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Une allocation monétaire aux plus pauvres est le moyen le plus efficace pour lutter contre la faim *

Frédéric Dévé **


" Les gens veulent manger et nous leur donnons des pamphlets !", s'indignait John Boyd Orr, le premier directeur de l'Organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO, 1945).

Les efforts déployés depuis cette époque pour réduire la faim n'ont pas produit les résultats espérés. En dépit de progrès réels dans beaucoup de pays, la situation mondiale n'est pas très éloignée de ce qu'elle était alors.


Une personne sur huit environ, au lieu de une sur six, se couche chaque soir sans avoir satisfait ses besoins alimentaires énergétiques de base. Environ 870 millions de personnes souffrent de faim chronique, et 2 milliards sont affectées par des carences en un ou plusieurs micronutriments.

Un enfant de moins de cinq ans sur quatre souffre de retard de croissance – ce qui souvent entraîne une réduction de ses capacités physiques et mentales à l'âge adulte – et trois millions de ces enfants meurent chaque année des conséquences de la sous-nutrition. Cependant, l'idée que l'éradication de la faim est possible gagne du terrain.

Les pays membres de la FAO ont renouvelé leur engagement vers cet objectif. Le Secrétaire général de l'O.N.U. a lancé au sommet Rio+20 le défi " Faim Zéro" à l'ensemble de la communauté internationale. Et dans les préparatifs des Objectifs du développement durable qui succéderont aux "Objectifs du millénaire", après 2015, l'éradication de la faim avant 2030 occupe une place prioritaire. Mais comment réussir maintenant, après tant d'échecs?

Trois chantiers

Les pays ayant obtenu les meilleurs résultats ont en commun certaines caractéristiques. Ils prouvent que trois chantiers doivent être menés de front, et sur des échelles massives: premièrement, des allocations monétaires dans le cadre de politiques de protection sociale; deuxièmement, un soutien renouvelé à l'agriculture, et plus particulièrement aux petits producteurs dans ceux des pays dont les sociétés sont encore éminemment agraires; et troisièmement, des interventions urgentes visant l'amélioration de la nutrition des enfants en bas âge et de leurs mères, y compris l'eau potable, l'assainissement et l'hygiène, ainsi que diverses autres interventions spécifiquement nutritionnelles.

Trois principes doivent guider ces efforts. Tout d'abord, une coordination politique au plus haut niveau de l'Etat est indispensable. Elle doit impliquer l'ensemble des ministères concernés - une douzaine en général - et tous les acteurs impliqués dans la problématique, en particulier la société civile.

Ensuite, une action affirmative en faveur des femmes est nécessaire pour garantir leur accès à la protection sociale, à des actifs productifs et aux interventions de soutien à la nutrition.

Enfin, le Droit universel à l'Alimentation doit trouver sa place dans les Constitutions nationales. Décisive pour les résultats, la gouvernance de la réduction de la faim doit être drastiquement améliorée. Le dialogue entre les acteurs concernés doit être élargi et jouer un rôle décisif, avec une forte voix politique pour les démunis – petits producteurs, bénéficiaires d'allocations et femmes.

Le défi est de libérer les énergies, les capacités et les ressources de l'ensemble de parties prenantes et qu'elles se coordonnent pour surmonter les obstacles qui empêchent les politiques publiques, les institutions, les régulations et les intérêts des uns et des autres de contribuer à l'objectif commun " Faim Zéro ".

S'articuler avec les politiques agricoles

Le premier chantier est celui de la protection sociale. Le gros de l'effort est à porter sur des "allocations monétaires directes" pour les ménages ruraux pauvres, accompagnées ou non de conditionnalités (instruction des enfants, vaccination et autres mesures de santé, information nutritionnelle, etc.).

L'efficacité des dotations est multipliée si ce sont les femmes, à l'intérieur des ménages, qui sont en sont les récipiendaires. De tels programmes ont fait leurs preuves dans de nombreux pays, y compris en Afrique sub-saharienne. Ils ont des répercussions positives sur la production agricole ainsi que sur l'économie locale, en raison de l'injection d'argent liquide sur les marchés ruraux.

Ils augmentent la demande solvable d'aliments, ce qui stimule la production, avec de multiples retombées positives et effets multiplicateurs pour la sécurité alimentaire. Ces programmes doivent maintenant franchir des seuils d'échelle et s'articuler avec les politiques agricoles.

Certains s'interrogent sur la pertinence de la protection sociale dans les pays les plus pauvres, sur la "dépendance" qu'elle induirait pour ses bénéficiaires.

Mais quelle dépendance est plus pernicieuse que celle de la faim, qui empêche d'accéder à une vie saine et productive, et souvent au travail? De surcroit, les nouvelles technologies rendent possible d'atteindre les zones reculées. Au Kenya par exemple, en région pastorale, des groupes d'une dizaine de femmes ont eu en dotation un téléphone portable à travers lequel chacune d'elles reçoit quelques dizaines d'euros chaque mois qui peuvent doubler son revenu monétaire, changeant sa vie et celle de sa famille.

Des politiques nationales massives d'allocations monétaires ciblant les ruraux les plus pauvres doivent être rapidement mises en place. Cela peut se faire à un coût de l'ordre de un ou quelques points de PIB, investissement dont les retombées et bénéfices sociaux et économiques seront considérables. L'expérience du Brésil est exemplaire à ce sujet, et elle a de nombreux émules. Pour en finir avec la faim, même les pays les plus pauvres doivent redistribuer leurs richesses nationales.

(juillet 2015)


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  1. *Paru initialement sur le Monde.fr, le 20/06/2013

** Frédéric Dévé est économiste et agronome, et consultant indépendant pour l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO).

 

 

Dernière actualisation: juillet 2015

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