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Août 2023



GIEC - Faut-il élargir son mandat ?


Science et politiques


par Materne Maetz




Le GIEC et ses critiques


Depuis sa création en 1988, le GIEC a fait l’objet de nombreuses critiques. Elles ont pris de l’ampleur au fur et à mesure que l’importance accordée à ses travaux augmentait dans les médias et parmi les responsables politiques.


Les plus sérieuses de ces critiques lui ont reproché des erreurs, une coordination insuffisante des travaux pouvant entraîner des incohérences et quelques conflits d’intérêts [lire en anglais]. On lui a également reproché sa façon de traiter l’incertitude [lire en anglais] et, plus prosaïquement, d’être un club fermé, utilisant des données peu fiables et les manipulant. On l’a aussi, parfois, accusé de faire de la politique plutôt que de la science. Ce sont là des jugements auxquels des réponses ont été apportées [lire]. Enfin, le GIEC a continuellement été la bête noire des négationnistes de tout poil se refusant pour diverses raisons d’accepter la réalité du changement climatique [lire].




Un GIEC prescriptif ?


Dans un article en voie de publication, un ancien membre du GIEC formule de nouvelles critiques et suggère d’élargir le mandat du Groupe afin de lui permettre de donner un caractère prescriptif à ses conclusions.


Après s’être réjoui de l’excellence du travail fourni par le premier groupe de travail du GIEC, consacré à la science du climat, qui a rassemblé de solides preuves sur l'urgence d'agir face à l’évolution du climat, l’auteur critique violemment les travaux des deuxième et troisième groupes de travail censés, respectivement, informer sur les solutions pour s'adapter au changement climatique et réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES).


À ces deux groupes, l’auteur reproche de ne pas être assez prescriptifs, de ne pas comparer les stratégies adoptées et les politiques mises en œuvre par divers pays et leurs résultats, afin de proposer les actions les plus efficaces pour s’adapter au climat et réduire les emissions de GES. Il leur reproche également de ne pas faire remonter vers les décideurs certaines informations intéressant les actions susceptibles d’aider à faire face à la crise climatique qui sont pourtant présentes dans les milliers de pages produites par le GIEC dans ses six principaux rapports successifs.


Il regrette notamment que les documents destinés aux décideurs et au grand public soient le résultat de compromis politiques (et non plus scientifiques) auxquels participent, en plus des scientifiques, des représentants politiques de 195 pays. Il explique cela par le caractère intergouvernemental du GIEC. Enfin, il cite en exemple des solutions selon lui efficaces dans le domaine de l’agriculture - dont il est un spécialiste -, mais qui n’ont pas été proposées par le GIEC, mettant cette lacune sur le compte de la nature de son mandat.


Mais quel est donc précisément ce mandat ?


Selon le site du GIEC, le Groupe a été établi « afin d’apporter aux décideurs des analyses régulières des bases scientifiques du changement climatique, ses impacts et risques futurs, ainsi que des options en vue de l’adaptation et l’atténuation du changement climatique ». Les rapports du GIEC « fournissent une base scientifique pour le développement par les gouvernements des politiques relatives au climat à divers niveaux et constituent une base pour les négociations menées lors de la Conférence des Nations Unies sur le climat ». Ses rapports « sont pertinents, mais non prescriptifs par rapport aux politiques… et discutent les implications d’options de réponse, mais ils ne disent pas aux décideurs quelles actions prendre » [lire en anglais].


C’est donc ce dernier aspect qui est critiqué par l’auteur, car rendre les travaux du GIEC plus prescriptifs favoriserait, selon lui, la mise en œuvre plus rapide et plus efficace de mesures permettant de mieux faire face au défi climatique.


Un GIEC prescriptif serait plus faible, face à la critique


L’hypothèse de l’auteur d’un GIEC plus efficace, si plus prescriptif, est-elle plausible ? Rien n’est moins sûr.


En effet, un GIEC prescriptif serait plus susceptible d’être critiqué sur ses recommandations qu’il ne l’est sur les faits scientifiquement établis qu’il rassemble. Ce redoublement de critiques présenterait un risque de voir l’ensemble de son travail remis en cause et accusé par ses plus virulents opposants de chercher à donner une base « pseudoscientifique » à l’adoption de mesures de politiques motivées idéologiquement1.


En devenant prescriptif, le GIEC cesserait de confiner ses travaux au seul terrain scientifique pour entrer dans un nouveau domaine, celui de la conception de politiques (économiques, sociales, environnementales, etc.) et d’actions à mettre en œuvre. C’est là une activité qui est davantage un art qu’une science (voir ci-dessous).


