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Lampedusa, Westgate et la Famine dans la Corne de l’Afrique

C’est trop facile d’oublier


Quand un bateau surchargé chavire au large de Lampedusa, et que des centaines de cercueils sont alignés dans des rangées impeccables sous un énorme hangar, nous ressentons les mêmes émotions de choc, de tristesse et de pitié que celles qui nous avaient envahi dix jours plus tôt lorsque quelques 70 clients innocents étaient abattus au Westgate de Nairobi. Pendant quelques jours, les médias du monde entier se sont concentrés sur ces évènements, puis ils ont disparu des premières pages et des écrans des télévisions presque aussi vite qu’ils étaient apparues. Et, à moins que nous ayons été proches de l’une des victimes, la mémoire de ces scènes horribles se dissipera de notre esprit tandis que nous retournerons au train train habituel de notre vie quotidienne.

Cette capacité de reléguer de mauvais souvenirs dans les profondeurs de notre mémoire nous protège sans doute de la folie qui ne manquerait pas de nous submerger si nous gardions à l’esprit l’image vive de toutes les horreurs qui frappent l’humanité.

La capacité d’oublier n’est cependant pas simplement le fait des individus, mais elle a aussi une dimension institutionnelle qui est très dérangeante.

La plupart des personnes et des institutions se sont déjà empressées d’oublier qu’un quart de millions de somaliens sont morts de faim - dans un monde d’abondance - lors de la famine qui les a frappés il y a tout juste deux ans. Et si jamais l’on se souvient de l’immense famine éthiopienne de 1984-83, c’est davantage à cause de Geldof et Bono que du fait des gens qui en sont morts. Depuis lors, tous les 5 à 10 ans, il y a eu une situation d’urgence alimentaire dans la Corne de l’Afrique qui a déplacé des millions de personnes loin de chez elles et déclenché des campagnes humanitaires massives, mais souvent, comme cela fut le cas récemment en Somalie, on fit trop peu trop tard. Ces urgences, on le dirait, ont elles-aussi été facilement oubliées.

Chacune des situations d’urgence qui se sont succédées ont entrainé des déclarations de «plus jamais ça» des Etats de la région et de la «communauté internationale», accompagnées de promesses de s’attaquer aux problèmes de fonds qui ont fait que tant de personnes se sont trouvées exposées au risque récurrent de famine. Mais dès que le désastre est passé, la tendance a été de revenir aux pratiques habituelles. Dans la Corne de l’Afrique, de bonnes capacités d’alerte rapide ont été créées et deux pays ont mis en place de grands programmes de protection sociale. Mais, hormis cela, peu a été fait en terme d’action concertée en vue de l’amélioration de la subsistance de ceux qui sont les plus vulnérables aux chocs si fréquents dans la région.

Parce qu’ils ne voyaient qu’un avenir sombre pour eux en restant dans leur pays, les personnes qui se sont noyées à Lampedusa ont pris le risque énorme de quitter la Corne de l’Afrique pour entreprendre un voyage de milliers de kilomètres à travers l’une des régions les plus hostiles de la planète. Et puis, ils ont donné tout ce qu’ils possédaient pour monter dans un bateau surchargé en partance pour les côtes pleines de promesses de l’Europe. C’était là un geste de désespoir. Vous pouvez blâmer les passeurs pour les vies perdues, mais la cause réelle se trouve dans leur pays d’origine - la menace d’une vie entière de privation, d’une vie «en marge».


Il est facile de stigmatiser ces somaliens qui ont fait irruption dans le luxueux centre commercial de Westgate avec des grenades et des kalashnikovs et leurs sympathisants, et de les traiter de «terroristes», mais eux aussi, ont délibérément choisi de risquer leur vie pour leurs croyances. Tout en ne tolérant pas de tels actes brutaux, je les vois comme issus du même type de détresse et de désespoir - et d’injustice - qui en ont poussé d’autres à risquer tout pour chercher une vie meilleure dans des pays lointains. Le fait que presque tous les conflits récents se soient déroulés dans des pays soumis à des crises prolongées n’est pas une coïncidence. Les conflits fleurissent là où la vie n’a pas de valeur.

