2014 quand elle argumentait en faveur d’options de développement agricole durable telles que l’agro-écologie et l’agro-foresterie. [lire notre article] Son contenu est en retrait sur les propositions faites en 2014 et adopte une vision plus traditionnelle du développement agricole, plus traditionnelle notamment que celle qui sous-tend l’Initiative pour l’adaptation de l’agriculture Africaine (AAA) promue par le Maroc à l’occasion de la COP22 qui vient de se tenir à Marrakech. Ce document est aussi décevant dans la mesure où il suggère un lien très étroit entre l’élimination de la faim et l’autosuffisance alimentaire, alors qu’il est bien connu qu’il s’agit là de deux problèmes distincts [lire] et qu’il ne fait aucun commentaire sur les aspects qualitatifs de la consommation alimentaire qui ont pourtant des conséquences énormes sur ce qui doit être produit et sur l’effort de production nécessaire. Enfin, compte tenu du titre du rapport, on pouvait s’attendre à lire davantage sur les conditions pratiques (politiques, programmes…) qu’il faudrait mettre en oeuvre pour faire face au défi alimentaire de l’Afrique.

  4. En finir avec la faim en Afrique sera une entreprise coûteuse, bien au-delà de la capacité financière de l’Afrique seule. Le reste du monde devra y apporter son appui financier dans la mesure où il est de son intérêt que l’Afrique réussisse. Cela constituera aussi un investissement rentable, particulièrement pour l’Europe qui est si préoccupée par la stabilité de l’Afrique et par la limitation des flux d’émigration de l’Afrique vers l’Europe. Mais l’Europe devra prendre les choses au sérieux et ne pas penser que la ridicule somme de 1,8 milliard de dollars promise à La Valette, il y a un an, suffira. [lire notre article]


Notre vision, à lafaimexpliquee.org, est que, s’il est essentiel de donner une priorité absolue à l’éradication de la faim en Afrique d’ici 2025 et d’apporter un appui direct aux personnes sous-alimentées [lire], il n’est pas raisonnable de chercher à atteindre l’autosuffisance alimentaire du continent en adoptant des pratiques agricoles non durables du point de vue technique et social. Il paraît préférable et plus judicieux de prendre le temps de développer des solutions appropriées fondées sur une recherche agronomique sérieuse qui aboutira à un développement agricole inclusif et durable capable d’aboutir à une élimination definitive de la faim tout en offrant des opportunités d’amélioration des conditions de vie des ruraux pauvres.


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Pour en savoir davantage :


  1. -Hedden, S. et al., Ending Hunger in Africa - The elimination of hunger and food insecurity on the African continent by 2025 - Conditions for Success, NEPAD Planning and Coordinating Agency and Pardee International Center for International Futures, University of Denver, 2016

  2. -Initiative pour l’adaptation de l’agriculture Africaine (AAA) aux changements climatiques - Faire face aux défis du changement climatique et de l’insécurité alimentaire, Livre Blanc, 2016



Sélection d’articles déjà parus sur lafaimexpliquee.org et liés à ce sujet :


  1. -Le climat change, l’alimentation et l’agriculture aussi - Vers une « nouvelle révolution agricole et alimentaire », 2016

  2. -La nouvelle stratégie agricole de la Banque africaine de développement : pour une agriculture pseudo-moderne non durable, d’exclusion, au bénéfice d’une minorité, 2016

  3. -Des chiffres et des faits sur la faim dans le monde, 2015

  4. -Les raisons pour lesquelles la Révolution verte n’est toujours pas une option pour l’Afrique, 2015

  5. -L’Africa Progress Panel propose d’intensifier la mise en oeuvre de recettes éculées pour réduire la faim et la pauvreté en Afrique, 2014

  6. -L’Afrique s’engage à en finir avec la faim en 2025: la priorité ira-t-elle enfin à l’agriculture familiale durable ? 2014

  7. -Sept principes pour en finir durablement avec la faim, 2013


Et toute une série d’articles disponibles dans notre catégorie « Nouvelles - Afrique »

 

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Dernière actualisation:    novembre 2016