En outre, en avançant des prescriptions mondiales de politiques s’appuyant sur ses analyses scientifiques, le GIEC pourrait être accusé de faire croire :

  1. Que les solutions à la crise climatique seraient techniques et « hors sol », alors qu’en réalité, elles sont avant tout contextuelles et politiques, car elles doivent être adaptées aux conditions locales (sociales, économiques, environnementales et politiques, notamment) pour être à la fois efficaces et « faisables » politiquement.

  2. Que les solutions avancées pourraient être généralisées et appliquées, quelles que soient les conditions, alors qu’en réalité les conditions locales sont toutes « particulières » comme nous l’ont appris des décennies de recommandations en matière de politiques, les plus emblématiques étant les recettes uniformes proposées dans le cadre de l’ajustement structurel et leurs échecs souvent retentissants dans les domaines économique, social et environnemental.

  3. Que les États n’auraient pas la capacité, à partir des informations scientifiques présentées dans les rapports du GIEC et les publications sur lesquelles elles reposent, de décider en toute souveraineté de ce qu’ils préféreraient faire.


L’ensemble de ces accusations plausibles contribueraient à discréditer les prescriptions du GIEC, comme elles l’ont fait dans le passé pour celles faites par les organisations financières internationales telles que le FMI et la Banque mondiale.


En outre, il serait facile de montrer que telle ou telle prescription n’est pas adaptée aux conditions particulières (environnementales, sociales, économiques, historiques, politiques, techniques - notamment ressources et capacité de mise en œuvre), d’un pays donné. Un exemple criant est celui de l’énergie : l’histoire industrielle de la France a permis à l’heure actuelle l’émergence d’un consensus sur le rôle du nucléaire dans le contexte de la réduction des GES. Le consensus est bien différent en Allemagne, au Japon, en Afrique du Sud ou au Bhoutan. Dans chacun de ses pays, le consensus est le produit d’une histoire, d’une structure sociale et d’un rapport de force interne.


Toutes ces critiques pourraient avoir comme effet d’affaiblir la portée et la crédibilité des travaux scientifiques du GIEC et leurs conclusions, ce qui serait d’une contre productivité catastrophique.





L’action est un art, non une science


Nous avons eu l’occasion auparavant de discuter la question des sciences et d’avancer les principaux attributs d’un travail scientifique : l’observation, la mesure et l’expérimentation, le développement de théories et des prédictions testables qui y sont liées, de même que l’indépendance des assertions par rapport à ceux qui les formulent [lire p.2].


Dans le domaine de l’action et des politiques qui la guident, la situation est radicalement différente. Là, il est difficile de prévoir avec certitude le résultat découlant d’une mesure envisagée. Il est même non moins difficile d’attribuer avec confiance un résultat à une politique (ou un paquet de politiques) mise en œuvre. Cela rend l’évaluation objective de l’impact d’une politique très problématique (tellement de facteurs entrent en jeu qui, contrairement aux conditions prévalant dans une expérience scientifique, ne sont absolument pas maîtrisables) [lire p.24-26].


En effet, le milieu humain - contrairement au laboratoire - est un monde incontrôlable et chaotique. Il présente une multitude de problèmes dits « pernicieux ». Ce sont des problèmes pour lesquels :


  1. Il est difficile de formuler un énoncé les décrivant clairement ;

  2. La recherche de solutions ne s’arrête jamais ;

  3. Il n’y a pas de solution objectivement « juste » ou « fausse » ;

  4. Il est compliqué de mesurer l’effectivité des solutions proposées ;

  5. Il est impossible de revenir en arrière sur une solution, dès qu’elle est mise en œuvre (il n’y a donc pas de possibilité d’expérimentation ou de recherche par tâtonnement) ;

  6. Il n’y a pas de limite à l’ensemble des solutions potentielles ;

  7. Chaque problème est unique ;

  8. Les problèmes sont imbriqués avec d’autres et il est difficile de les traiter séparément ;

  9. Il y a beaucoup de parties prenantes, et chacune a un point de vue différent et propose sa manière de le résoudre ;

  10. Les décideurs n’ont pas le droit d’avoir tort (ils subissent les conséquences de leurs décisions) [lire p.11 à 14].


Ce monde est donc radicalement différent de l’univers scientifique notamment puisque les expériences scientifiques rigoureuses y sont impossibles2, les prédictions n’y sont donc pas testables et les assertions ne sont pas indépendantes de ceux qui les formulent…


Dans ce monde de l’action, tout est une forme d’art - et non de science. En s’y aventurant, le GIEC pénétrerait un domaine nouveau dans lequel sa production risquerait fort de se retourner contre lui.