Mais ces deux évènements doivent nous rappeler que nous vivons dans un monde de plus en plus interconnecté dans lequel des inégalités croissantes - et absolument flagrantes - risquent d’enclencher encore de plus grands mouvements de migration et des conflits déstabilisateurs. Comme à présent, ils auront leur origine parmi les plus déshérités de nos frères, ceux qui vivent sous la menace d’un désastre d’une sorte ou d’une autre - provoqué par des disputes sur l’accès à la terre et l’eau, une sécheresse, des inondations, des ravageurs ou des prix bas pour ce que les paysans produisent.

Alors je formule l’espoir que les institutions mondiales qui ont la responsabilité de réduire la pauvreté et les gouvernements qui les financent prendront ces tristes évènements - et d’autres qui ne manqueront pas de suivre - comme des rappels de la nécessité de ne pas attendre que de nouveaux désastres se produisent avant d’agir, mais d’investir massivement dès maintenant pour aider les communautés vulnérables à accroitre leur résilience face aux menaces très réelles qui les menacent.

Il n’y a plus, heureusement, de situation officielle de famine en Somalie, mais des millions de personnes s’y trouvent encore au bord de la survie. Il est encourageant de voir la FAO et ses partenaires travailler dur avec beaucoup de ces personnes et d’autres dans une situation semblable dans les pays voisins afin qu’ils aient les moyens de manger suffisamment et soient ainsi capables de se débrouiller seuls même quand la situation redeviendra à nouveau difficile. Mais les actions en cours restent à une échelle trop réduite car la communauté internationale doit encore être persuadée que ce n’est pas simplement une question de justice ou d’équité mais qu’il est également de leur propre intérêt d’approfondir et maintenir leur engagement envers le renforcement de la résilience plutôt que d’attendre la prochaine catastrophe, que cela se produise dans la Corne de l’Afrique, au Sahel ou en Afrique Centrale. 

Je suis sûr que la plupart d’entre nous qui visitons ce site, sommes acquis à l’idée que personne au monde ne devrait jamais plus avoir à affronter la menace d’une famine. Mais nous savons aussi que le risque de famine ne peut être supprimé par une succession de programmes d’aides d’urgence où l’on se démène à la dernière minute.

Nous devons exiger des actions en amont, orientées vers la création des conditions d’une vie saine et digne pour tous, libérée de la menace de la faim et la malnutrition, et nous assurer de la préservation en temps de crise des actifs accumulés au prix de durs efforts.

Peut-être que l’heure est venue de parler avec ceux que nous traitons de «terroristes» ou d’«opposants». Et nous pourrions être surpris - comme je l’ai été quand j’ai consulté l’UNITA à leur QG de Bailundo en Angola pendant la courte pause dans une longue guerre civile - de trouver que nous partageons pas mal d’objectifs semblables et que nous pouvons nous accorder sur des stratégies communes.

Le meilleur mémorial pour les 250 000 somaliens morts de la famine, les 300 érythréens et éthiopiens qui sont morts au large de Lampedusa et les 70 personnes qui ont perdu la vie au Westgate, serait un engagement par tous ceux qui participent au conflit - même s’ils ne peuvent pas s’accorder sur tout - de faire ce qui est dans leur pouvoir pour réduire la vulnérabilité à la faim de leurs populations.


Andrew MacMillan*

(octobre 2013)




* Andrew MacMillan est économiste agricole spécialisé en agriculture tropicale, ancien Directeur de la Division des opérations de la FAO. Il a été récemment le co-auteur d’un livre intitulé «How to End Hunger in Times of Crises – Let’s Start Now», publié chez Fastprint Publishing.

 

Dernière actualisation: octobre 2013

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