Dans ce monde, il est même pratiquement impossible de se mettre d’accord sur un objectif, et donc encore moins sur ce qu’il s’agirait de faire pour l’atteindre. Si les membres du GIEC arrivaient à un consensus sur ce qu’il faut faire, il serait immédiatement contesté par une multitude de parties prenantes dont certaines pourraient en profiter pour remettre en cause ses travaux scientifiques, voire son existence même.


Dans ce monde - qui est le nôtre - chacun raisonne par rapport à sa propre perspective et le consensus - si consensus il y a, en paroles - est le résultat d’un rapport de force, et non d’un processus scientifique. Il n’est donc pas optimal au sens scientifique du terme. Simplement, il a l’avantage d’être « réalisable » dans la mesure où il rassemble une coalition de parties prenantes suffisamment forte pour pousser en faveur de sa mise en œuvre.


Dans ce monde, il est même difficile de définir l’objectif à atteindre. De définir ce qu’est l’intérêt général. S’il faut plus de croissance. Ou une croissance pour les riches, tempérée par un ruissellement dont bénéficierait le reste de la population. Ou encore une croissance pour les pauvres, une redistribution des richesses avec le risque qu’avanceront certains du manque d’incitation qui pourrait en découler et freiner l’expression de leur potentiel par les plus dynamiques. Ou enfin, la préservation de l’environnement pour assurer la pérennité de l’humanité dans le long terme…




Si les discours peuvent parfois donner l’impression que le consensus est possible, l’action réelle, pour sa part, montre qu’il ne se traduit qu’exceptionnellement dans les faits. C’est ce qui s’est produit pour les Objectifs de développement durable (ODD), des Nations Unies, que l’ONU elle-même estime désormais impossible à réaliser d’ici 2030 [lire en anglais]… du fait d’un manque d’actions concertées.


Non, décidément, il vaut mieux que le GIEC reste sur le terrain qui a été le sien ! Tout au plus, pourrait-il passer en revue des solutions possibles et leurs résultats dans des contextes particuliers afin d’en déduire quels sont les contextes dans lesquels elles pourraient avoir le plus de chance de produire les effets attendus3.


Un dernier point, en guise de conclusion : il est osé de croire (et faire croire) que l’absence d’action serait due à un manque de capacité de formulation ou de mise en œuvre d’une solution particulière. Plutôt, elle reflète généralement un rapport de force qui lui est défavorable. Cette point est bien illustré par le cas de l’alimentation et des inégalités qui la caractérisent [lire].



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Notes


  1. 1. C’est là une des critiques qui fut formulée en son temps à l’égard des organisations financières (FMI et Banque mondiale) et leurs prescriptions en matière de réforme économique lors de la période dite d’ajustement structurel.

  2. 2. Certains s’y sont risqués, mais ils sont contestés bien qu’ils aient obtenu un prix Nobel !

  3. 3.Comme tentait de le faire le guide de la FAO pour l'action à l'intention des pays confrontés à la flambée des prix des denrées alimentaires, publié en 2011 [lire].



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Pour en savoir davantage :


  1. Riedacker, A., Pourquoi le mandat du GIEC devrait-il maintenant être élargi pour contribuer réellement à la réalisation de la neutralité carbone d'ici à 2050 :
    illustration avec le secteur de l'agriculture, de la foresterie, de l'utilisation des terres et des produits dérivés, Actes de l'IFSDAA, (lnternational Fondation for Sustainable Development in Asia and Africa) 12ème Conférence sur la gestion des ressources pour l'alimentation, l'agriculture, l'environnement et la santé durables, Göttingen (disponible prochainement).

  2. Maetz, M., Notes_sur_les_politiques_alimentaires.pdf, 2023.

  3. GIEC, IPCC FACTSHEET - What is the IPCC?, GIEC (en ligne) (en anglais).



Sélection de quelques articles parus sur lafaimexpliquee.org liés à ce sujet :


  1. Inégalités dans les systèmes alimentaires. Est-il réaliste de croire que les systèmes alimentaires puissent devenir plus égalitaires dans une société qui ne l’est pas ? 2023.

  2. Science, quelle science ? Problème ou une partie de la solution ? Quand les industriels manipulent la science à leur profit, 2023.

  3. Face aux crises complexes et intriquées, les solutions proposées par la pensée économique dominante sont inefficaces et génératrices d’inégalités - Le cas de la crise climatique, 2022.

  4. Opinions : Injustice et défilade climatique à Glasgow, par Jomo Kwame Sundaram et Anis Chowdhury, 2021.

  5. Le climat change,... l’alimentation et l’agriculture aussi, 2021.

  6. Les dangers d’une analyse « partielle » d’impact : l’exemple d’une étude de l’impact d’une conversion totale de l’agriculture de l’Angleterre et du Pays de Galles en agriculture biologique, 2019.

 

Dernière actualisation: août 2023

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